Quant à obtenir l’indication d’un moyen permettant d’entrer dans la place, il n’y fallait même pas songer. S’il y en avait un, personne ne se risquerait à le lui indiquer. Seul un long séjour sur place permettant une observation quotidienne et attentive des habitudes du château permettrait peut-être de le découvrir ; encore n’était-ce pas absolument certain.

Après réflexion, Gilles et Pongo en vinrent à l’unique conclusion possible : seule Mme de Balbi pouvait servir de fil conducteur dans ce sombre labyrinthe et il fallait la retrouver coûte que coûte… Et le chevalier songeait déjà à la rejoindre sur les bords de la Dordogne, au domaine paternel quand, pour lui changer les idées, Pierre-Augustin vint l’inviter à assister dans sa loge, à la douzième représentation de son Mariage de Figaro en assurant qu’il était temps pour lui d’affronter, sous son masque, la bonne société parisienne…

Une société qui valait bien celle de Versailles pour l’élégance et le faste. Les jolies femmes y étaient même beaucoup plus nombreuses car, à la Cour, en dehors du petit groupe de la reine qui s’entendait à choisir des visages agréables, on ne voyait plus guère que les titulaires des grandes charges dont les épouses n’étaient pas toujours de la première jeunesse tandis que les salles de spectacles parisiennes faisaient se coudoyer joyeusement la noblesse de robe, la haute bourgeoisie, les salons littéraires ou politiques, les beaux esprits, les artistes, les étrangers de qualité et le monde scintillant, froufroutant, parfumé et sensuel des courtisanes de haut vol et des gloires de la scène, ce qui était souvent la même chose.

Durant l’entracte qui vida le parterre et remplit les petits salons qui prolongeaient chaque loge, Gilles, laissant Thérèse bavarder avec Tim, examina à son tour cette salle qui l’avait si fort dévisagé avant le lever du rideau, constatant qu’il pouvait déjà mettre des noms sur bien des visages, peut-être parce qu’ils se rapprochaient d’autres qui lui étaient familiers. Ainsi en voyant Lauzun baiser plus longuement qu’il n’était naturel la main d’une très jolie femme blonde dont la carnation éclatante et les yeux couleur de mer s’entendaient à merveille avec le velours vert amande qui la vêtait, il devina en elle la marquise de Coigny, maîtresse de son ancien compagnon d’armes, celle que Marie-Antoinette, qui ne l’aimait pas, surnommait amèrement « la reine de Paris ». Elle était si belle que le voisinage de sa très jeune nièce, l’adorable Aimée de Franquetot qui allait prochainement épouser le duc de Fleury, ne lui portait aucune ombre… Quant à cette charmante créature à laquelle La Fayette parlait tout bas à l’abri de l’éventail déployé et qui ressemblait à une rose dans ses satins couleur d’aurore, ce ne pouvait être que la belle Mme de Simiane…

Il vit aussi de vieilles connaissances : le duc de Chartres dont on disait qu’il serait bientôt duc d’Orléans car le gros Louis-Philippe se mourait, auprès duquel il reconnut sa belle Provençale, la charmante Aglaé d’Hunolstein4 dont il avait été l’hôte durant des semaines et qui l’avait arraché à la mort. Elle aussi l’avait regardé tout à l’heure et, s’il avait pu lire sur son visage un intérêt certain, il n’y avait vu, en revanche, aucun signe de surprise ou de reconnaissance. Pourtant, Aglaé n’avait pas caché jadis le « penchant » qu’elle avait pour lui… Mais il valait infiniment mieux qu’il en soit ainsi…

Dans la loge voisine, il reconnut Fersen en grande conversation avec le nouvel ambassadeur de Suède, le jeune baron de Staël, beau garçon qui semblait traîner après lui toutes les glaces de son pays mais dont le mariage prochain, avec la richissime héritière de l’ancien contrôleur des Finances exilé Necker, défrayait les chroniques. D’autres têtes encore, d’autres visages laids ou séduisants, célèbres ou anonymes attiraient un instant son attention…

— À quoi pensez-vous ? murmura à son oreille la voix affectueuse de Thérèse. Vous voilà bien songeur… Cette première sortie semble pourtant se passer à merveille.

— C’est justement ce qui me rend songeur. Un nouveau visage ouvre bien des possibilités… Et je vais peut-être trouver intéressant ce Paris qu’au fond je ne connais pas.

— Vous avez pourtant beaucoup d’amis ici… même s’ils ne vous ont pas reconnu ?

