Les heures qu’il venait de vivre n’étaient pas de celles qu’un homme peut balayer d’un revers de main. Enveloppant la jeune femme de ses bras, il la serra une seconde contre lui.

— Je ne reviendrai pas dans cette maison, pas ce soir tout au moins. Mais plus tard peut-être… si tu veux bien m’accueillir parfois.

Elle tressaillit de joie et ses yeux s’illuminèrent.

— Vrai ? Tu veux bien me revenir de temps en temps ? Tu m’as pardonné ?

— Tu en doutais ? Ma belle diablesse, tu es bien le plus délicieux repos que puisse goûter un guerrier. Qui n’aurait envie d’y revenir ? À présent, laisse-moi aller sinon je vais arriver à la fumée des cierges…

Elle se leva aussitôt, alla reprendre sa soierie qu’elle noua, cette fois, énergiquement autour de sa poitrine, puis, s’approchant de la cheminée, se mit à tisonner avec énergie le feu éteint, secouant l’amas de tissus brûlés qui l’étouffait sans paraître prendre garde aux petits lingots d’or qui brillaient dans les cendres.

— J’ai envie de te laisser mon manteau, dit Gilles. Tu ne peux tout de même pas te montrer ainsi vêtue à tes domestiques lorsqu’ils viendront te chercher.

Par-dessus son épaule, elle jeta, dédaigneuse :

— Depuis quand un domestique est-il un homme ? Aucun des miens ne se permettrait de juger mon comportement, même s’il me plaisait de me promener nue… Mais, rassure-toi, il y a, dans les armoires de cette maison de quoi m’habiller convenablement. Le roi Louis XV ne laissait pas grand-chose au hasard dans les petites maisons qu’il possédait, à Versailles ou en forêt…

Elle semblait tout entière occupée par la résurrection de son feu mais courut à Gilles quand il fut sur le point de partir.

— Écoute… quand tu voudras me voir, fais déposer un mot à mon hôtel de la rue Madame, un mot, avec ton adresse, au bas duquel tu dessineras un sapin comme celui qui pousse là, devant la maison. Dès le lendemain, tu sauras où me rejoindre. Quant à cette maison, tu pourras y venir autant que tu le voudras : la clef est toujours accrochée à gauche dans le lierre qui grimpe le long de la porte.

— Je me souviendrai…

Il lui jeta un baiser du bout des doigts, sortit en courant et alla détacher son cheval. Il vit alors qu’Anne l’avait suivi et le regardait, pieds nus au seuil de la porte contre laquelle elle s’appuyait. Ses traits étaient un peu crispés et son front barré d’un pli profond, comme si elle se livrait à elle-même quelque combat intérieur. Finalement, comme Gilles faisait volter sa monture pour rejoindre le chemin, elle cria :

— Pour ta femme…, il est possible qu’elle soit cachée au château de Brunoy. C’est le lieu des divertissements secrets et Cromot, le gouverneur, un homme pervers et intéressé, est tout dévoué aux intérêts de son prince qui le paie grassement. Le domaine est une vraie forteresse, mais sert beaucoup quand Monsieur a quelque chose à cacher…

Retenu à la force des poignets au moment de s’élancer, le cheval se cabra. De sa hauteur, Gilles cria :

— Merci !…

Il rendit la main. La bête partit à fond de train.

Les quelques mots que Mme de Balbi venait de prononcer firent plus, pour asseoir la confiance encore bien fragile de Tournemine, que ses larmes et ses mots d’amour de tout à l’heure. Si cette femme exclusive consentait à indiquer une piste pour retrouver Judith cela ne pouvait signifier que deux choses : ou bien elle capitulait sans condition, montrant ainsi qu’elle ne désirait plus intervenir dans les affaires du jeune ménage ou bien elle faisait preuve d’une suprême habileté et d’une suprême philosophie.

Dans la haute société, en effet, il était du dernier ridicule d’être épris de sa femme ou de son mari. Et la belle comtesse pensait peut-être que le meilleur moyen de s’attacher un amant était sans doute de le laisser s’installer dans une conjugalité, finalement sans surprise, qui laisserait à une maîtresse tout son attrait d’exception, d’aventure et pour ainsi dire d’exotisme vivifiant…

Sous le beau soleil de midi de ce jour d’octobre encore estival, le chevalier dévala la route comme une tempête, contourna le village de Seine-Port et déboucha peu après dans les alentours du château de Sainte-Assise, juste à temps pour apercevoir l’arrière doré et le vaste drapeau fleurdelisé, traînant presque dans l’eau, de la gondole royale qui poursuivait son chemin vers Melun. Il trouva là une foule en voie de dispersion et s’aperçut qu’il y régnait une grande confusion.

