Gilles n’eut aucune peine à retrouver la maison, bien que la nuit fût noire et la lune pas encore levée, grâce à certain bouquet de trois ormes qu’il avait repéré au lever du jour. C’était, sous un grand toit en pente, une construction à un seul étage avec des fenêtres assez hautes présentement habillées de leurs volets de bois. Mais on pouvait apercevoir un peu de lumière filtrant par les fentes de ces volets. Il y avait donc quelqu’un. Restait seulement à savoir si ce quelqu’un était bien Fersen.
Afin de s’en assurer sans déranger personne, Gilles choisit d’escalader le mur grâce au lierre, certainement centenaire, qui le couvrait d’un épais manteau. De là-haut il découvrit un jardin plein d’herbes folles au milieu desquelles il se laissa tomber sans autre bruit qu’un léger froissement. Un instant il y demeura accroupi, guettant si sa chute avait attiré l’attention de quelqu’un mais rien ne vint, que le cri désagréable d’un engoulevent qui devait nicher dans l’un des grands arbres auxquels s’adossait la maison.
À grandes enjambées, il marcha vers elle, s’approcha de l’une des fenêtres éclairées, colla son œil à la fente d’un volet et s’accorda un sourire de satisfaction : le Suédois était bien là. Assis à un petit bureau à la lumière de trois bougies plantées dans un chandelier d’argent, il écrivait une lettre qui devait être passionnante si l’on en jugeait l’ardeur inhabituelle qui colorait son visage pâle et le sourire plein de tendresse qu’il adressait de temps en temps à son papier tandis que la plume courait sans hésiter sur la feuille blanche.
Sans plus attendre, Gilles frappa, du poing, plusieurs coups au volet. Il put voir Fersen tressaillir, se tourner, sourcils froncés vers la fenêtre mais sans lâcher sa plume et sans quitter sa chaise. Alors, il frappa plus fort.
— Ouvre ! dit-il en s’efforçant de ne donner que juste ce qu’il fallait de voix. C’est moi, Gilles !
Cette fois le Suédois bondit et le chevalier n’eut que le temps de reculer pour ne pas recevoir le volet dans la figure. La lumière de l’intérieur l’éclaira presque entièrement.
— Excuse-moi ! dit-il. Tu m’avais dit, ce matin, que cette maison était la tienne et comme il fallait à tout prix que je te parle, je me suis permis de venir frapper à ta fenêtre.
— Tu as bien fait, mais pourquoi pas à la porte ?
— Je n’étais pas certain que c’était la bonne maison et je ne me voyais pas venant réclamer le comte de Fersen chez n’importe qui. Puis-je entrer ?
— Je t’en prie…
Tournemine enjamba l’appui de la fenêtre et se trouva dans un petit salon tendu d’indienne à fleurs blanches et bleues. Les sièges et les rideaux étaient faits du même tissu candide et un énorme bouquet de roses d’automne avait abandonné quelques-uns de ses pétales sur la marquetterie d’un petit clavecin, auprès d’une écharpe de soie bleu Nattier. Près d’une porte entrouverte que Fersen, après avoir soigneusement clos volets et fenêtre, se hâta d’aller refermer, il y avait une petite bibliothèque pleine de livres reliés en bleu. En résumé cette pièce, dans sa grâce un peu campagnarde, ne ressemblait en rien au salon d’un colonel suédois… à moins qu’elle n’ait été arrangée en vue d’une visite féminine.
Revenant vers son bureau, Fersen, d’un geste qu’il s’efforça de rendre aussi naturel que possible, sabla sa lettre, la plia et la glissa dans un petit sous-main avant de se retourner vers son ami qui l’observait sans rien dire.
— Où étais-tu, à midi ? demanda-t-il. Je t’ai cherché partout mais je ne t’ai vu nulle part. Il est vrai qu’il y avait tellement de monde… bien plus que je ne l’aurais imaginé.
— Je suis arrivé en retard, juste à temps pour voir s’éloigner la gondole : la fête était finie.
— Alors tu n’as rien vu ? Mon cher, notre piège a fonctionné à merveille et nous avons fait une capture des plus intéressantes. Imagines-tu qui était chargé de mettre le feu à la mèche ? Une femme, mon ami ! Une femme ravissante d’ailleurs ! Que dis-je ? Une jeune fille ! Et qui non seulement ne s’est pas cachée mais s’est désignée elle-même en interpellant Sa Majesté d’une façon… abominable. Elle lui a dit…
— Ne te fatigue pas ! interrompit Gilles. Je sais tout ça. Je suis arrivé juste à temps pour la voir partir, couverte de liens dans une voiture encadrée d’une douzaine de soldats. C’est d’elle que je viens te parler.
