Envahi d’un immense dégoût, il tourna la tête pour ne plus voir l’expression de joie cruelle de ce visage encore inconnu une heure plus tôt et qu’en si peu d’instants il avait appris à haïr. Par-dessus les flammes des bougies, son regard rencontra celui de Pongo. Les yeux sombres de l’Indien, presque toujours si curieusement inexpressifs, brûlaient comme des chandelles. Gilles y lut une colère égale à la sienne mais, aussi, un avertissement, une mise en garde et il comprit que son fidèle serviteur craignait qu’il ne se livrât à quelque geste irréparable.

Pour le rassurer, il lui adressa un semblant de sourire puis revenant à l’homme qui, prêt à sortir, l’observait…

— Allez au diable ! gronda-t-il. Mais, en y allant, dites-lui bien ceci : au cas où, par sa faute, un seul cheveu tomberait de la tête de ma femme, ce serait la sienne qui m’en répondrait. Je n’aurai trêve ni repos que je ne l’aie abattu de ma main. J’en fais le serment sur la vie de ma mère, sur l’honneur de mon père…

L’autre eut un ricanement désagréable.

— Que pourrait-il avoir à craindre d’un mort… ou, tout comme, d’un prisonnier que l’on oublierait au fond d’un cul-de-basse-fosse ?

— Chez nous, monsieur, en Bretagne, on croit aux revenants et aux revenants qui tuent… ne fût-ce que par l’obsession et la terreur qu’ils peuvent causer. Dieu qui me connaît ne me refusera pas la joie de hanter mon ennemi. Un jour viendra où Satan lui-même gémira et tremblera sous sa justice ! Pensez-y, monsieur l’astrologue ! Vos pareils finissaient souvent sur le bûcher, jadis. Vous, en servant le maître que vous vous êtes choisi, c’est le feu éternel qui vous attend…

Il eut l’amère satisfaction de voir l’autre pâlir et faire un rapide, presque furtif signe de croix avant de disparaître derrière le vantail de la porte. Même les esprits forts de ce siècle, dit des Lumières, ne parvenaient pas toujours à chasser, des recoins obscurs de leur âme, la crainte des vieilles malédictions, l’angoisse de l’au-delà, du mystérieux passage derrière le miroir sans tain d’où personne, jamais, n’était revenu dire ce qu’il y avait trouvé. Le bruit de ses pas, étouffé par l’épaisseur des murs, s’éteignit très vite… Modène s’enfuyait…

Un moment, Gilles et Pongo demeurèrent seuls face à face sans rien se dire, chacun d’eux sachant bien, sans avoir besoin du secours des paroles, ce que l’autre ressentait. Peu bavards, comme tous ceux qui ont pris racine et longtemps vécu en étroite communion avec la Nature – les grandes forêts américaines pour l’Indien, la lande et la mer bretonnes pour son maître – l’amitié et la confiance qui s’étaient développées entre eux depuis plusieurs années se traduisaient par un étrange pouvoir de chacun à lire dans les pensées de l’autre.

Ce fut seulement au bout d’un instant que Pongo murmura :

— Pas beaucoup trois jours pour…

Mais Gilles lui fit signe de se taire. Guyot le geôlier, en effet, revenait une fois de plus pour desservir la table.

Il fit la grimace en constatant que tous les plats étaient vides et que les prisonniers avaient tout mangé ainsi que l’Indien l’avait prédit et il était tout juste en train de se promettre de prélever, à l’avenir, sa dîme personnelle en apportant les repas quand Pongo, qui ne l’avait même pas regardé, lui déclara d’un ton sévère :

— Si plats pas assez pleins demain, moi te couper oreilles !

Sûr de lui, l’homme voulut faire le malin et haussa les épaules.

