— Mais cela vient d’où ? Des Halles ?

— De ça !

Sortant de la rue des Arcis et se dirigeant vers le pont Notre-Dame, trois tombereaux venaient d’apparaître, tirés par de gros chevaux de labour. À la lumière fumeuse des torches que portaient des hommes en sarraus de toile dont le visage était en partie masqué de chiffons, on pouvait voir les draps mortuaires, noirs barrés de croix blanches qui recouvraient le contenu, bizarrement bossué de ces tombereaux. Un prêtre en surplis et un acolyte armé d’un encensoir suivaient chacun des véhicules que Tournemine considéra avec dégoût.

— Qu’est-ce que cela ?…

— Les anciens habitants du cimetière des Innocents ! Ce que c’est, soupira Pierre-Augustin, que d’habiter les beaux quartiers et de ne jamais mettre les pieds, ou peu s’en faut, de ce côté-ci de la Seine ! Sans cela vous sauriez que le lieutenant de police et le prévôt de Paris ont décidé enfin ! la suppression de cet énorme pourrissoir où l’on a entassé quelque quarante générations de Parisiens et que, depuis le 7 avril, on défonce chaque nuit les monceaux de cadavres dont la hauteur avait fini par dépasser le mur d’enceinte du cimetière pour leur faire traverser la Seine.

— Et pour aller où ?

— Dans les anciennes carrières de la Tombe-Issoire2 où on les déverse dans un grand puits de service. Je crains que nous n’en ayons pas fini de sitôt. Dans les débuts de l’opération c’était supportable mais, avec la chaleur qui vient, nous serons empuantis jusqu’à la Bastille au moins. Cet été, il va falloir que j’envoie Thérèse et Eugénie à la campagne.

— Que va-t-on faire, à la place du cimetière ?

— Un marché aux herbes et aux légumes ! Une excellente chose, croyez-en un homme qui a passé toute son enfance et son adolescence rue Saint-Denis, à deux pas des Innocents ! Ce n’était pas un voisinage agréable…

Tout en parlant, les deux hommes s’étaient engagés, à la suite des tombereaux, entre la double file de maisons vétustes et branlantes qui bordaient le pont Notre-Dame. Le Pont-au-Change, qui arrivait droit sur le palais de justice et qu’ils auraient dû emprunter était alors aux mains des démolisseurs qui abattaient ses antiques échoppes de changeurs et ses vieilles masures. La nuit commençait à céder et dessinait un bizarre paysage lunaire fait d’une chaîne de décombres blanchâtres amassés sur les grandes arches de bois plantées dans la Seine.

— Paris fait peau neuve ! remarqua Beaumarchais avec satisfaction. L’an prochain c’est ce pont-là que l’on nettoyera. Seule, la pompe qui est en son milieu subsistera. Vous savez, Gilles, nous avons un très bon roi, trop bon même. Cela lui nuit, d’autant qu’il est mal marié et qu’il lui manque la rude poigne des vieux Capétiens. Ah ! s’il l’avait, nous connaîtrions l’âge d’or.

— Vous avez écrit le Mariage de Figaro et vous me dites aimer le roi ? Votre pièce, mon ami, est un brûlot, une charge de poudre…

— Contre la noblesse et ses privilèges… mais pas contre le roi ! Qu’il ait auprès de lui un Richelieu capable d’abattre sans sourciller la tête d’un Montmorency et j’applaudirais des deux mains. Seigneur ! Vous aviez raison ! Il y a un monde fou et je vois là des voitures qui rebroussent chemin. Nous n’atteindrons jamais le palais.

En effet, une foule, qui se gonflait d’instant en instant, se dirigeait au pas de course vers le palais. Les rues de la Cité, les quais et les grèves étaient noirs de monde. Il y en avait partout en dépit du guet, à pied et à cheval, qui s’efforçait de canaliser l’invasion.

— Il faut foncer ! dit Gilles. Donnez-moi le sauf-conduit que vous a remis le procureur et suivez-moi !

Avec énergie, il entreprit de tracer, dans la foule, un passage pour lui et son compagnon. Sa haute taille lui permettant de dominer la majorité des têtes lui avait permis aussi de repérer un sergent du guet qui, en mettant son cheval en travers de la rue Gervais-Laurent, avait établi une sorte d’écluse grâce à laquelle il filtrait, le plus arbitrairement du monde d’ailleurs, ceux qui tentaient d’atteindre les grilles du palais par ce canal. Au bout de son long bras, Gilles agita le billet signé du procureur.