— En voilà une idée ! Pourquoi ?
— Parce que c’est ma femme !
Le silence qui suit les grandes catastrophes s’abattit sur le paisible salon. Fersen avait eu un haut-le-corps et, à présent, il regardait son ami comme s’il était fou ou pris de boisson.
— Qu’as-tu dit ?
— Tu as très bien entendu. J’ai dit que cette jeune femme est la mienne, qu’elle se nomme, devant Dieu et les hommes, Judith de Tournemine. Ma femme, tu entends, qui me croit mort à cause de la reine, ma femme qui sous le nom de Julie de Latour a été pendant une longue période lectrice de la comtesse de Provence, ma femme, que sa haine et son désespoir ont faite le docile instrument des ambitions criminelles de Monsieur. Ma femme que j’aime… et que tu vas sauver !
La stupeur, un instant, amena le silence de Fersen, mais il réagit vite :
— La sauver ? C’est impossible ! Tu n’as pas vu le visage épouvanté de la reine tandis qu’elle contemplait cette folle qui la couvrait d’insultes. Tu n’as pas entendu son cri d’horreur ?
— Non, mais j’ai vu le visage blessé de Judith que des brutes ont malmenée, j’ai vu son regard morne, fixe, presque halluciné…
— Que peut espérer d’autre une régicide ? Des sourires, des fleurs, des caresses ?
— Où as-tu pris quelle fût régicide ? Elle l’eût été sans doute si je ne t’avais permis de sauver, cette nuit, la reine de France. Sans moi, à cette heure, Louis XVI n’aurait plus ni femme ni enfants et dans plus d’une famille on pleurerait des morts. Ceci me donne, je crois, le droit d’exiger…
— Exiger ? Quel mot !
— Je le répète : exiger que l’on ne me tue pas la femme que j’aime, qui se croit ma veuve et qui porte mon nom. J’ai le droit d’exiger que l’on ne me déshonore pas ! Demain, tu iras à Fontainebleau et tu verras la reine !…
Fersen, l’air accablé, se laissa tomber dans un fauteuil et passa sur son front une main qui tremblait.
— Cela aussi c’est impossible ! Je ne peux pas aller à Fontainebleau. Essaie de comprendre. On m’a défendu d’y paraître et je ne suis même pas censé me trouver dans la région.
— Vraiment ? Comment as-tu fait, alors, ce matin, quand tu es monté sur ce damné bateau ?
— Je n’ai vu que Mme Campan. Elle est de celles qui savent se taire.
— Eh bien, va revoir Mme Campan ! Ou bien préfères-tu que j’y aille moi-même et que je m’adresse directement à la dame allemande qui t’accompagnait cette nuit ?
Fersen haussa les épaules mais il avait pâli.
— Tu ne la connais pas !
— Crois-tu ? Ne serait-ce pas celle dont certaine lettre était tombée si malencontreusement entre les mains de Monsieur, voici plus d’un an, lettre que j’ai récupérée en assommant à moitié ce bon prince… et dont tu m’as remercié en m’insultant et en m’obligeant à t’assommer à ton tour2 ?
Une flamme de colère brilla dans les yeux du Suédois.
— Jamais je ne t’aurais cru capable d’employer de pareils moyens. Cela s’appelle…
— Du chantage ? Pourquoi pas ? Écoute-moi bien, Axel : tant qu’il ne s’agit que de moi, de ma vie, de ma sécurité, de mon avenir, je suis prêt à tous les dévouements sans contrepartie, à tous les abandons de ma propre volonté. Mais quand il s’agit de Judith, tu n’imagines sûrement pas de quoi je peux être capable. Et, sur mon honneur, sur celui de tous ceux qui ont porté mon nom, je te jure que je ne la laisserai pas sacrifier en me croisant les bras et, dussé-je susciter un scandale plus affreux encore que celui de ce maudit collier…
— Arrête ! cria Fersen.
Les deux hommes se regardèrent un instant avec les yeux égarés de ceux qui ne savent plus très bien ni ce qu’ils vont dire ni ce qu’ils vont faire. Ceux de Gilles flambaient comme des torches. Le comte, alors, baissa les siens, hocha la tête, puis s’approchant de son ami posa sa main sur son épaule.
— Calme-toi ! Tu souffres, n’est-ce pas ?… Je ne peux pas t’en vouloir. C’est moi, au contraire, qui te demande pardon. Après ce que tu as fait, tu as tous les droits… et je sais que tu n’en abuseras pas…
— N’en sois pas trop sûr !
