— Les Rohan ! murmura quelqu’un.

C’étaient, en effet, les Rohan : princes, princesses, un maréchal de France et même un archevêque, qui s’en venaient, par leur présence, soutenir celui des leurs, le Grand Aumônier de France, qu’une bande de robins allait juger de par la volonté royale. Calmement, au seul bruissement des longues robes de soie noire, ceux qui, tous, portaient sur leurs armes la fière devise « roi ne puis, prince ne daigne, Rohan suis !… » vinrent se ranger comme ils l’auraient fait à la Cour, de chaque côté du passage par lequel allaient entrer les juges et ne bougèrent plus, attendant, très droits et impassibles, que viennent ceux dont dépendait désormais l’honneur de leur antique maison.

Soudain, comme l’horloge du palais sonnait six heures, ils apparurent, longue file rouge et noire sur laquelle neigeaient l’hermine des collets et la poudre des hautes perruques à la mode du Grand Siècle. Alors, comme sur un mot d’ordre muet, les Rohan d’un seul mouvement s’inclinèrent, plongèrent en une muette révérence devant ces hommes dont le plus noble n’atteignait pas au quart de leur grandeur mais qui tenaient entre leurs mains l’avenir d’une des plus hautes familles d’Europe.

— Impressionnant ! murmura Beaumarchais. Les juges ne peuvent pas ne pas être touchés…

Gilles, pour sa part, éprouvait une sorte de colère mêlée de honte. Son sang breton renâclait au spectacle de l’humiliation que s’imposaient ces princes qui étaient les siens, les plus nobles qu’ait jamais connu la Bretagne. Mais déjà, après leur avoir rendu leur salut, le président d’Aligre avait pris sa place et déclaré ouverte cette dernière audience. Elle allait commencer par un dernier interrogatoire des prisonniers4.

Au milieu du prétoire on avait disposé un petit siège bas, en bois brut, sur lequel devaient prendre place les accusés. C’était déjà une marque d’infamie que s’y asseoir car il avait servi à nombre de criminels qui ne l’avaient quitté que pour l’échafaud. On l’appelait la Sellette.

Le premier qui parut fut le secrétaire-amant de Mme de La Motte, le fameux Reteau de Villette avec lequel Tournemine avait eu plus d’une fois maille à partir. Toujours aussi élégamment vêtu, il fut égal à lui-même : faux, retors et infâme. Alors que les fameuses lettres de la reine au cardinal étaient toutes sorties de sa plume de faussaire il consentit seulement à reconnaître avoir apposé, sur le contrat d’achat du collier, le mot « Approuvé » à plusieurs reprises et la signature « Marie-Antoinette de France » qui était d’ailleurs un faux criant, la reine étant d’Autriche et ne signant jamais autrement que « Marie-Antoinette ». Après quoi il se lança dans une longue et filandreuse diatribe contre le cardinal qu’il chargea odieusement tout en pleurant comme une fontaine…

— Si cet homme n’est pas pendu ou condamné aux galères à perpétuité, je le tuerai ! gronda Gilles hors de lui.

— Ne rêvez pas ! fit Pierre-Augustin. Il sera l’un ou l’autre. Auteur de faux écrits de la reine il mérite au moins ça !… Mais chut ! Voici l’héroïne.

En effet, Jeanne de La Motte venait de succéder à Reteau et un murmure courut parmi les femmes de l’assistance. Vêtue avec une grande élégance d’une robe de satin gris-bleu bordée de velours noir avec une ceinture brodée de perles d’acier et un mantelet de mousseline orné de fort belles dentelles de Malines, elle portait avec assurance un grand chapeau de velours noir garni de dentelles noires et de nœuds de ruban sur la masse parfaitement coiffée de ses cheveux bruns légèrement poudrés.

La ressemblance de cette femme avec Judith parut à Tournemine plus évidente que jamais et lui serra le cœur. Il ferma les yeux pour ne plus la voir se contentant de l’entendre, ce qui était déjà bien suffisant car, d’entrée et d’une voix claironnante, elle commença par annoncer qu’elle était là pour confondre un grand fripon et que ce fripon était le cardinal. Interrogée par l’abbé Sabatier, l’un des conseillers-clercs, elle répondit avec une rare impudence, réclamant que l’on produisît les lettres et les écrits qui, selon elle, établissaient de façon certaine les relations intimes entre la reine et le cardinal, ce qui était impossible, le cardinal ayant, dès l’instant de son arrestation, fait détruire par son secrétaire le contenu de certaine cassette qui se trouvait dans sa chambre. L’interrogatoire dura longtemps mais l’attitude fanfaronne de Jeanne déplaisait visiblement à la foule qui gronda de temps à autre et, quand elle se retira, ce fut un soulagement pour tout le monde…

Cette sortie, elle la marqua d’ailleurs d’un cri de colère en constatant que les huissiers étaient en train d’apporter un fauteuil destiné de toute évidence au cardinal alors qu’elle-même, une Valois, avait été contrainte à l’infâme Sellette.

