— Mais non ! Mais je ne veux pas ! Mais jamais de la vie ! Mettez-vous bien dans la tête, Tournemine, que le roi m’a défrayé de tout ce que j’ai pu dépenser pour vous, que vous ne me devez rien… qu’un peu d’amitié si vous le jugez bon.

— Cela va de soi, mais enfin…

— Pas un mot de plus là-dessus, vous m’offenseriez ! Voyez-vous, mes dettes montent à un tel chiffre que votre offre généreuse s’y noierait… mais je vous sais gré infini de l’avoir faite. Je ne l’oublierai pas. Rassurez-vous d’ailleurs, se hâta-t-il d’ajouter en arrêtant le geste de protestation du chevalier, je viens d’en écrire à M. de Calonne et, en outre, mon ami le banquier Baudard de Saint James pense pouvoir venir à mon secours. Ainsi, installez-vous sans remords et forgez-vous des armes. Monsieur est un gibier coriace : la lutte sera longue, peut-être mortelle.

Sans plus tarder, Gilles s’était mis à la recherche du logis souhaité. Il l’avait trouvé très vite, grâce à Tim qui habitait la pension de la veuve Saint-Hilaire rue du Bac, dans une dépendance de l’ancien hôtel du financier Samuel Bernard où un bel appartement, donnant sur jardin, et des écuries lui avaient été loués pour trois cents livres par semestre.

Ceci fait, il s’était hâté de courir à Senlis afin d’en ramener Pongo dont l’absence lui pesait étrangement. Tout le long du chemin il s’était demandé ce que Préville avait bien pu en faire mais le résultat dépassa ses espérances quand il vit s’avancer vers lui et s’incliner silencieusement, bras croisés sur sa poitrine, un personnage enturbanné de blanc, vêtu d’une sorte de redingote de soie vert sombre brodée ton sur ton et arborant, à la manière des Sikhs musulmans, une arrogante moustache et une barbe épaisse roulée autour du visage dans un petit filet.

— Vous m’avez laissé un Indien des Indes occidentales, expliqua Préville qui jouissait visiblement de sa surprise, je vous rends un Indien des Grandes Indes orientales. Personne ne s’étonnera de voir un navigateur américain habitué à bourlinguer aussi bien en Atlantique qu’en océan Indien, flanqué d’un serviteur récupéré quelque part sur les côtes de Malabar ou de Coromandel. Il est étonnant d’ailleurs de constater combien les vêtements de l’homme du Levant conviennent à celui de l’Occident…

Préville avait raison. En s’installant rue du Bac, Gilles constata que la curiosité soulevée par Pongo était somme toute assez discrète. Dans ce quartier aristocratique où les serviteurs noirs ou café au lait étaient nombreux et déambulaient dans des costumes empruntés directement au répertoire de l’Opéra ou de la Comédie-Française, le lévite sombre et le turban blanc de l’Indien se révélaient plutôt discrets auprès de certains fantastiques accoutrements. Pongo s’était d’ailleurs introduit dans son nouveau personnage avec une autorité remarquable et, sans ses longues incisives que le sourire découvrait largement lorsqu’il était seul avec son maître, celui-ci aurait eu parfois quelque peine à le reconnaître.

— Pongo très content, déclara-t-il dès leur réunion. Costume beaucoup plus joli et confortable que triste équipement européen, et ridicule perruque qui gratte…

La maison fut vite montée. Promu au rang de maître d’hôtel à tout faire, Pongo s’empara de la cuisine, tolérant de justesse deux femmes du quartier pour le ménage, le travail de l’écurie et du jardin étant assuré par le personnel du fermier-général de Boulongne, propriétaire de l’hôtel Bernard et avec lequel John Vaughan avait conclu un arrangement. Mais une écurie ne se concevant qu’habitée par un ou plusieurs chevaux, Gilles s’en alla au marché aux chevaux acheter une monture pour Pongo et lui confia une première mission : aller droit à Versailles, nanti de deux lettres : l’une pour l’excellente Marguerite Marjon, l’autre destinée à Winkleried qui la trouverait à son retour de Fontainebleau, et en revenir avec Merlin, le bel alezan doré, dont la privation avait été presque aussi cruelle au chevalier que celle de sa liberté depuis son arrestation. Pour lui, Merlin était un ami fidèle, doué d’une personnalité bien à lui et, durant les quelques heures pendant lesquelles Pongo mena à bien son ambassade, Gilles arpenta fébrilement son vestibule avec des impatiences d’amant attendant une maîtresse adorée.

