— Alors ? demanda-t-il seulement.

Fersen rejeta en arrière son manteau de cheval, ôta ses gants et vint tendre à la flamme ses longues mains blanches dont il prenait le plus grand soin.

— Je ne peux rien te dire. La reine veut te voir.

Gilles fronça le sourcil.

— Pourquoi ? Ne lui as-tu pas dit…

— J’ai dit tout ce que je pouvais dire. Elle ne m’a donné aucune autre réponse que ce que je viens de dire : elle veut te voir.

— Je n’aime guère cela… Elle a trop d’amitié pour toi sans doute, pour te charger d’une mauvaise commission. Qu’importe, je verrai donc Sa Majesté puisqu’elle l’ordonne. Dis-moi seulement où et quand ?

— Il y a bal ce soir, au palais. Je dois te conduire vers minuit dans le Parterre. C’est là que tu la rencontreras. Et comme cela nous laisse plus de deux heures, je ne serais pas fâché de goûter le vin de la maison que Tim trouve si bon accompagné de quelque nourriture car je meurs de faim. Si tu veux tout savoir, je n’ai rien mangé depuis hier soir.

— Comment cela ? fit Tim en lui offrant gracieusement une châtaigne brûlante piquée sur une fourchette. Ton prince et ta duchesse ne t’ont pas nourri ?

— Monseigneur d’Artois qui me loge gracieusement dans une mansarde sous ses toits m’a nourri hier soir mais aujourd’hui je n’ai décroché aucune invitation. Le prince chassait avec le roi, toute la Cour était en forêt et les auberges beaucoup trop pleines. N’oublie pas que moi aussi je suis ici en contrebande.

— Tu n’avais pas besoin d’en dire tant pour que je t’invite à souper, dit Gilles. Je dois tous les égards à mon messager. Descendons. Je crois que tu ne seras pas mécontent de la maison…

Il était un peu plus de onze heures et demie quand Tournemine et Fersen, après avoir traversé Ablon endormie, pénétrèrent dans le parc du château par la Porte Rouge et laissèrent leurs chevaux au corps de garde. On leur avait ouvert sans difficulté quand le Suédois eut donné le mot de passe de la nuit. D’un pas rapide, car il s’en fallait d’un bon quart de lieue qu’ils n’atteignent le Parterre, ils suivirent le long canal étiré à travers le parc jusqu’à la héronnière du roi François Ier et jusqu’aux Cascades dont les eaux moussaient dans un large bassin. Personne ne croisa leur chemin qu’ils accomplirent dans le plus grand silence, simplement parce qu’ils n’avaient pas envie de parler. Tout en marchant ils se contentaient de regarder le palais grandir devant eux avec ses fenêtres brillantes et ses grands toits pentus dont les ardoises fines luisaient doucement sous la lumière timide d’un croissant de lune accroché au plus haut d’entre eux.

Près des Cascades, un escalier les conduisit à la terrasse entourant le Parterre, vaste jardin carré de trois hectares ordonné et brodé comme un tapis précieux par les jardiniers du Grand Siècle. Des arbres bien taillés cernaient cette terrasse qu’une large avenue plantée d’une double rangée de grands tilleuls séparait de l’étang des Carpes.

Cette nuit, le Parterre offrait un spectacle féerique grâce aux flots de lumière déversée par les hautes fenêtres de la salle de bal qui dominaient l’un de ses angles, grâce aussi aux cordons de petites lampes qui jouaient les lucioles parmi ses festons et ses astragales de verdure. La musique affaiblie d’un menuet accompagnait à merveille la chanson grêle de la fontaine centrale, représentant un Tibre de bronze divinisé par le ciseau génial de Primatice.

Toujours sans un mot, Fersen conduisit son ami jusqu’à l’épaisse frange de tilleuls qui étalait son ombre entre la féerie du Parterre et les reflets argentés de l’étang. Ils atteignirent cette zone obscure au moment précis où minuit sonnait simultanément à l’horloge du palais et à l’église voisine.

— Nous sommes exacts, chuchota Fersen, mais peut-être aurons-nous à patienter un moment. Bien sûr, la reine m’a dit qu’elle se retirerait avant minuit mais on ne peut…

Il se tut soudain, tendant l’oreille. Comme pour lui donner un démenti un bruit léger de pas et de soies froissées arrivait sous l’ombre des arbres. Deux femmes approchaient, couvertes toutes deux de grandes mantes de soie ouatée destinées à les défendre de la fraîcheur de la nuit et des eaux plus qu’à les dissimuler car celle qui marchait en avant, plus grande et plus majestueuse que sa compagne, érigeait au-dessus des plis sombres du vêtement une tête fière dont la haute coiffure blanche scintillait de diamants et irradiait sa propre lumière. D’autres diamants cousus au tissu neigeux de la robe jetaient leurs feux par instants lorsque le mouvement de la marche écartait davantage les pans de la mante déjà étalés par la largeur des paniers.

