Gilles ne répondit rien. La tête baissée, il réfléchissait, soulagé, au fond, de cette certitude qui lui était donnée et qui était de toutes choses la principale : Judith vivait et ne courait plus aucun danger. Quant à la laisser au carmel le temps qu’il plairait à Monsieur, c’était une autre affaire. Après tout, le prince n’avait fait que prévenir les intentions de la reine touchant la jeune femme. Et pour la tirer définitivement des griffes de Provence, ne suffirait-il pas de faire savoir à Marie-Antoinette le lieu de sa retraite ? Que la souveraine étendît sa main sur elle et fît savoir quelle interdisait à quiconque de lui faire quitter le couvent sans sa volonté expresse et Madame Louise, toute princesse qu’elle fût, ne pourrait que s’incliner et défendre sa pensionnaire contre tous les Provence de la terre…
La main d’Anne, se glissant dans la sienne, tiède et caressante, le tira de sa rêverie.
— Le cinquième acte est commencé, murmura-t-elle. Ne crois-tu pas qu’il serait temps pour nous de regagner chacun notre place ? Donne-moi seulement ton adresse que je sache où te trouver et séparons-nous…
À travers le rideau que la jeune femme s’apprêtait à relever, la voix de Dazincourt leur parvint, entamant ce qui était le déjà célèbre monologue de Figaro.
« Oh femme ! femme ! femme ! Créature faible et décevante !… nul animal créé ne peut manquer à son instinct ; le tien est-il donc de tromper ?… »
Anne eut un petit rire doux et, offrant sa main à baiser au jeune homme, elle murmura :
— M. de Beaumarchais a beaucoup de talent… mais il ne faut tout de même pas prendre ce qu’il dit pour parole d’Évangile. Sa connaissance des femmes me paraît bien superficielle.
— Croyez-vous ? S’il ne leur disait pas leurs vérités, comme à nous tous, aurait-il tant de succès ?…
Quand il reprit, silencieusement, sa place auprès de Thérèse, Tim dormait toujours mais la jeune femme glissa vers lui un coup d’œil où se mêlaient effarement et soulagement.
— Doux Jésus ! Vous voilà enfin ! Je me demandais où vous étiez passé ? chuchota-t-elle. Pierre-Augustin vous cherche partout !
— Croyez-vous ? Cela m’étonnerait de sa finesse d’esprit. Mais… écoutons plutôt ce que dit maître Figaro : ceci me paraît fort beau.
« O bizarre suite d’événements ! Comment cela m’est-il arrivé ? Pourquoi ces choses et non pas d’autres ? Qui les a fixées sur ma tête ? Forcé de parcourir la route où je suis entré sans le savoir, comme j’en sortirai sans le vouloir, je l’ai jonchée d’autant de fleurs que ma gaieté me l’a permis ; encore je dis ma gaieté sans savoir si elle est à moi plus que le reste ni même quel est ce moi dont je m’occupe… »
Attentif pour la première fois, Gilles laissait les mots de Beaumarchais-Figaro tracer leur chemin dans son esprit et y éveiller des échos inattendus. Lui non plus n’avait pas choisi sa route, lui non plus ne savait plus très bien quel était son moi véritable mais pour la première fois depuis longtemps, il se sentait jeune, détendu et plein d’énergie à la fois, décidé à parcourir hardiment le chemin proposé en forçant le destin à lui donner son dû mais sans dédaigner les roses qui fleurissaient sur ses bords, des roses comme celles qui embaumaient la gorge de Mme de Balbi…
Et ce fut avec enthousiasme qu’il joignit ses applaudissements à ceux de la salle quand la tirade prit fin…
1. Robe d’intérieur ample en soie légère que portaient alors les élégantes.
2. C’est actuellement l’Odéon.
3. Environ 130 000 de nos francs.
4. Voir le Gerfaut des brumes, tome II : Un collier pour le diable.
TROISIÈME PARTIE
LA REINE DE LA NUIT
Printemps 1786
CHAPITRE IX
LE GRAND JUGEMENT
Il était environ trois heures et demie et le jour ne s’annonçait pas encore lorsque Pierre-Augustin de Beaumarchais et son ami « John Vaughan » sortirent de l’hôtel des ambassadeurs de Hollande en prenant toutes sortes de précautions pour ne pas faire de bruit. On avait bien banqueté une partie de la nuit, bavardé durant une autre partie mais Thérèse, fatiguée, s’était retirée dans sa chambre vers minuit et, depuis qu’il l’avait épousée devant Dieu et devant les hommes deux mois et demi plus tôt, Pierre-Augustin prenait avec elle une foule de précautions et lui montrait des attentions un peu enfantines mais touchantes.
