— Je le veux bien. À une condition pourtant ! Vous me direz très franchement d’où cette folle a tiré une telle certitude. Ne me cachez rien, je veux tout savoir…

— Mais… l’histoire peut être longue !

— J’ai tout mon temps. Allons, chevalier, parlez ! Je le veux.

Il fallut bien s’exécuter. Le plus rapidement qu’il put, Gilles retraça l’histoire de son amour pour Judith, raconta le cauchemar vécu par la malheureuse dans la nuit de Trécesson, comment ils s’étaient retrouvés, puis reperdus, puis à nouveau retrouvés, le grand bonheur qu’avait été leur mariage et tous les espoirs qu’ils avaient fondés sur leurs espérances de vie commune, leur désir de gagner les terres vierges d’Amérique pour arracher définitivement Judith à ses terribles souvenirs, à l’influence étrange que Cagliostro avait prise sur son esprit, à celle plus dangereuse encore du comte de Provence, enfin ce qui s’était passé au soir de ce jour si joyeux et le désastre qui avait suivi…

Il se borna seulement à taire, courtoisement, le nom de celle qui avait causé ce désastre. Outre qu’un galant homme ne se vante pas de ses amours, Anne de Balbi s’était rachetée quelque peu en trahissant Provence. Mais naturellement, ce mutisme appelait une question qui vint aussitôt.

— Qui avez-vous trouvé dans ce moulin ?

— La reine ne sait-elle pas qu’un nom de femme ne se doit jamais prononcer quand il s’agit d’amour ?

La fameuse lèvre autrichienne se fit si dédaigneuse que Marie-Antoinette s’en trouva soudain enlaidie.

— Je pourrais exiger, monsieur. Un bon serviteur ne doit pas avoir de secrets pour son maître.

— Un valet, peut-être, madame… encore qu’un valet soit homme et ait droit à sa dignité. Mais le cœur d’un gentilhomme doit pouvoir garder non seulement ses propres secrets… mais aussi ceux des autres.

Peut-être n’y mit-il pas d’intention, peut-être fut-ce simple maladresse mais la reine rougit, détourna la tête et ne répondit rien, songeant sans doute que ce garçon connaissait son secret à elle, depuis longtemps déjà, qu’il ne s’en était jamais prévalu… et qu’au moins cela lui donnait le droit de conserver les siens propres.

Comme le silence s’éternisait, risquait de devenir gênant, Gilles osa reprendre, le premier, la parole, au mépris de toute étiquette.

— Madame, pria-t-il d’une voix basse et ardente, la reine veut-elle bien mettre fin à mon supplice et me dire si elle consent à pardonner, à me rendre cette malheureuse enfant coupable de s’être faite l’instrument d’une culpabilité plus haute ? Ce n’est pas elle qui voulait tuer, pas vraiment tout au moins. On a exploité habilement sa souffrance, son orgueil blessé, sa…

— Sa sottise, chevalier ! Pourquoi ne pas voir les choses telles qu’elles sont ? Dans tout ce que vous m’avez raconté, je cherche vainement une preuve d’amour, d’amour réel de la part de cette Judith. Elle avait promis de vous attendre lorsque vous êtes parti pour l’Amérique, elle ne l’a pas fait. Qu’elle en ait été abominablement punie, je ne le nie pas mais c’est un fait : elle s’était mariée. Quand vous l’avez retrouvée, alors au pouvoir de ce charlatan de Cagliostro, est-elle venue vers vous ? Non… elle a menacé de lâcher des chiens sur vous et, quand enfin elle a cherché refuge dans votre maison, c’est parce qu’elle ne savait plus où aller, quand son maître bien-aimé a été arrêté…

— Elle est venue aussi… du moins, je le crois, parce quelle m’aimait. Nous nous sommes mariés d’ailleurs…

— Soit, vous vous êtes mariés mais vous m’accorderez qu’elle n’a pas mieux supporté l’épreuve suivante que les précédentes. Elle vous aime, dites-vous ? Et cependant elle n’a pas hésité à croire la lettre mensongère touchant vos relations avec moi, elle n’a pas eu la patience d’attendre quelques jours pour avoir avec vous une franche explication. Non ! Elle n’était même pas certaine que vous soyez encore vivant et pourtant elle est partie, elle s’est enfuie et pour aller où ? Pour courir se réfugier chez l’homme dont elle savait bien qu’il est votre pire ennemi. Elle n’a pas mis en doute une seule seconde votre culpabilité… et vous dites qu’elle vous aime ?

— Madame, madame ! gémit Gilles bouleversé par l’implacable logique de la souveraine. Comment douter de son amour après ce qu’elle a voulu faire : tuer parce qu’elle me croyait mort…

— Non : tuer sa rivale pour qu’au moins la victoire finale lui appartienne jusque par-delà la mort ! Monsieur de Tournemine, cette femme-là ne vous mérite pas.

