— Va m’attendre, toi aussi, ma belle, et n’aie pas peur. Avant que la lune ne se lève de nouveau, je serai revenu te payer à la mesure du service rendu. Tu as un cheval, Tim ?

— Parbleu ! dit celui-ci qui avait profité de ce court intermède pour aller récupérer sa monture cachée dans le bois.

Laissant la comtesse, ombre blanche solitaire comme une âme en peine au milieu du rond-point, les deux cavaliers s’engouffrèrent en tempête sous le tunnel craquant des arbres qui déversaient sur eux une pluie de feuilles mortes…

— Comment es-tu ici ? dit Gilles tandis qu’ils redescendaient tous deux vers le fleuve. Cela tient du miracle…

— Pas tellement… L’autre jour, quand j’ai entendu mon nom j’ai regardé bien sûr d’où venait le bruit et j’ai aperçu un type que je ne connaissais pas. J’ai voulu savoir qui c’était, comme de juste, mais il a disparu d’un seul coup derrière une voiture et quand je l’ai vu de nouveau il regardait un autre type qui se trouvait dans une autre voiture comme s’il lui avait vendu des peaux de loutre avariées et puis il a redisparu à cause de tous ces gens qui remuaient sans arrêt. Quand la fête a été finie, je l’ai aperçu encore. Il partait. Alors, pour essayer de savoir qui ça pouvait bien être j’ai préféré le suivre. C’est comme ça que j’ai fini par comprendre que c’était toi.

— Dans ce cas, pourquoi n’es-tu pas venu vers moi ?

Tim repoussa en arrière son bonnet de castor que le trot du cheval dérangeait, prit un temps de réflexion, cracha par terre et finit par déclarer :

— Tu sais, les « petits travaux » que je fais de temps en temps pour le général Washington qui m’a toujours à la bonne m’ont appris que, quand un type change de peau, c’est en général pour qu’on ne le reconnaisse pas. Dans ces cas-là, même un vieux copain animé des meilleures intentions peut se transformer en catastrophe. Alors j’ai continué à te surveiller, à te suivre. Et me voilà.

— Dire que je ne me suis aperçu de rien ! Pas un instant je n’ai senti que j’étais suivi, grogna Gilles, vexé. Pourtant, on peut dire que tu es visible. Eh bien non ! J’ai dû baisser bougrement depuis que nous suivions les pistes indiennes du côté de la Susquehanna. Ce n’est pourtant pas le moment…

— Je ne sais pas mais, justement, c’est peut-être celui de m’expliquer à quoi tu joues ?

Au tournant du chemin le clocher de Seine-Port et les quelques maisons groupées alentour venaient d’apparaître. Gilles retint son cheval à un carrefour dominé par une croix de pierre.

— Nous n’avons pas le temps. Écoute, puisque tu me suis depuis deux jours, tu connais le grand château qui se trouve un peu plus loin sur le bord de la Seine ?

Tim fit signe que oui. Gilles alors tira de sa poche le carnet et le crayon grâce auxquels l’arpenteur Jean Martin était censé noter ses mesures, s’approcha de la lampe à huile qui brûlait sur les marches de la croix auprès d’une image sainte et d’un bouquet de feuilles rouges et griffonna rapidement un court billet adressé à la marquise de Montesson.

« Madame, disait-il, un filet tissé d’or et d’argent accompagné de quelques vers vous ont été portés hier. Un ami de la maison d’Orléans, soucieux du repos de son chef, vous adjure de ne pas faire tendre ce filet destiné à obliger le bateau de la reine à s’arrêter. Il vous en supplie afin d’éviter de grands malheurs et cela dans l’unique souci du repos et de la gloire d’une grande dame dont ceux qui l’aiment espèrent bien que la hauteur de ses mérites sera couronnée un jour. Très respectueusement.  »

La signature était illisible et il s’en voulut un peu du ton flagorneur des derniers mots mais il savait depuis longtemps qu’on ne perd jamais rien en s’adressant à la vanité d’une femme ambitieuse.

— Tiens ! dit-il à Tim après avoir plié soigneusement le petit billet. Va au château, fais tout le bruit que tu veux mais obtiens que ceci soit remis immédiatement à l’épouse du duc d’Orléans, la marquise de Montesson. Ne prononce pas mon nom, bien sûr, le tien devrait suffire : tu es Américain, ami de George Washington : c’est un passeport chez les Orléans, cela. Tu n’auras qu’à dire qu’un dignitaire de la Loge des Neuf Sœurs3 t’envoie.