Derrière cette lumineuse apparition une autre venait, sacrifiée… car les deux hommes ne virent que la reine.

Lorsqu’elle approcha d’eux, Gilles, lentement, ôta son chapeau et mit un genou en terre tandis que Fersen se pliait en deux et balayait de son tricorne noir le sable de l’allée. Ce fut à lui que Marie-Antoinette s’adressa en premier : lui désignant du bout de son éventail sa compagne restée respectueusement en arrière, elle ordonna :

— Monsieur de Fersen, voilà Mme de Polignac qui meurt d’envie de faire quelques pas le long de ce bel étang que nous aimons autant l’une que l’autre. Voulez-vous l’accompagner ?… Sans toutefois vous éloigner par trop. Ce ne sera pas très long.

Avec un nouveau salut, Fersen s’éloigna et rejoignit l’amie de la reine. Leur double silhouette disparut instantanément derrière les arbres. La reine, qui les avait regardés s’éloigner, se tourna alors vers Tournemine toujours à demi agenouillé.

— Relevez-vous, chevalier ! Cette pose de suppliant ne saurait convenir à l’homme qui a sauvé le bonheur de son roi et l’espoir du royaume.

— Madame, murmura-t-il sans obéir, le crime de celle dont je viens implorer la grâce est de ceux qui ne permettent d’approcher la reine qu’à genoux. M’y voici donc !

— Votre délicatesse vous honore mais je vous prie cependant de vous relever afin que nous puissions faire quelques pas. Outre l’inconfort de cette posture, comme dirait mon beau-frère d’Artois qui se pique d’anglomanie, elle pourrait éveiller des curiosités intempestives si d’aventure on nous voyait. Allons jusqu’à cette charmille, voulez-vous ?

Elle y alla, suivie à trois pas par Gilles qui ne savait trop comment augurer de la suite. La reine semblait infiniment gracieuse mais cela ne signifiait nullement qu’elle se laisserait fléchir. Parvenue à destination, elle s’assit sur un banc de pierre disposé non loin des grands bassins qui fermaient le Parterre vers le sud.

— Si je ne me suis pas contentée de ce que m’a dit le comte de Fersen et si j’ai voulu vous voir, chevalier, dit-elle en relevant vers le jeune homme sa tête scintillante, c’est afin que vous éclairiez pour moi certains points fort obscurs de cette triste affaire, points que le comte était parfaitement incapable d’expliquer.

— Que la reine daigne interroger ! Je ferai de mon mieux pour lui répondre.

Elle approuva d’un hochement de tête qui alluma plusieurs étoiles dans ses cheveux.

— Je n’en doute pas. Eh bien, dites-moi donc, pour commencer, comment il se fait que vous soyez là, devant moi, bien vivant alors que l’on vous croit mort ? J’ai su que l’on vous avait arrêté… pour complicité avec ce misérable prélat traître et félon à ses souverains ce qui, je ne vous le cache pas, m’a beaucoup surprise et un peu peinée car je croyais à votre dévouement. Non ! laissez-moi parler ! On vous arrête donc, on vous jette à la Bastille d’où vous tentez de vous évader. Malheureusement pour vous, tandis que vous descendez le long d’une tour, une sentinelle vous surprend, tire sur vous et vous abat. On retrouve dans le fossé votre cadavre assez défiguré d’ailleurs, que l’on renvoie en Bretagne afin que vous y dormiez dans la terre de vos ancêtres… et brusquement, quelques semaines plus tard vous surgissez de la mort pour révéler à M. de Fersen, qui d’ailleurs ne rêvait que de vous tuer, le plus noir complot jamais ourdi contre une femme et ses enfants. Il y a là quelque chose d’inexplicable, vous en conviendrez… un secret sans doute ?

— Un secret, oui, madame, et qui ne m’appartient pas.

— À qui donc alors ? On peut tout dire à la reine.

— Certes, madame… Sauf peut-être ce qui est au roi ! La reine sait, depuis longtemps, que je lui suis dévoué corps et âme, que…

— Que vous l’aimez beaucoup, je sais… bien plus que vous n’aimez la reine, n’est-ce pas ? ajouta-t-elle avec une pointe de mélancolie.