— Quelques-uns mais il y en a beaucoup plus que je ne connais pas. Tenez, prenez cette grande loge, presque en face de celle du duc de Chartres. Il semble qu’il y ait beaucoup de monde autour de ce grave personnage. Vêtu de façon à la fois austère et somptueuse. Eh bien, je ne le connais pas…

— Vous avez pourtant bien failli le connaître, fit Beaumarchais qui venait d’entrer et qui avait entendu ce que venait de dire le chevalier. C’est le président d’Aligre, premier président au Parlement. C’est lui qui doit présider le tribunal extraordinaire formé de la Grand-Chambre et de la Tournelle réunies qui seront chargées de juger l’affaire du Collier. Et tenez, ce long bonhomme qui se penche pour lui parler et qui a l’air d’un aimable imbécile, c’est le procureur Joly de Fleury… De là vient que ces messieurs soient si entourés : ce sont les héros du jour. Mais nous parlerons plus tard ; voilà l’orchestre qui vient reprendre ses places. Le troisième acte va commencer…

Quelques instants plus tard, le rideau se relevait sur le comte Almaviva et son courrier Pedrille… mais Gilles n’entendit rien de ce qu’ils se disaient et ne s’aperçut même pas de leur présence en scène car, au moment précis où Molé, qui jouait le comte, ouvrait la bouche, les portes d’une des meilleures loges, la seule qui fût encore vide, venaient de s’ouvrir et, précédée d’un valet portant un chandelier dont les flammes arrachèrent des éclairs à la fabuleuse parure de diamants et de saphirs qu’elle portait, une femme entra, toute vêtue de velours bleu sombre avec des étoiles de diamants dans ses cheveux blonds et se tint un instant debout sur le devant de la loge pour examiner la salle avec ce superbe dédain des grandes dames qui sont chez elles partout…

Quand elle s’assit, son immense robe sembla remplir toute la loge, cependant qu’un frisson de joie glissait le long du dos de Gilles. Le Ciel, ce soir, lui faisait un beau cadeau, puisque cette femme c’était celle dont il avait tellement besoin, c’était Anne de Balbi.

L’entrée de la favorite de Monsieur n’était pas, tant s’en faut, passée inaperçue. Thérèse, qui ne savait rien de ses relations avec Gilles, l’avait constaté avec une inquiétude grandissante.

— Mon Dieu que vient-elle faire ici ce soir ? chuchota-t-elle. C’est l’âme damnée de Monsieur. Elle a le plus méchant esprit qui soit et les yeux les plus malins, les plus perçants du monde. Et tenez, elle regarde par ici… Elle a pris son face-à-main pour mieux voir. Il n’y a pas une minute qu’elle est là et elle vous a déjà remarqué…

— Qui donc ? fit Gilles tranquillement, Mme de Balbi ? C’est elle qui vous tourmente à ce point, chère Thérèse ?

Au-dessus de la ligne brillante de l’éventail d’ivoire, les yeux de la jeune femme s’effarèrent.

— Vous la connaissez ?… C’est encore pis ! Peut-être devrions-nous partir…

— Pourquoi donc ? D’abord moi, Vaughan, je ne la connais pas. C’est mon double qui a cet honneur… mais j’ai bien l’intention d’aller la saluer et rendre hommage au charme d’une jolie femme.

— Pour le coup vous êtes fou ! Je vous dis que cette femme est le Diable en personne. Ce serait jouer avec le feu.

La main de Gilles se posa, apaisante, sur celle de la jeune femme qui s’était brusquement glacée.

— Allons, chère Thérèse, cessez donc de vous tourmenter de la sorte ! Vous voyez bien qu’aucun de ceux qui me connaissent ici ne m’a reconnu. Pourquoi voulez-vous que cette femme soit plus clairvoyante que d’anciens frères d’armes ?… Et puis, voyez-vous, j’ai justement besoin de m’assurer une aide puissante et tant mieux si le Diable et Mme de Balbi ne sont qu’un. Je ne pourrais pas trouver mieux…

Il se tut car, autour d’eux, des « chut ! » énergiques se faisaient entendre. Le comte après avoir monologué un moment venait d’être rejoint par Figaro, que jouait le beau Dazincourt et personne ne voulait perdre une miette du dialogue. Gilles s’installa plus commodément sur sa chaise pour laisser aux acteurs tout le temps d’accaparer l’attention des spectateurs.

Un léger ronflement, aussi doux qu’un soupir, fusa derrière lui et lui arracha un sourire : toujours aussi hermétiquement fermé à la prose étincelante de Pierre-Augustin, Tim venait de se rendormir…

Sans attendre plus longtemps, Gilles se leva. C’était le moment.