— Entendu. Et ensuite qu’est-ce que je fais ?

— Tu reviens m’attendre à mon auberge. Demande la chambre de Jean Martin et installe-toi. Mange, dors, fais ce que tu veux. Ce sera peut-être un peu long…

Un large sourire fendit en deux la figure tannée de Tim.

— Prends ton temps, mon fils. Il faut toujours tenir les promesses que l’on fait aux dames… surtout quand elles sont jolies. Et moi je ne m’ennuie jamais quand j’ai une bonne bouteille pour me tenir compagnie. À plus tard !

— À plus tard…

Avec un bel ensemble, les deux chevaux firent volte face et partirent chacun de son côté. Tim tira vers le château de Sainte-Assise, et Gilles prit le chemin de Corbeil afin de rejoindre le bateau de la reine. Il ne savait pas encore très bien comment il allait s’y prendre pour y pénétrer et tenter de retrouver le fameux cordon et la poudre mais il comptait sur sa bonne étoile. Il était environ deux heures et demie du matin et tout le monde devait dormir. À moins que l’on ne fût encore aux tables de bezigue, de whist ou même de pharaon. Joueuse enragée, Marie-Antoinette passait parfois des nuits entières les cartes à la main et il était probable que, durant ce voyage où le roi ne l’accompagnait pas, elle ne devait guère se priver d’une distraction qui faisait souvent froncer le sourcil de son époux à cause des gens plus ou moins douteux qui pénétraient chez elle à la faveur du jeu. Auquel cas, les choses ne seraient guère simplifiées s’il voulait agir en évitant de déchaîner une panique et un affreux scandale.

Le mieux serait peut-être de prévenir la lectrice de la reine, cette Mme Campan à la reconnaissance de laquelle il s’était acquis certains titres en dénonçant les agissements de Jeanne de La Motte. C’était une femme qui semblait avoir la tête sur les épaules. Restait à savoir comment cette tête si bien faite se comporterait en face d’un mort inopinément ressuscité…

Il découvrit la gondole dorée en amont de Corbeil, arrêtée près d’une colline couverte de vignes au-delà desquelles apparaissaient, blanches comme d’immenses plumes de mouettes, les ailes des grands moulins qui nourrissaient Paris depuis des siècles.

Les derniers rayons de la lune idéalisaient le bateau-caprice et en gommaient l’excessive décoration. Il semblait fait de la même matière brillante que le fleuve lui-même, évoquant quelque gigantesque boîte d’argent posée sur un plateau de même métal. Des gardes dont à cette distance il était impossible de distinguer l’uniforme mais qui ne pouvaient être que des gardes du corps veillaient à la poupe et à la proue tandis que des feux de bivouacs, rougissant sur la berge, dénonçaient la présence de quelque régiment local chargé d’assurer la sécurité du bateau. À travers les grands rideaux tirés, on pouvait voir les lumières adoucies des veilleuses et, en vérité, l’image offerte était belle mais Gilles n’en vit rien, sinon une chose navrante : le bateau était amarré de l’autre côté de la Seine. Si aucune embarcation n’était en vue, il allait falloir y aller à la nage.

Attachant son cheval à un arbre encore touffu, Gilles descendit la pente herbue dans l’espoir de trouver une barque amarrée dans les roseaux et, très vite, en aperçut une. Retenue par une chaîne à un tronc de saule dont les branches déjà veuves de leurs feuilles trempaient dans l’eau, elle était à demi cachée par les grandes herbes.

Voyant là le doigt de la Providence, le jeune homme sauta dans le léger bateau, s’assura que les rames reposaient bien au fond et, montant sur le plat-bord, entreprit de détacher la chaîne.

— Ce bateau ne vous appartient pas, dit au-dessus de sa tête une voix masculine pourvue d’un léger accent. Veuillez donc le laisser en repos et retourner d’où vous venez.

Levant la tête, Gilles aperçut une silhouette noire, debout sur le sentier qui longeait le fleuve.

— S’il est à vous, monsieur, je vous demande en grâce de me le prêter un moment. J’en ai le plus urgent besoin…

— Comme j’en ai encore plus besoin que vous, je dis non ! Et je vous conseille de descendre très vite, si vous ne voulez pas que je vous loge une balle. Vous ne voyez peut-être pas mon pistolet mais lui vous voit très bien.