— Peut-être… Oui, peut-être Votre Majesté a-t-elle raison, peut-être ne m’a-t-elle jamais aimé vraiment. Mais il n’empêche, madame, que je l’aime et que je ne peux pas supporter l’idée de sa mort prochaine.

— Aussi ne mourra-t-elle point.

— Vrai ? Ah, madame !… Ah, majesté ! Quelle joie ! Quel merveilleux soulagement ! Comme la reine est bonne !…

Un élan venait de le rejeter à genoux auprès du banc où était assise la reine, prêt à baiser l’ourlet de la fastueuse robe blanche mais elle l’en empêcha.

— Attendez, chevalier ! Je n’ai pas fini. Elle ne mourra pas et même, demain j’obtiendrai du roi qu’on lui fasse quitter Vincennes… mais pas pour vous la rendre. Vous êtes vous-même en danger et plus encore à présent que l’attentat a échoué. Vous devez vivre caché. Si elle vous sait vivant, elle vous mettra tôt ou tard en péril car, de femmes qui savent se taire, je n’en connais pas.

— Mais nous pouvons partir très loin, nous expatrier…

— En effet. Mais alors, chevalier, vous sacrifierez peut-être votre roi, votre roi sur lequel vous avez juré de veiller, à une femme qui, je le répète, ne vous mérite pas et en qui, moi, je n’ai pas confiance. Elle devra donc continuer de vous croire mort et vous, vous devrez me donner votre parole de ne pas chercher à la revoir jusqu’à ce que je vous en donne permission…

La condition était rude mais c’était déjà un magnifique résultat qu’avoir obtenu vie sauve et libération pour la régicide en puissance. Gilles s’inclina sans oser protester davantage.

— Je rends grâce pour ce généreux pardon, madame, … mais la reine consent-elle à me dire quel sort elle réserve à Mme de Tournemine ?

— Aucun à Mme de Tournemine que je ne connais pas, qui n’est pas encore née. Quant à cette jeune femme que vous nommez Judith, elle quittera la prison pour un couvent de mon choix… rassurez-vous : un excellent couvent, peut-être un chapitre de chanoinesses où elle mènera une vie convenable. Je veux voir comment elle supportera son veuvage… et si, enfin, elle se décidera à devenir digne de l’amour d’un homme tel que vous. Car elle sera surveillée de près. Alors, peut-être vous rendrai-je un jour, de ma main, celle qui sera vraiment Mme de Tournemine… Ah ! mon Dieu que vous m’avez fait peur…

Ces derniers mots s’adressaient à un homme qui venait de sortir de derrière l’arbre auquel s’appuyait le banc de la reine, un homme qu’elle avait reconnu instantanément et qui n’était autre que le roi.

— Ma foi, ma chère Antoinette, je vous en demande bien pardon, dit Louis XVI en faisant entendre ce gros rire qui lui était particulier quand il était gêné ou qu’il ne savait quoi dire. Mais j’étais là depuis un moment et j’ai pensé qu’il était temps que je me mêle de cet entretien plein d’intérêt. Le bonsoir, monsieur de Tournemine ! Je suis charmé de vous revoir en si bonne forme après tant d’aventures… et de vous dire l’extrême gratitude du roi, du père et de l’époux…

— Mais, s’écria la reine scandalisée, vous espionniez ?

— Mon Dieu… oui ! Ce n’est pas d’hier que je sais tout le profit que l’on peut tirer à écouter les conversations qui ne vous sont pas particulièrement destinées. Demandez plutôt à Monsieur mon frère. Il fait cela à merveille… Mais revenons à vous, ma chère amie, qui me regardez comme si je passais mon temps l’oreille collée à vos serrures. Voyez-vous, quand on veut tenir ses audiences secrètes, on les donne au fond d’un bois parfaitement obscur, non dans un jardin où il y a quelque lumière et surtout pas en grand habit de cour avec le Sancy dans les cheveux et une douzaine de Mazarins autour du cou. Je vous ai aperçue d’assez loin et j’ai voulu savoir qui vous retenait ainsi au fond du jardin.

— Bien ! fit la reine avec un mouvement d’épaules agacé. Voilà l’explication. À présent, sire, me direz-vous pour quelle raison vous avez jugé utile, à cet instant, d’intervenir ? Le jugement que je viens de rendre n’aurait-il pas votre agrément ? Je vous préviens…

— Là, là, là ! Ne montez pas sur vos grands chevaux ! Votre jugement est parfait et je ne demanderais pas mieux qu’y souscrire… si seulement c’était possible.

— Et pourquoi ne le serait-ce pas ? fit Marie-Antoinette avec hauteur.