— Cette femme est condamnée d’avance ! remarqua Beaumarchais avec un haussement d’épaules. Je ne vois pas ce qui pourrait la sauver et je pense que, dans ses « recommandations » à la Cour, le procureur demandera sa tête.

— Sans doute. Mais je ne sais si ce sera une bonne idée. Il s’en trouvera toujours, parmi ceux qui haïssent la reine, pour faire d’elle une victime et une martyre ! Ah, voici le cardinal.

Rohan venait, en effet, d’être introduit. Vêtu d’une longue robe violette, couleur qui était de deuil pour les cardinaux, il portait une petite calotte rouge, des bas de même couleur et un petit manteau de drap violet doublé de satin rouge. Sur sa poitrine une belle croix épiscopale au bout d’une chaîne d’or et la moire bleue du Saint-Esprit. Il était pâle avec les traits tirés car il venait d’être assez sérieusement malade mais il n’avait rien perdu de son charme et gagna le cœur du public en refusant, par deux fois, de s’asseoir, n’acceptant qu’à la troisième invitation quand ses forces commencèrent à lui manquer.

D’une voix douce et calme, il répondit aux questions avec précision et humilité, avouant avec franchise les faux pas que lui avaient fait faire sa bonne foi et sa crédulité.

— J’ai été complètement aveuglé, déclara-t-il tristement, par le désir immense que j’avais de regagner les bonnes grâces de la reine…

Ce fut du meilleur effet. Son interrogatoire achevé, le cardinal-prince salua les magistrats qui se levèrent d’un seul mouvement pour lui rendre son salut et se retira au milieu d’un silence qui n’était pas celui de la condamnation mais celui du respect pour le malheur.

— Si la reine a demandé sa tête, elle aura du mal à l’obtenir ! commenta Beaumarchais. Pourtant la lèse-majesté réclame une sanction sévère…

L’intervention suivante détendit l’atmosphère. Il s’agissait d’entendre la jeune Oliva mais celle-ci, qui venait de donner le jour à un enfant, était occupée à lui donner le sein et elle priait humblement la Cour de vouloir bien patienter. Ce que celle-ci fit avec la meilleure grâce du monde. Aussi l’apparition de la jeune femme, vêtue simplement d’une robe claire avec un petit bonnet rond d’où s’échappaient ses magnifiques cheveux châtain clair, eut-elle le plus grand succès. Elle pleurait, on la sentait troublée au dernier degré et, en vérité, elle était charmante. Pourtant Gilles la regarda avec horreur : la maison de cette femme, qui osait ressembler à la reine, avait été pour lui le piège mortel où l’attendaient les spadassins de Monsieur, aux ordres du comte d’Antraigues, son ennemi5. Mais Beaumarchais, lui, était passionnément intéressé.

— C’est qu’elle lui ressemble vraiment ! fit-il trépignant presque d’enthousiasme. Et quelle ravissante créature ! Si elle s’en tire indemne, j’aimerais fort la rencontrer.

— Vous êtes fou ? Cette femme est infiniment plus dangereuse que ses larmes et ses grands yeux naïfs ne le laissent imaginer.

— Tant pis ! Que ne ferait-on pas pour l’illusion de tenir un instant la reine de France entre ses bras ! Vrai Dieu ! J’en rêve depuis des années.

— Eh bien, je vous conseille vivement de rêver à autre chose ! grogna Gilles, choqué. Tenez, voilà Cagliostro ! Celui-là s’y entend en matière de rêves…

Une rancune oubliée vibrait dans la voix du jeune homme. À voir paraître soudain, à quelques pas de lui, cet homme dont il connaissait si bien les étranges pouvoirs, cet homme dont il savait que ses sortilèges avaient asservi trop longtemps l’esprit fragile de Judith, cet homme, enfin, dont les yeux fouillaient les cœurs, il sentait se réveiller en lui les vieilles colères de l’homme aux pouvoirs limités en face de celui qui en possède d’extraordinaires. Il n’avait jamais aimé ce Cagliostro en qui sa piété profonde voyait un suppôt de Satan en dépit du bien indéniable qu’il semait continuellement sur son passage. Qu’il fùt impliqué à tort dans ce procès où il n’avait rien à faire et où, seule, la haine de Mme de La Motte l’avait entraîné, ne changeait rien à ces sentiments même si Gilles savait bien qu’ils étaient injustes.