La porte refermée, les deux hommes partirent à pied pour gagner le palais de justice, assez tôt pour espérer trouver de bonnes places dans la salle d’audience.
C’était, en effet, aujourd’hui, vendredi 31 mai 1786, qu’à l’issue de la dernière audience, devait être rendu par les deux Chambres du Parlement le verdict du fameux procès du Collier dont les péripéties bouleversaient et passionnaient, depuis plusieurs mois, la France et une partie de l’Europe.
Quand, le 15 août 1785, le cardinal de Rohan, Grand Aumônier de France, avait été arrêté à Versailles, en pleine Galerie des Glaces et avec un éclat scandaleux au moment précis où, sous les grands ornements sacerdotaux, il allait célébrer la messe de l’Assomption dans la chapelle du château et renouveler le vœu solennel du roi Louis XIII offrant la France à la Vierge Marie, une sorte de stupeur s’était emparée du royaume tout entier.
C’était comme si des grondements sourds s’étaient fait soudain entendre sous les nobles perspectives du plus beau palais du monde, annonçant le réveil prochain de quelque monstre ignoré parce que assoupi depuis trop longtemps. Et un peu partout, dans les profondeurs obscures de Paris, surtout, où grouillait un peuple griffu de pamphlétaires et de gratte-papier faméliques, le volcan encore somnolent produisait des failles par où s’échappaient d’étranges puanteurs et des clapotis visqueux. Refroidi, tout cela donnerait un lac de boue dont les vagues s’en viendraient battre les marches du trône et lentement, lentement, à la manière d’un marais mortel, en graviraient les degrés jusqu’à l’engloutissement final…
Tout en accordant son pas à celui, un peu plus lent, de son ami et en se dirigeant vers la place de Grève, Gilles entreprit de rappeler à sa mémoire l’enchaînement incroyable de cette délirante histoire à laquelle il s’était trouvé mêlé plus qu’il ne l’aurait souhaité.
Les faits historiques en étaient les suivants : une jolie femme aussi cupide qu’impécunieuse, Jeanne de Saint-Rémy de Valois, descendante en ligne bâtarde du roi de France Henri II et de Nicole de Savigny, mariée à un gendarme aussi peu fortuné qu’elle-même, Marc-Antoine de La Motte qui s’était intronisé comte de sa propre autorité, avait réussi à prendre dans ses filets le cardinal-prince de Rohan, ancien ambassadeur de France à Vienne, prélat fastueux et galant s’il en fût, et qui passait pour l’un des hommes les plus riches de France.
Tenu alors en disgrâce quasi totale par la reine Marie-Antoinette qui avait embrassé les inimitiés de sa mère l’impératrice Marie-Thérèse, Rohan s’en désespérait car il était tombé, depuis longtemps, amoureux de sa jeune souveraine auprès de laquelle il brûlait de jouer le rôle capital d’un ministre aimé donc tout-puissant. Aussi avait-il vu en Jeanne de La Motte-Valois le génie bienfaisant et sauveur qu’il n’osait plus espérer. Ne lui avait-elle pas dit que la reine, sa « cousine », la recevait avec faveur, encore que secrètement, et qu’elle-même possédait les moyens, non seulement de plaider sa cause, mais encore de le faire rentrer en grâce d’éclatante façon ?
Le destin alors servit l’aventurière. Sous les galeries du Palais-Royal, rendez-vous des filles galantes de Paris, le « comte » de la Motte rencontra une jeune prostituée, Nicole Legay, dite Oliva, qui présentait avec la reine une ressemblance certaine. Les deux époux engagèrent alors la jeune femme et, à la faveur de l’obscurité, l’introduisirent, vêtue d’une robe copiée sur l’une de celles de la reine, dans le bosquet de Vénus à Versailles et la mirent en présence du cardinal qui, trompé par la nuit, ne douta pas un instant qu’elle ne fût la reine elle-même. La fille n’eut pas un mot à dire. Rohan s’agenouilla, baisa le bas de sa robe, reçut d’elle une rose et s’enfuit précipitamment quand on vint lui dire que l’on venait…
Dès ce moment, le cardinal était pris et prêt à croire tout ce que son amie Jeanne lui dirait. Celle-ci commença par lui soutirer quelques sommes d’argent puis trouva enfin son idée de génie quand, par curiosité féminine, elle se fut fait montrer le fabuleux collier de diamants jadis commandé par le roi Louis XV pour la du Barry et que la reine avait déjà refusé deux ou trois fois.