— Faites-nous passer, sergent ! cria-t-il. Place ! Place à M. de Beaumarchais !

C’était, peut-être, à l’époque, le nom le plus connu de tout Paris. Les grognements des gens que Gilles bousculait sans vergogne se muèrent en un murmuré flatteur et déférent. On se poussa pour faire place au grand homme et à son compagnon et, sans trop savoir comment, Pierre-Augustin, rouge d’orgueil et de chaleur, se retrouva, après une poussée violente, de l’autre côté des grilles auxquelles s’accrochaient déjà des grappes de curieux.

En effet, à l’exception du cardinal de Rohan, les accusés avaient été transférés à la Conciergerie en vue de cette dernière audience et la curiosité populaire était à son comble. On pouvait entendre flotter, sur la foule, l’écho des chansons, ces typiques expressions de la rue parisienne, que le long procès avait fait naître.

Oliva dit qu’il (le cardinal) est dindon

Lamotte dit qu’il est fripon

Lui-même dit qu’il est bêta

Alleluia !

Notre Saint-Père l’a rougi

Le roi de France l’a noirci

Le Parlement le blanchira

Alleluia

Ou encore, et celle-là était infiniment plus cruelle pour la reine :

— Vile donzelle, il te sied bien

De jouer mon rôle de reine !

— Point de courroux, ma souveraine,

Vous faites si souvent le mien !…

Le premier rayon du jour éclairait la façade toute neuve du Palais, où subsistaient encore quelques échafaudages quand Beaumarchais et Gilles, pratiquement portés par le flot, gravirent le grand escalier aux marches blanches et se retrouvèrent dans la Grand-Salle3. Il s’agissait à présent de gagner la Grand-Chambre du Parlement qui s’étendait au-dessus des salles des gardes.

Son accès présentait un nouveau problème. Pour cette audience capitale, on entrait seulement sur autorisation mais, apparemment, il y avait beaucoup d’autorisations, chacun des membres du tribunal ayant tenu à honneur d’en distribuer un maximum à ses amis et connaissances pour mieux faire étalage de son importance. Les huissiers, débordés, avaient fort à faire pour éviter non seulement les bousculades mais aussi les bagarres, les femmes étant les plus redoutables car elles savaient à merveille jouer de leurs talons pointus sur les orteils masculins. Mais Gilles et Beaumarchais en avaient vu d’autres et leurs propres armes jouèrent leur rôle à leur entière satisfaction. Ils se retrouvèrent bientôt, sous le coup de cinq heures, sous les dorures somptueuses du magnifique plafond à caissons décoré au XVIe siècle par le moine italien Giovanni Giocondo.

— Enfin nous y voilà ! soupira Pierre-Augustin en prenant possession de deux sièges situés assez près de la porte par laquelle, tout à l’heure, arriverait le tribunal. Il nous faut à présent prendre patience. Nous en avons encore pour une heure. Faut-il être curieux pour se lever si tôt ! Je regrette mon lit…

— Allons, vous le retrouverez. Mais vous ne retrouverez jamais la possibilité d’assister au dénouement d’une pareille aventure. C’est une aubaine pour un dramaturge, il me semble ?

— Il vous semble juste. Cela m’intéresse mais j’ai aussi une autre raison et cette raison c’est vous. La fin de ce procès est lourde de signification pour vous. À présent que tout va s’achever le roi vous permettra sans doute de reprendre votre nom, votre véritable personnalité et votre place aux gardes du corps. On trouvera une belle histoire pour expliquer votre résurrection et vous deviendrez la coqueluche des dames…

— Croyez-vous aussi que je serai aussi celle de Monsieur ? Il cherchera à savoir comment et pourquoi je suis encore en vie et, s’il trouve, cela ne fera qu’augmenter ses mauvais sentiments envers le roi. Même si ce procès, qui l’intéresse énormément, lui donne satisfaction, c’est-à-dire si le Parlement refuse de juger comme le veulent le roi et la reine, il n’en sera peut-être que plus à craindre. Je pense qu’il vaut mieux attendre encore et voir comment tourneront les choses. Et puis… je ne suis pas certain d’avoir envie de retourner vivre à Versailles et de reprendre le harnais. Voyez-vous, depuis que j’ai assumé le personnage de John Vaughan, j’en suis venu à penser que j’aurais peut-être plus de chance d’être utile au roi sous cette apparence qu’enfermé dans le carcan d’un garde du corps. On n’y a guère ses coudées franches. Et puis, les dangers qui menacent le roi dans l’enceinte même de ses palais sont fort réduits et, pour y faire face, ils sont nombreux, aux gardes, aux Suisses, aux chevau-légers qui sont prêt à mourir sans l’ombre d’une hésitation. Moi, j’ai à combattre Monsieur, et Monsieur ne hante guère Versailles. Enfin… pour Judith comme pour moi, il vaut mieux qu’il me croie mort encore quelque temps…

— Votre jeune épouse est toujours à Saint-Denis ?