C’était sans doute exact car sa silhouette à lui devait se découper nettement sur le fond luisant de la rivière. La partie était inégale, Gilles ayant laissé ses propres pistolets à l’arçon de son cheval.

— Pourtant, il me faut ce bateau ! marmotta-t-il entre ses dents…

Calmement il remit la chaîne déjà détachée à sa place, sauta à terre et remonta le talus en direction du perturbateur… bien décidé à l’assommer s’il le fallait pour s’assurer l’utilisation de la barque. L’homme semblait moins grand que lui. Quant à sa corpulence il était difficile d’en juger à cause du manteau à triple collet posé sur ses épaules. Mais, décidément, il n’avait pas envie d’engager la conversation.

— Passez au large ! ordonna-t-il quand il vit Gilles se diriger vers lui.

— Soyez raisonnable, monsieur ! Il est inutile d’employer les armes. Je ne suis pas un bandit de grand chemin et je désire seulement vous parler…

Il était arrivé sur le chemin et c’est alors qu’il aperçut la femme bien qu’elle fût difficile à distinguer mais la lune venait de se dégager d’un nuage et permettait d’y voir mieux. Elle se tenait debout à quelques pas de l’homme, enveloppée de la tête aux pieds dans une grande mante sombre dont le capuchon froncé était rabattu sur son visage.

— Moi je n’ai rien à vous dire, s’écria l’homme, sinon ce que j’ai déjà dit : écartez-vous, passez au large… et ne m’obligez pas à tirer !

Gilles s’arrêta. À mesure qu’il approchait, d’ailleurs, il acquérait la certitude de connaître cette voix, et surtout cette façon un peu lourde d’accentuer les consonnes. Le rayon de lune, bien que faible, le renseigna et il éprouva une brusque joie. Cette rencontre qu’il pensait catastrophique était en fait providentielle car l’étranger était tout juste l’homme qu’il lui fallait. Cette nuit, décidément, était celle des rencontres.

— Axel, dit-il froidement, je dois te parler. Baisse ton pistolet. On ne tue pas un ami pour une barque…

Le regard un peu myope du comte de Fersen fouilla la nuit pour tenter de distinguer ce visage qui se montrait à contre-jour mais, instinctivement, il baissa son pistolet.

— Qui êtes-vous ?

— Gilles de Tournemine. J’ai besoin que tu m’aides à sauver la reine et ses enfants.

Une exclamation de surprise lui répondit, une exclamation qui était double d’ailleurs. La femme, que d’ailleurs il évitait de regarder depuis qu’il avait reconnu le gentilhomme suédois, par crainte d’identifier peut-être une trop grande dame, l’avait poussée elle aussi, il en était certain.

Mais le Suédois était dur à convaincre.

— Le chevalier de Tournemine est mort.

Allons bon ! Lui aussi ! Décidément, la nouvelle de sa fausse évasion manquée avait fait le tour de l’Europe mais, au train où allaient les choses, toute la France serait bientôt au courant de sa survie.

— Ce n’est pas de gaieté de cœur que je me déclare encore bien vivant, grogna-t-il, car il ne reste pas grand-chose d’un secret quand cinq ou six personnes le partagent. Quoi qu’il en soit, avance et regarde-moi !

Et, se retournant, il fit face à la lumière tandis que Fersen approchait, scrutant le profil net dont le nez, légèrement busqué, évoquait l’oiseau de proie, la bouche ferme, les maxillaires puissants.

— Alors ? fit Tournemine impatienté par un examen qu’il jugeait un peu trop long.

— Il faut en croire l’évidence, dit Fersen. C’est bien là notre insupportable Breton retour des Enfers…

— Tu ne saurais mieux dire. Puis-je néanmoins te demander ta parole… et celle de la dame qui t’accompagne, de me garder un secret qui n’est pas tout à fait le mien. Service du roi !

— En ce cas… Vous l’avez, chevalier. Et je me porte garant de cette dame… mais il était temps que vous disiez ces mots car j’allais, mon cher, vous abattre comme un chien. Je n’aime pas les complices de M. le cardinal de Rohan…

— Décidément, mon cher comte, vous êtes toujours aussi bête ! déclara sans ménagement le chevalier. Et sourd par-dessus le marché ! Je croyais que nous étions toujours amis ? Apparemment, nous ne le sommes plus. Soit ! Mais je croyais aussi vous avoir dit que j’avais besoin de vous pour sauver la reine et ses enfants.