Ces gens parlaient tous en même temps et, en descendant vers le bord du fleuve, Gilles croisa des groupes de paysans qui s’en retournaient en discutant entre eux d’un événement qui venait apparemment de se produire. Des bribes de phrases arrivaient, portées par des voix habituées au grand air.

— Un grand malheur que ça aurait été !

— Pour sûr ! J’ dis pas que j’ l’aime, elle, mais ces pauvres petiots…

— Fallait en avoir sur le cœur, pas vrai, pour faire une chose pareille ?

— Et dire c’ qu’on a entendu…

— M’en parlez pas ! J’en ai encore les sangs tout retournés…

Que s’était-il donc passé ? S’il n’avait vu le bateau de la reine s’éloigner indemne Gilles aurait échafaudé sur l’heure les pires suppositions : que Fersen n’avait pas tout enlevé, qu’une autre forme d’attentat avait été prévue et Dieu sait quoi !… Se penchant sur l’encolure de son cheval, il arrêta un homme en sabots qui, tout en marchant, pérorait au milieu d’un groupe de femmes, assez semblable sous son bonnet coquettement drapé à un coq dans sa basse-cour.

— Qu’y a-t-il eu ici ? demanda le chevalier. Vous me semblez tous bien agités…

L’homme mit son bonnet à la main et commença par faire taire les femmes qui s’étaient mises à parler toutes à la fois.

— La paix, vous autres ! C’est à moi que monsieur parle ! Pour sûr, mon gentilhomme, qu’il s’est passé quelque chose. S’en est fallu d’un cheveu qu’on voie sauter la reine, ses mioches et tout le saint-frusquin !

— Comment cela ?

L’homme alors raconta que, pour voir les danses et toutes les belles choses que monseigneur le duc d’Orléans avait fait préparer sur la berge de son jardin, la reine qui se tenait debout à l’avant du bateau avec ses enfants et ses dames avait ordonné que l’on ralentît. Peut-être aussi parce qu’il y avait beaucoup de barques, pleines de belles dames et de beaux messieurs, et aussi d’autres avec des musiciens et de jolies filles avec des corbeilles de fleurs qu’elles jetaient devant la proue dorée du bateau comme devant le Saint-Sacrement ? Or, dans une de ces barques il y avait une femme toute seule avec un rameur et un tas de fleurs et, tout à coup, cette femme avait sorti des fleurs une chandelle tout allumée avec laquelle elle avait essayé de « mettre le feu au bateau, en brûlant un bout de dorure ». En même temps elle avait crié « un tas d’injures et d’horreurs » à l’adresse de la reine « qui était devenue toute pâle »…

— Une femme ? fit Gilles abasourdi. C’est une femme qui…

Réalisant brusquement qu’il allait en dire trop il s’arrêta. Un autre personnage, d’ailleurs, venait de prendre la parole, un homme d’une cinquantaine d’années, vêtu assez pauvrement moitié comme un ancien militaire, moitié comme un abbé de cour et qui se tenait assis, une canne à la main sur l’une des bornes flanquant, presque au bord de l’eau, le mur du château.

— Une jeune femme, dit-il, et qui m’est apparue belle et élégante autant que j’aie pu en juger de loin. Elle s’est dressée comme une lionne furieuse, brandissant sa flamme et elle a crié : « Maudite reine, tu vas payer enfin tes crimes et tes turpitudes, tes débauches et tes trahisons ! Tu as jeté à la Bastille un homme de Dieu qui s’était oublié jusqu’à devenir ton amant, et un homme de bien, Cagliostro, qui s’efforçait de soulager les misères de ton peuple ! Tu as tué l’homme que j’aimais et qui était lui aussi ton amant… Tu n’es qu’une putain couronnée… Tu vas mourir et de ma main ! »

— Mon Dieu !… Mais qui était-ce ?

L’homme haussa les épaules.

— On ne sait encore. Elle n’a pas pu en dire davantage. Dans les barques voisines des gens se sont jetés sur elle, on l’a maîtrisée, ligotée tandis que le rameur de sa barque se jetait à l’eau et réussissait à s’enfuir. Mais c’était horrible, monsieur, ces mots affreux, cette haine dans une si jeune et si jolie bouche.

— Qu’en a-t-on fait ?