La réunion fut émouvante. Le nouvel aspect de son maître ne trompa pas l’intelligent animal qui hennit de joie en l’apercevant et vint, tout naturellement, offrir sa belle tête soyeuse aux caresses dont il avait été privé pendant de si longues semaines.

— Peut-être dangereux faire venir cheval ici ? remarqua Pongo qui contemplait la scène avec son habituelle impassibilité. Quelqu’un peut reconnaître…

— Tant pis ! coupa Gilles farouche. Déjà je suis privé de ma femme et je ne sais si je la reverrai vivante alors je veux au moins avoir auprès de moi ceux qui me sont le plus cher et le plus fidèle. Avec toi et lui, je me sens suffisamment fort pour attaquer tous les princes de la terre…

Le soir même, il s’en allait errer aux environs du Luxembourg près du magnifique hôtel que Monsieur avait fait construire, au bout de son jardin, par l’architecte Chalgrin pour sa bien-aimée comtesse de Balbi. Sa meilleure chance d’apprendre ce qu’il avait pu advenir de Judith, c’était la belle Anne qui la détenait puisque Monsieur ne lui cachait pas grand-chose des menées sournoises de sa politique bien personnelle. Le chevalier en était même tellement persuadé qu’en quittant Fontainebleau, il était repassé par le rendez-vous de chasse de la forêt de Rougeau dans l’espoir que peut-être, elle s’y serait attardée mais le pavillon était vide, désert et rien n’indiquait où il était possible de retrouver celle qui en avait fait, si cavalièrement, son refuge d’amour… un de ses refuges d’amour tout au moins car c’était au moins le troisième que Gilles lui connaissait.

Le grand hôtel parisien était tout aussi sombre et muet derrière son vaste jardin qu’une grille séparait seule du jardin de Monsieur. Les hautes fenêtres étaient noires et vides comme si elles ouvraient sur un monde mort. Seul le logis du concierge avait de la lumière et Gilles, sans hésiter, était allé frapper à ce logis.

L’homme déjà âgé qui était venu lui ouvrir, coiffé d’un bonnet de police et chaussé de gros chaussons de lisière, lui avait appris que Mme la comtesse n’était pas chez elle et même n’était pas à Paris car elle avait dû se rendre en province auprès de sa mère malade. On ne savait quand elle rentrerait…

Déçu car cette absence imprévue lui ôtait momentanément son meilleur moyen d’information, Gilles n’osa pas laisser le billet dont lui et Anne étaient convenus pour se rejoindre. Le concierge était peut-être dévoué à sa maîtresse… mais peut-être pas et il était toujours dangereux de laisser traîner une lettre.

À tout hasard il fit aussi un saut jusqu’à une certaine petite maison, nichée dans les bois de Satory et où plus d’une fois il avait retrouvé Mme de Balbi. Mais, comme la maison des bords de Seine, comme l’hôtel de Paris, celle-là était également déserte et vide. Il n’y avait aucun doute à garder : Anne avait bien quitté Paris. Restait à savoir si cette absence serait longue.

Alors, comme un chien perdu qui cherche son maître, Gilles était allé errer plusieurs fois, au risque de se faire remarquer, autour du Luxembourg, du château de Grosbois aussi dont il savait par expérience qu’il appartenait à Monsieur et qu’il n’était pas difficile d’y cacher quelqu’un, interrogeant quand il le pouvait un domestique, ou un jardinier. Les réponses étaient toujours les mêmes : il n’y avait personne ; le prince et sa maisonnée se trouvaient à Brunoy… ce Brunoy dont on avait exigé sa parole qu’il ne s’approcherait pas et qui l’attirait cependant comme l’aimant attire la limaille de fer. Il lui apparaissait comme une forteresse inexpugnable détentrice de tous les secrets ressorts qui commandaient sa propre vie. Bientôt, il n’y tint plus.

En dépit de l’ordre royal il n’avait pu s’empêcher de retourner à Seine-Port pour y refaire la route suivie par la berline rouge et son escorte armée, questionnant les maisons de postes, les aubergistes, tous ceux qui avaient pu remarquer l’attelage et les soldats. Quelques pièces de monnaie l’aidèrent à délier les langues et il put reconstituer assez exactement le trajet. Il s’arrêtait, en effet, à Brunoy où un paysan qui rentrait tard après avoir recherché sa vache égarée lui affirma avoir vu la voiture rouge et ses gardes franchir les limites du parc et se diriger vers les deux châteaux, le grand et le petit, qui étaient tous deux la propriété du frère du roi.