Avec un sourire rassurant à l’adresse de Thérèse qui levait sur lui un regard chargé d’angoisse, il sortit sans bruit de la loge, compta les portes qui la séparaient de celle de la comtesse et, quand il l’eut atteinte, ouvrit doucement le battant et vit Anne qui lui tournait le dos. Accoudée au rebord de velours rouge, la tête légèrement penchée, elle écoutait la grande scène opposant Figaro au comte. Mais son attention était peut-être un peu flottante car le léger grincement de la porte suffit à la faire retourner.

— Qu’est-ce donc ? fit-elle un peu nerveusement en cherchant à distinguer le visage posé sur cette haute silhouette qui lui apparaissait, à contre-jour sur le fond éclairé du petit salon.

— Chut ! murmura Tournemine. Ne vous effrayez pas, continua-t-il en anglais. Je suis un ami envoyé par un autre ami.

— Voilà bien des amis, il me semble ! Un nom serait mieux venu…

— Mon ami n’en a plus. Peut-être, en outre, n’a-t-il plus toute sa tête car il se prend pour un arbre… un petit sapin. C’est comme cela qu’il signe ses lettres.

— Mon Dieu ! Restez où vous êtes !

Avec un rapide coup d’œil à la salle, Mme de Balbi se leva doucement, s’efforçant de maîtriser le froissement, cependant léger, des larges paniers qui gonflaient sa robe, et rejoignit son visiteur dans le petit salon tendu de velours rouge dont, d’un geste vif, elle fit retomber la draperie, l’isolant du reste de la salle.

Un instant, avec une stupeur amusée, elle considéra le personnage inattendu qui lui faisait face.

— Je ne crois pas vous connaître, monsieur, dit-elle en souriant. Me ferez-vous la grâce de m’apprendre, enfin, votre nom ?

— Volontiers, madame. Mon nom est John Vaughan. Je suis un marin américain qui a eu le malheur de perdre son père et son navire quelque part dans le canal Saint-Georges et qui, vous apercevant tout à l’heure, n’a pu se retenir de venir vous saluer et vous dire… qu’il vous trouvait fort belle, ce soir.

— Hummmm ! Je ne savais pas les marins américains aussi galants…

Brusquement, elle se mit à rire, de ce rire de gorge bas et doux, un peu roucoulant qu’elle avait lorsqu’elle voulait vraiment plaire puis, tout à coup, se jeta dans les bras de Gilles et se pendit à son cou.

— Mon amour ! Quel bonheur de te retrouver dès ce soir ! Je ne savais que faire, je me sentais triste comme une femme qui vient de découvrir sa première ride et je ne suis venue ici que parce que cet endroit-là en valait bien un autre. J’ai compris que j’avais eu raison, qu’un instinct plus fort que tout m’avait poussée lorsque je t’ai reconnu…

— Reconnu ? s’insurgea-t-il indigné. Voilà un mensonge, ma belle amie, car vous seriez bien la seule. Je connais beaucoup de monde dans cette salle et aucun de ces gens n’en a été capable.

— Parce qu’aucun n’est amoureux de toi. Moi, je le suis ! Je reconnais même volontiers que je suis folle de toi, que je vais l’être sans doute davantage encore car je me demande si tu ne me plais pas plus qu’avant, avec cette figure de pirate qui te fait plus viril encore. Embrasse-moi !

Il s’exécuta non sans plaisir. Anne était fraîche comme les roses qui embaumaient ses vêtements et ses belles épaules nues, ainsi que ses baisers d’ailleurs étaient, à leur manière, de petits chefs-d’œuvre hautement savoureux. Tellement même qu’il voulut prolonger celui-là. Ce fut elle qui se déroba mais pour lui mordiller l’oreille en roucoulant.

— Aide-moi à me débarrasser de cette ridicule cage à poule.

— De cette quoi ?…

— De mes paniers, mon cœur, ils me tiennent à une lieue de toi…

Du coup il l’écarta de lui, la maintenant à distance de toute la longueur de son bras.

— Ah ça, mais que veux-tu faire ?…

Elle lui offrit un sourire à damner un saint.

— Mais… l’amour, mon cœur ! Tu sais très bien que je ne peux pas être une minute auprès de toi sans en avoir envie. Je pensais à toi, le Ciel… ou quelque bon diable t’a envoyé à moi, tout est donc pour le mieux dans le meilleur des mondes : aimons-nous !