— Comment pourrait-on ne pas aimer la reine ? dit Gilles doucement. Votre Majesté se trompe et mon dévouement est aussi grand envers elle…

— Vous venez de le prouver amplement, ne fût-ce qu’en sortant de votre cachette ce qui a mis vraisemblablement vos jours en péril, j’imagine…

— Plus ou moins… mais bien moins que ceux de ma femme. Si je demeurais vivant, c’était elle qui devait mourir. Voilà pourquoi j’ai accepté de passer pour mort.

— Et qui donc la menaçait ?…

— Celui qui menace tous ceux qui se dévouent pour que vivent le roi et la reine…

— Monsieur !… Tenez, chevalier, vous disiez à l’instant comment peut-on ne pas aimer la reine ? Vous devriez demander à Monsieur. C’est une chose qu’il fait en perfection. Bien, soupira-t-elle. Voilà un premier point éclairci. À présent… j’ai une autre question à vous poser : On ma dit que cette malheureuse folle, cette femme qui s’est dressée devant moi l’autre matin, l’insulte à la bouche et qui devait faire sauter mon bateau était votre épouse…

— En effet !

— Mais… en êtes-vous bien certain ? Êtes-vous sûr de ne pas être victime d’une ressemblance ?…

— C’est à mon tour de ne plus comprendre. La reine veut-elle me faire la grâce de s’expliquer ?

— Je vais essayer. Écoutez… je me suis crue, à cette minute, l’objet d’une hallucination. La femme que j’ai vue était jeune, belle, élégante. Elle avait de magnifiques cheveux roux mais son visage… ah ! son visage était celui d’une autre femme, d’une femme dont vous êtes venu un jour, à Trianon, me dire qu’il fallait me défier.

— Je comprends à présent pourquoi, en la voyant, Votre Majesté a crié, dit Gilles tristement. C’est vrai, Mme de Tournemine ressemble un peu à Mme de La Motte et, la première fois que j’ai vu cette dernière dans le parc de Versailles, je m’y suis trompé un moment. J’avoue à la reine que j’avais oublié cette circonstance et j’imagine, avec chagrin, que cette ressemblance constitue une charge de plus ?

— J’ai cru un instant… Dieu sait quoi ! Que la comtesse s’était enfuie de la Bastille… ou même que j’étais en train de perdre la raison. Je crois que, d’une pareille femme, on peut attendre n’importe quel méfait, n’importe quelle diablerie… Ainsi donc, sur votre honneur, vous m’assurez que vous ne vous trompez pas, qu’il s’agit bien de votre femme ?

— Sur mon honneur, oui, madame, fit le chevalier avec une lourde tristesse… sur cet honneur dont il ne restera rien lorsque la hache du bourreau sera passée si la reine refuse de faire grâce. Je serai, pour jamais, l’époux d’une régicide.

— Non pas. Cette femme, quand on l’a arrêtée, a refusé de dire son nom, elle mourrait peut-être sans le dire… mais, à présent, j’ai une troisième question à vous poser : ce sera la dernière : l’aimez-vous ?

— Si je l’aime ? Oh, madame ! Est-ce que Votre Majesté ne le devine pas à mon angoisse, à mon chagrin ? Si Judith meurt, je disparaîtrai…

Mais la reine ne l’écoutait que distraitement, préférant suivre le cheminement capricieux de sa propre pensée.

— Judith ?… Ainsi, c’est là son nom ? Il lui va bien. C’est celui de la vengeance, celui d’une héroïne sans pitié, sans faiblesse et, en l’occurrence, d’une femme qui me hait. Pourquoi donc me hait-elle à ce point ?

Gilles bénit le faible éclairage qui cacha la brusque rougeur qui était montée à son visage.

— Parce qu’elle me croit mort à cause de Votre Majesté… et aussi parce qu’elle croit que j’aime trop la reine…

Il y eut un petit silence puis Marie-Antoinette murmura tristement :

— En d’autres termes, elle vous croit mon amant, n’est-ce pas ? Pourquoi pas, après tout ? On m’en prête déjà tellement !… Coigny, Vaudreuil, Lauzun, Dillon, Liancourt, l’ambassadeur anglais Dorset, le russe Romantzoff, lord Seymour, le duc de Guines ; d’autres encore ! Pourquoi donc pas vous ? Vous êtes beau et vaillant : tout ce qu’il faut pour séduire une reine, n’est-il pas vrai ?

— Madame, madame ! supplia Gilles inquiet de la voir s’aigrir mais qui n’avait pu s’empêcher de constater tout de même qu’un seul nom n’était pas venu et que c’était justement celui de Fersen, j’implore la reine de ne pas ajouter à ma confusion…