Le sorcier de la rue Saint-Claude n’inspirait d’ailleurs aucunement la pitié. Son entrée fut une réussite théâtrale. Vêtu d’un superbe habit de taffetas vert brodé d’or, coiffé bizarrement en petites tresses qui lui tombaient sur les épaules, il dégageait une extraordinaire atmosphère d’irréalité qui imprégna instantanément la salle.

— Qui êtes-vous ? D’où venez-vous ? demanda le président d’Aligre.

Les magnifiques yeux noirs, insondables et étincelants du mage se posèrent, ironiques et calmes, sur l’homme en robe rouge.

— Je suis un noble voyageur, dit-il. Il m’est arrivé de voyager sous différents noms. Je me suis appelé successivement le comte Harat, le comte de Fénix, le marquis d’Anna mais le nom sous lequel je suis le plus généralement connu en Europe est celui de comte de Cagliostro. Sachez que j’ai toujours eu du plaisir à ne point satisfaire là-dessus la curiosité du public malgré tout ce qu’on a dit de moi lorsque l’on a débité que j’étais l’homme de 1 400 ans, le Juif errant, l’Antéchrist, le Philosophe inconnu, enfin toutes les horreurs que la malice des méchants pouvait inventer. Mais si, depuis mon séjour en France, j’ai offensé une seule personne, qu’elle se lève et rende témoignage contre moi…

Cessant, à cet instant, de regarder le président, Cagliostro se tourna et, lentement laissa son regard planer sur le cercle de visages qui l’environnait. Et soudain, ce regard s’arrêta, accrocha celui de Gilles. À l’éclair qui y brilla, le jeune homme comprit qu’il était reconnu et qu’aucun déguisement, si bien fait soit-il, ne pouvait tromper Cagliostro. Il y lut aussi une sorte de défi amusé. Il avait eu à se plaindre de cet homme qui l’avait tenu, si longtemps, écarté de celle qu’il aimait et qui s’en était servi pour manifestations impies. Mais outre qu’il était impossible au pseudo-défunt de se manifester aussi hautement, il découvrait avec étonnement que sa rancune s’effritait, se dissolvait sous l’éclat de ce regard comme une lave dans le cœur d’un volcan. Il eut soudain la certitude que le mage avait agi, presque toujours, avec de bonnes intentions et que, s’il avait un temps suivi les vues du comte de Provence, ce n’était certes pas pour l’aider à s’assurer le trône mais dans un but plus grand et infiniment plus difficile à atteindre et qui était peut-être le bonheur d’un peuple.

Cette idée bizarre lui vint tandis qu’il écoutait le sorcier faire aux juges le récit de sa vie, fabuleux roman qui tenait à la fois du conte de fées, du poème épique et de la Commedia dell’Arte mais où, parfois, apparaissaient des éclairs de vérité étranges et qui jetaient une lumière nouvelle sur le personnage. Quoi qu’il en soit, Cagliostro remporta un beau succès, clôturant l’audition des accusés par une théâtrale apothéose. La parole, à présent, appartenait à la Justice.

Quand le procureur Joly de Fleury se leva pour faire entendre à la Cour ses « recommandations », autrement dit son réquisitoire, une sorte de frisson passa sur la foule. On allait entendre certainement des mots terribles et, derrière la silhouette rouge du magistrat, nombreux étaient ceux qui voyaient déjà s’en dessiner une autre, plus rouge encore : celle du bourreau.

Au milieu de tous ces visages tendus, Gilles en distingua soudain un qui appartenait à un ancien ami du chevalier de Tournemine : Paul de Barras6, le gentilhomme impécunieux, le joueur presque toujours malchanceux dont il s’était attiré, un soir, l’amitié et qui la lui avait prouvée, le même soir lors du guet-apens chez Oliva, était là lui aussi. Mais dans la grande lumière du soleil son visage blême, aux traits tirés, était celui d’un oiseau de nuit brutalement jeté dans un jour cruel et Tournemine sentit la pitié se glisser dans son cœur en se souvenant des liens presque affectueux qui liaient Barras à Jeanne de La Motte. Peut-être avait-il été son amant une nuit ou deux mais, surtout, il avait souhaité, un moment, épouser la sœur de la belle comtesse. Être là, au jour du jugement, cela représentait à tout prendre une preuve de courage d’autant plus grande que l’homme semblait fort mal en point. Il avait l’air malade et ses habits râpés suaient la misère. Le nouveau duc d’Orléans, dont Barras avait été un temps le commensal, avait dû se détourner de lui quand le procès de son amie La Motte avait commencé…