L’aventurière persuada alors Rohan du désir secret de Marie-Antoinette d’acquérir cette extraordinaire parure que « le roi lui refusait » et de la faveur extrême qui récompenserait l’homme assez habile pour lui permettre de se passer cette folie. Le cardinal n’hésita pas. Pourquoi l’aurait-il fait d’ailleurs ? Depuis plusieurs semaines il recevait de la reine les lettres de plus en plus tendres que lui distillait savamment la comtesse. Il entra donc en rapport avec les joaillers, Boehmer et Bassange, et acheta le collier au nom de la reine, se portant garant pour Marie-Antoinette, dont il croyait posséder l’ordre écrit, de la régularité des paiements échelonnés et versant même un premier acompte. Le collier fut remis par lui, chez Mme de La Motte, à un faux envoyé de la reine qui était en réalité le chevalier Reteau de Villette, amant de Jeanne et auteur des fausses lettres de Marie-Antoinette. Le soir même la comtesse et ses complices dépeçaient le merveilleux joyau dont les pierres prenaient divers chemins, mais principalement celui de l’Angleterre.
Le pot aux roses fut découvert quand les joaillers, inquiets de ne recevoir aucun des paiements annoncés, allèrent innocemment à Versailles en réclamer le solde à la reine. C’était le 15 août 1785. Une heure après le cardinal de Rohan était arrêté sous l’inculpation de vol…
Cela, c’était la vérité de l’Histoire mais une vérité incomplète à laquelle Gilles pouvait ajouter bien des incidences qu’il était impossible de livrer à la publicité d’une salle d’audience. Bien rares, et bien muets heureusement, étaient ceux qui, comme lui, savaient que, grâce au comte Valentin Esterhazy, ami de la reine, Mme de La Motte avait bel et bien eu accès aux appartements de la souveraine, que Marie-Antoinette la trouvant amusante et touchante avait permis qu’elle montât, pour elle, la mascarade du bosquet de Vénus à laquelle la reine et quelques intimes avaient assisté cachés derrière une charmille. Mais lui seul savait les liens secrets qui unissaient l’aventurière au comte de Provence et aussi comment, avertie par lui, Marie-Antoinette s’était enfin décidée à fermer ses portes devant la trop entreprenante comtesse1. À présent qu’allait-il advenir des protagonistes de cette fabuleuse escroquerie auxquels la vindicte de Mme de La Motte avait fait ajouter Cagliostro (et sa femme !) coupable à ses yeux de n’avoir pas secondé ses desseins et même d’avoir averti le cardinal de se méfier d’elle ?…
— Sacrebleu ! grogna Beaumarchais qui venait de trébucher sur un trognon de chou et qui s’accrochait au bras de son ami avant de repousser l’obstacle du bout de sa canne, quand donc un urbaniste de génie trouvera-t-il un moyen de faire enlever régulièrement les ordures de cette sacrée ville ! Sans vous j’aurais pu me rompre le cou ! Mais aussi quelle damnée idée avez-vous eue de refuser que nous prenions la voiture pour aller au palais ? Nous avons l’air de deux merciers et si, comme je le crains, il y a foule, nous serons noyés dedans et sans possibilité d’utiliser les « entrées » que l’on m’a données.
— Avec une voiture nous ne pourrions même pas approcher. Et puis la distance est courte… et puis vous ne marchez pas assez. Les promenades sont excellentes quand on commence à prendre du ventre… Mais, Seigneur !… qu’est-ce que c’est que cette odeur abominable ? Même sur les champs de bataille, même dans les camps indiens je n’ai jamais senti pareille puanteur.
En effet, depuis que les deux hommes avaient atteint les abords de l’hôtel de ville, ils plongeaient dans une atmosphère nauséabonde, un monde d’effluves de pourriture végétale et de décomposition animale, une effroyable odeur de mort qui obligea Gilles à sortir précipitamment son mouchoir.
Beaumarchais se mit à rire, souleva tranquillement un petit couvercle dans le pommeau d’or de sa canne et se mit à humer le parfum qu’il contenait.
— Cela fait partie des joies de ces promenades à pied que vous appréciez tant, mon ami, dit-il.
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