— Ceux qui s’étaient emparés d’elle l’ont remise aux gardes de monseigneur le duc d’Orléans qui l’ont menée au château avant de la remettre tout à l’heure aux gens de la Maison du roi qui doivent amener une voiture pour l’emmener, je ne sais où. À Paris, peut-être, à la Bastille s’il y a encore de la place, ou au Châtelet. Mais son sort ne fait aucun doute : insultes, tentative d’assassinat, lèse-majesté… c’est la mort !

— Vous semblez en être peiné, monsieur, dit Gilles en regardant curieusement son interlocuteur dont l’unique beauté consistait en une épaisse et longue chevelure blonde, déjà argentée qui tombait librement sur ses épaules à la mode de Louis XIV… ou à celle des Bretons bretonnants.

— Je le suis, monsieur, car cette femme méritait peut-être moins son sort que celle à qui elle s’adressait. Elle est, elle, une œuvre parfaite de la Nature et je pense qu’il faut qu’elle ait beaucoup souffert pour se jeter ainsi, délibérément, à la tête de la mort. C’est peut-être une héroïne comme Jeanne d’Arc… peut-être une folle mais moi qui suis un humble disciple du grand Rousseau, je pleure quand je vois sacrifier inutilement un être jeune et beau…

— Êtes-vous breton, monsieur ?

— Breton ? Quelle idée ? Je suis normand, homme de lettres, voyageur. Je pense que Dieu a fait la Terre pour les hommes, tous les hommes et non pas quelques privilégiés… Mais voulez-vous que nous remontions de compagnie ? Il n’y a plus rien à voir ici, ajouta-t-il en désignant le fleuve déserté peu à peu par l’afflux de petites embarcations qui l’avaient encombré un moment et les berges où la foule se clairsemait de plus en plus. Par contre, je pense que mon héroïne ne devrait pas tarder à quitter le château car les Orléans ne tiennent certainement pas à la garder longtemps. En nous postant près des grilles, nous devrions la voir passer…

— Cela vous intéresse tant ? Une criminelle somme toute ?

— Peut-être… et peut-être pas ! Voyez-vous, monsieur, j’écris en ce moment l’histoire d’une jeune fille belle et malheureuse, qui aime la vie et que la vie va détruire. Foi de Bernardin de Saint-Pierre, cette créature m’intéresse et je voudrais revoir son visage, surtout à ce moment où elle sait qu’elle va rencontrer la mort.

Gilles mit pied à terre et passa la bride à son bras. Nulle part il n’avait aperçu Axel de Fersen et il n’avait à présent rien d’autre à faire que rejoindre, tout à l’heure, Tim Thocker à l’auberge et, sans doute, rentrer avec lui à Paris après avoir retrouvé l’apparence du capitaine Vaughan. Cet homme était bavard mais point désagréable et puis il se sentait intrigué. Lui aussi voulait voir à quoi ressemblait une créature assez folle pour se laisser ainsi sacrifier aux sordides intérêts d’un prince ambitieux. Plus encore que son voisin il était tout prêt à voir en elle une victime…

À pas tranquilles on remonta vers les grilles repeintes à neuf et qui brillaient, dorées, dans le beau soleil. Mais d’autres gens avaient dû être saisis de la même idée car il y avait foule quand ils arrivèrent. Tous ceux qui étaient venus regarder passer la reine se regroupaient pour voir passer celle qui avait voulu la tuer. Chose étrange, cette foule, si bavarde tout à l’heure, s’était apaisée. Calme, presque silencieuse, elle attendait, massée près des grilles, tendant le cou pour mieux voir…

— C’est stupide ! dit soudain Gilles impatient. Personne ne verra rien, bien certainement. Quand cette femme partira, il est probable que ce sera dans une voiture entièrement close et au milieu d’un peloton de cavaliers…

— Je suis d’accord pour les cavaliers mais, pas pour la voiture fermée, dit Bernardin de Saint-Pierre. Le duc doit avoir bien trop peur qu’on l’accuse d’être plus ou moins en relations avec cette femme. Il tiendra sûrement à ce que chacun de ceux qui ont été témoins de ce qui s’est passé sur le fleuve s’assure de visu de ce que c’est bien la même que l’on a emmenée. Je jurerais que les mantelets seront relevés…

— Peut-être…

Soudain, une sorte de grand soupir passa sur la foule qui s’écarta tandis que les grilles s’ouvraient largement en grinçant légèrement. Encadrée d’un peloton de cavaliers, une grande voiture rouge foncé arrivait au trot le long de la grande allée principale.