— Pour une raison qu’il me faut bien vous apprendre à présent : la prisonnière n’est jamais arrivée à Vincennes. Lorsque les soldats en garnison à Melun sont arrivés à Sainte-Assise avec la voiture fermée commandée par le comte de Castellane qui ne pouvait détacher alors aucun des gardes du corps, ils ont appris que d’autres soldats et une autre voiture étaient déjà venus prendre livraison de la coupable. À présent, quels soldats, quelle voiture ? Voilà ce qu’il faudrait savoir…

— Moi, je les ai vus, sire, intervint Gilles. Une voiture peinte en rouge sombre, des soldats bleus et rouges montés et armés de carabines. Je me suis lancé à leur poursuite et l’un d’eux m’a tiré dessus. Mon cheval a été abattu sous moi et j’ai dû cesser toute poursuite…

— Quelle route ont-ils prise ?

— Celle qui va vers Nandy et rejoint, à Lieusaint, la grande route menant de Melun à Paris… celle qui va vers Vincennes le plus directement…

Louis XVI haussa les épaules avec un petit rire totalement dépourvu de gaieté.

— … et qui longe le parc de Brunoy ! dit-il en conclusion. Allons, nous sommes des enfants et la stratégie de Monsieur est sans défaut ! Il n’a sans doute rien voulu laisser au hasard et, voyant le coup manqué, il s’est arrangé pour empêcher son envoyée de parler. La tuer au milieu de ses gardes c’était proclamer que quelqu’un pouvait en avoir peur, donc que ce quelqu’un était derrière elle. L’enlever était plus simple, moins dangereux car il ne reste plus de trace, très certainement, à l’heure qu’il est…

Un terrible silence tomba sur les trois personnages. Assommé par ce que sous-entendaient les dernières paroles du roi, Gilles, oubliant tout ce qui l’entourait, venait de se laisser tomber sur le banc occupé précédemment par la reine et, la tête dans ses mains, essayait désespérément de retrouver un semblant de sang-froid, une once de lucidité car il se sentait devenir fou. La vérité, à présent, lui apparaissait dans toute son horreur aveuglante : les hommes qui avaient enlevé Judith devant ses yeux, à la barbe d’un prince du sang, d’une foule et entre les murs mêmes d’un château appartenant aux Orléans n’étaient pas de ceux qui reculent devant un crime. N’avaient-ils pas tiré sur lui sans une hésitation ? Il n’y avait plus aucun doute possible : à cette heure, Judith était morte…

Une main appuyée sur son épaule le rappela à la réalité. Ce fut en relevant sur le roi son visage inondé de larmes qu’il s’aperçut qu’il pleurait.

— Mon ami, dit Louis XVI avec bonté, ne vous désolez pas ainsi. J’ai dit qu’à cette heure sans doute il ne restait plus de trace mais j’entendais parler du carrosse et des soldats que l’on a dû escamoter. Je n’ai jamais dit que la jeune femme eût été abattue et, croyez-le, je ne le pense pas… À présent qu’elle est de nouveau en son pouvoir, Monsieur n’a plus à craindre qu’elle parle. En outre, c’est une arme précieuse qu’une femme à ce point déterminée. On ne se sépare pas d’une collaboratrice de cette valeur quand on a les ambitions… et la froide détermination de mon frère…

— Votre frère ! coupa la reine avec indignation. Vous continuez à lui donner ce titre ? Enfin, sire, ce misérable continue de tendre sous nos pieds des chausse-trapes telles qu’on pourrait douter de votre commune origine ! Vous êtes la bonté même tandis qu’il ne rêve qu’asseoir son règne dans votre sang et celui de vos enfants. En vérité, si l’on ne savait quelle sainte créature était votre auguste mère…

— Là… là ! Madame ! Tout beau ! Dans un instant vous allez mettre en doute la pureté de sa naissance et m’offenser à travers mes parents. Non, croyez-moi, il n’y a aucun doute, Monsieur est bien mon frère.

— Alors qu’il se comporte comme tel ! Et puisqu’il s’y refuse, c’est à vous d’agir, non plus comme un frère, mais comme le maître que vous devriez être ! Frappez, que diable ! Envoyez à Brunoy votre capitaine des gardes avec ses quatre compagnies, vos cent-suisses, vos gendarmes, vos chevau-légers, vos grenadiers, vos gardes-françaises et la garnison de Paris tout entière s’il le faut, mais faites nettoyer ce nid de conspirateurs ! Et ce soir Monsieur, dûment enfermé à la Bastille en compagnie de ses âmes damnées, la Balbi, le Modène et l’odieux comte d’Antraigues, pourra y consulter les étoiles à loisir pour savoir quand tombera sur lui la hache du bourreau. Et nous, nous pourrons enfin dormir tranquilles.