— Si. Demain soir, je m’arrangerai pour voir la reine.
— Merci ! dit Gilles seulement. Je n’en demande pas davantage…
Mais, emporté par sa bonne volonté, Axel de Fersen avait fait preuve d’une assurance excessive en promettant de voir Marie-Antoinette dès le lendemain soir. Cela tenait à son ignorance totale de ce que pouvait être la vie à Fontainebleau lorsque le roi, la reine et toute la Cour y venaient pour les chasses d’automne.
La petite ville de quelques centaines d’habitants autochtones, élevée dans une plaine sablonneuse sertie dans la grande forêt rocheuse auprès d’un château trois fois plus gros qu’elle, devait s’étirer suffisamment pour accueillir une énorme foule lorsque le tout-Versailles se déversait sur elle. Évidemment, les princes et les grands du royaume y possédaient presque tous une maison ou un hôtel.
Tout cela avait été construit à la suite du grand incendie qui, au début du siècle, avait ravagé la majeure partie de la cité qui n’était alors qu’une sorte de faubourg de sa voisine, Avon. Mais, depuis un an, le roi Louis XVI qui aimait beaucoup Fontainebleau en avait fait une ville à part entière en la dotant d’une administration municipale.
Reconnaissants, les gens de Fontainebleau se donnaient beaucoup de mal pour loger convenablement toute la suite d’un si bon roi et il n’était pas de maison qui n’accueillît un ou plusieurs courtisans dont le nom, d’ailleurs, était écrit à la craie sur la porte. Les appartements du château, en effet, en dépit du bâtiment édifié par Louis XVI le long de la galerie François Ier, étaient notoirement insuffisants et comme, en outre, ils étaient totalement vides de meubles, chacun de ceux qui avaient l’honneur de se les voir attribuer avait aussi l’obligation de se procurer le mobilier, ce qui faisait le bonheur de quelques tapissiers parisiens, pratiquant la location et qui avaient eu le bon esprit d’ouvrir une succursale dans la ville.
Tout cela créait une agitation telle que personne ne fit pratiquement attention aux trois cavaliers – Gilles, Tim et Fersen – qui pénétrèrent dans la ville vers le milieu de l’après-midi, environ une heure après l’arrivée de la reine elle-même. Ce n’était partout qu’allées et venues de chevaux, de voitures, de charrettes, de valets et de servantes, sans compter tous ceux qui, dans l’espoir d’approcher la Cour, avaient pris d’assaut hôtels et auberges dans lesquels il était devenu impossible de trouver la moindre chambre.
— Quel maudit entêtement vous a poussés à vouloir m’accompagner à tout prix ! grogna le Suédois en jetant un regard mécontent à ses deux compagnons. Moi, je peux toujours trouver à me loger. Il y a ici cent personnes qui m’accueilleront. Mais vous ?
— Ni Tim ni moi ne craignons une nuit passée à la belle étoile, fit Tournemine calmement. Dis-nous seulement où tu désires que nous t’attendions et où tu nous rejoindras après l’entrevue…
— Mais essaie donc de comprendre qu’en te promettant de voir qui tu sais ce soir, je crains à présent de t’avoir fait une promesse de Gascon. Je n’aurais pas imaginé qu’un séjour « à la campagne » puisse se traduire par cette indescriptible foire. Pourquoi ne pas retourner m’attendre à Melun ?…
— Ne revenons pas là-dessus. Je veux n’attendre que le moins possible, je veux être fixé tout de suite. Rien ne s’opposait à ce que nous venions ici ensemble puisque, tu l’as dit toi-même, je suis méconnaissable.
Le Suédois lança à son ami un regard à la fois inquiet et vaguement rancunier. En quittant l’auberge de Saint-Germain, Gilles avait, en effet, repris le visage et l’allure de John Vaughan, avec une facilité qui l’avait étonné lui-même et confondu Tim. Quelques gestes précis lui avaient suffi pour disparaître derrière le masque composé par Préville. Cela avait été l’affaire de très peu d’instants. Mais, à ce nouveau visage, Fersen, apparemment, avait du mal à se faire.
— Tu ferais mieux d’avouer que tu n’as pas confiance en moi, maugréa-t-il. Tu crains que je ne t’aie fait cette promesse que pour me débarrasser de toi, n’est-ce pas ?
Le chevalier haussa les épaules.
— Tu ne devrais même pas avoir eu cette idée, Axel. Sur mon honneur, elle ne m’a pas effleuré car j’ai confiance en toi. Simplement je ne vis plus… et Melun me semble le bout du monde…
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