Alors il avait fait le tour de ce parc, constatant seulement avec rage que Monsieur était sans doute le prince le mieux gardé d’Europe. Des bruits de bottes résonnaient un peu partout le long du grand mur d’enceinte hérissé de tessons de bouteilles et, lorsque l’on trouvait un endroit susceptible d’être escaladé, on découvrait aussitôt, du sommet, les pointes des baïonnettes errant régulièrement au rythme de la marche des factionnaires.

— Faudrait canon ou gros bataillon pour entrer là-dedans, commenta Pongo. Roi lui-même pas si bien gardé.

— Je suis de ton avis. Le prince ne doit pas jouir d’une grande popularité auprès de ses paysans et des gens de la région pour protéger sa maison de la sorte…

C’était le moins que l’on pût dire. Quelques questions habiles jointes à un peu d’argent renseignèrent Tournemine : non seulement les gens de Brunoy n’aimaient pas Monsieur mais encore ils le détestaient carrément. Cela tenait surtout à la manière dont le prince était entré en possession de cette terre, au mois d’août 1774. Brunoy appartenait alors au jeune marquis de Brunoy, Armand Paris de Montmartel, fils du célèbre financier, et qui adorait d’un même cœur son domaine et ceux qui le peuplaient.

— Je ne suis pas seigneur, avait-il coutume de dire, je suis un croquant déguisé en seigneur, le petit-fils d’un aubergiste de village. Nous sommes tous frères.

Ce curieux maître qui avait la passion du jardinage couvrit de ses bienfaits ses jardiniers avec lesquels il maniait souvent la bêche ou le râteau mais les étendit aussi à tous ses paysans avec lesquels il buvait volontiers le coup et qu’il invitait à sa table. Ceux-ci n’étaient guère troublés alors par l’élégance de leur maître car Armand-Louis, dédaignant les artifices vestimentaires, ne changeait jamais de chemise, se contentant de la brûler quand elle était raide de crasse. En revanche il aimait que son monde fût bien vêtu. Ainsi, les jardiniers reçurent de superbes habits galonnés d’or fin et il dota la compagnie d’arquebusiers du village d’une tenue verte et or d’une si grande élégance que le comte d’Artois s’en inspira pour habiller ses gardes. Le château lui aussi fut superbement orné, agrandi, et embelli… dans le seul but d’y accueillir tous les miséreux et les vagabonds des environs.

Une fois mis sur le chapitre de leur ancien et bien-aimé maître, les gens de Brunoy n’en finissaient plus de s’attendrir et de regretter. Bien sûr, Armand-Louis n’avait peut-être pas la tête bien solide, bien sûr il faisait des choses un peu bizarres comme le deuil insensé ordonné pour la mort de son père où les vaches même avaient été peintes en noir… mais il était bon comme du bon pain, généreux comme un roi qui serait généreux et jamais, tant qu’il avait été là, personne n’avait souffert misère, faim ou froid sur ses terres. Monsieur, lui, s’était contenté pour l’obliger à lui vendre ce domaine qu’il convoitait depuis longtemps, de faire pression sur une famille déjà suffisamment inquiète de voir la fortune d’Armand-Louis passer en grande partie dans les poches des croquants.

Il avait obtenu des Paris de tout poil que le jeune marquis fût interdit et que le domaine lui fût vendu. Et comme le spolié appelait tout le pays à la révolte, comme cette révolte était déjà en marche, on avait tout simplement arrêté le « pauvre fou » qu’on avait d’abord interné au prieuré d’Elmont, près de Saint-Germain-en-Laye avant de l’envoyer mourir à l’abbaye de Villers-Bocage, en Normandie.

— Avec le prince les choses sont bien différentes, dit à Gilles le bourrelier Maréchal qui avait longtemps occupé le poste incongru mais rentable de « secrétaire de M. le marquis ». Il nous met à la ration congrue sous prétexte qu’on a assez touché comme ça et il nous surveille comme si on était tous fous. L’ose quand même pas nous faire tous enfermer mais c’est pas l’envie qui lui en manque…

L’amertume régnait sans doute au village, mais aussi la peur car le chevalier ne put obtenir sur la berline rouge d’autre renseignement que ce qu’il savait déjà : elle était entrée dans le parc. Un point, c’est tout. Il ne sut même pas si elle en était ressortie. Tout ce qu’il réussit à se faire dire encore, ce fut « qu’il s’en passait de drôles au château où ne venait guère Madame mais où venaient beaucoup, en revanche, de danseuses, de chanteuses et de femmes de mauvaise vie en général pour animer les orgies secrètes dont Monsieur, en parfait impuissant, avait grand besoin pour pimenter quelque peu ses nuits quand il ne les passait pas à dévorer des livres ou à taquiner sa muse ».