— Je le pense. La reine m’a fait savoir… et a fait savoir à Madame Louise qu’elle la prenait sous sa protection toute spéciale. Vous savez que Sa Majesté exige qu’elle y subisse ce que l’on pourrait appeler un temps de probation. Étant donné la gravité de la faute commise, je n’ai pas le droit de m’y opposer… si pénible que ce soit ! Au moins, elle est à l’abri…

— Bah ! les retrouvailles n’en seront que meilleures… d’autant que vous ne souffrez pas outre mesure de solitude.

— Que voulez-vous dire ?

— Qu’une bien jolie femme s’intéresse à vous… que cela se sait en dépit de l’extrême discrétion que vous déployez tous deux en toutes circonstances… enfin en presque toutes car je crois bien l’apercevoir là-bas de l’autre côté de la salle, avec un ravissant chapeau à plumes bleues. Elle se livre à toute une agitation pour attirer votre attention.

Suivant la direction que lui indiquait son ami, Gilles aperçut, en effet, Mme de Balbi. Avec deux autres jolies femmes et autant d’hommes elle occupait quelques-uns des sièges réservés à la bonne société parisienne et aux familles des magistrats. Elle avait apporté une lorgnette, comme au théâtre, et la tenait braquée obstinément dans la direction du jeune homme. Pour bien marquer qu’il l’avait vue, il lui sourit et la salua puis cessa de s’en occuper, choqué, justement, par le côté divertissement que prenait la conclusion d’un drame à l’échelle nationale. Anne était une maîtresse adorable. Il aimait son corps, sa science de la volupté, sa gaieté et parfois, auprès d’elle, il lui arrivait de rêver d’une vie dans laquelle Judith ne serait jamais entrée. Mais son cœur jusqu’à présent n’avait pas encore appris à prononcer un autre nom.

La salle se remplissait et s’illuminait peu à peu des rayons du soleil. Elle prenait un air de fête avec les toilettes estivales des femmes, les tissus clairs des hommes.

— Ce jugement est une lourde bêtise ! grogna Beaumarchais. Il faut que la reine soit folle pour l’avoir exigé. Si la Cour n’accepte pas les conclusions que va déposer tout à l’heure le procureur du roi, conclusions qui sont le reflet même de la volonté royale, si elle rend un autre jugement, le roi est bafoué, la reine vilipendée.

— Pourquoi donc le jugement serait-il différent ? Le Parlement a accepté les lettres patentes que lui a fait tenir le roi au début de l’instruction, il doit donc en suivre l’esprit. Tenant pour avérés tous les faits dont a eu à se plaindre le ménage royal il n’est là que pour rechercher jusqu’à quel point la majesté royale a été offensée ?

— Tout à fait d’accord ! L’achat du collier, l’escroquerie n’étaient pour les coupables que des moyens et le grand fait qui domine cette triste affaire est celui-ci : que les La Motte aient eu l’audace de feindre que la nuit, dans l’un des bosquets de Versailles, la reine de France, la femme du roi ait donné un rendez-vous au cardinal de Rohan et que, de son côté, le cardinal, grand officier de la Couronne, ait osé croire que ce rendez-vous lui ait été donné par la reine de France, par la femme du roi, là est le seul crime pour lequel les coupables doivent être punis car il est de lèse-majesté. Reste à savoir comment ces messieurs du Parlement jugeront car, outre qu’ils n’aiment guère Versailles, ils sont fort sollicités. Et tenez, regardez donc ce qui nous arrive !

Ce qui arrivait c’était une vingtaine de personnes, toutes de très haute mine, toutes en grand deuil. Tandis qu’elles s’avançaient lentement dans la salle, le silence, un profond silence s’établit. Les assistants venaient de se rappeler brusquement pour quelle raison ils étaient là.