— Vous pas couteau ! fit-il, imitant Pongo. Vous rien couper du tout…

L’ancien sorcier sauta sur lui d’un bond de danseur et lui montrant les longues incisives qui le faisaient ressembler si fort à un lapin :

— Moi ai dents ! s’écria-t-il en roulant des yeux si terribles que le porte-clefs poussa un gémissement de terreur. Moi arracher grandes oreilles velues avec dents ! Moi l’avoir fait très souvent dans combats avec tribus ennemies…

Épouvanté, Guyot ramassa son plateau et s’enfuit sans demander son reste, oubliant même dans son affolement de refermer la porte derrière lui. Un vacarme de plats d’étain s’affalant sur les pierres de l’escalier donna la pleine mesure de sa frayeur. Pongo se mit à rire, alla jusqu’à la porte dont il fit jouer le battant, découvrant la torche, fixée dans des griffes de fer qui éclairait le palier désert.

— Intéressant…, dit-il seulement.

Mais Gilles était déjà dehors. Sans plus réfléchir, il s’était rué sur cette porte ouverte, ce symbole d’une liberté dont il avait plus que jamais besoin, comptant peut-être sur une chance exceptionnelle, sœur de celle qui, un jour, au collège Saint-Yves de Vannes avait changé complètement l’orientation de sa vie5. Parce que le concierge avait mal refermé sa porte et parce que lui avait osé franchir cette porte, son destin avait changé de cap. Au lieu de la grisaille du séminaire, il avait connu les immensités et les fulgurants soleils d’Amérique, les hasards et les fièvres de l’aventure et tout ce qui en était résulté pour lui jusqu’à ce couronnement qu’avait été son mariage avec Judith de Saint-Mélaine.

Au passage, il avait pris Pongo par la main.

— Viens… Il faut tenter le tout pour le tout. Il y a peut-être là un signe.

Ensemble, ils se ruèrent dans l’escalier mais, très vite, Pongo s’arrêta, retint son maître : des bruits de pas nombreux, des cliquetis d’armes qui montaient se faisaient entendre.

— Pas possible ce soir ! chuchota-t-il. Porte ouverte, oui, mais encore beaucoup d’autres et des gardes, des grilles, des fossés…

— Les gardes sont vieux pour la plupart puisque ce sont des invalides, les portes peuvent s’ouvrir, les grilles aussi, les fossés se franchissent…

— Tout cela possible avec armes. Nous pas d’armes…

— Nous en prendrons au premier soldat qui se présentera. Viens !

Mais non seulement Pongo refusa de bouger mais il obligea Tournemine à remonter quelques marches.

— Non. Quoi se passer si nous échouer ? Si nous surpris ? Nous tués ?

— Non. Mais peut-être jetés au cachot et séparés… Tu as raison, viens !… On pourra toujours essayer de nouveau dans trois jours… avec une arme cette fois.

— Quelle arme ?

— Cet homme qui est venu ce soir avait une épée au côté…

La troupe qui montait l’escalier devait être importante. Il eût été sans doute impossible d’en franchir la masse. Sans bruit, les deux hommes regagnèrent leur cellule dont ils prirent soin de refermer la porte aussi soigneusement que possible. L’instant d’après d’ailleurs, le bruit d’une course affolée et le claquement précipité des verrous leur apprirent que Guyot, revenu de sa frayeur, s’était posé des questions à ce sujet. L’écho de son soupir de soulagement leur parvint même par le guichet resté lui aussi ouvert. Il était temps : une grosse escouade envahissait l’escalier, escortant un nouveau prisonnier.

— Tu as bien fait de m’arrêter, dit Gilles amèrement. On ne s’évade pas de la Bastille… ou alors il y faut une minutieuse préparation. Et nous n’avons que trois jours. Trois jours ! cria-t-il soudain, envahi par la rage en assenant sur la table un si violent coup de poing que l’un des pieds du meuble se rompit.

« Pourtant, dans trois jours, si je n’ai pas remis ce que je considérais comme un dépôt sacré… et que d’ailleurs je ne possède plus puisque j’ai brûlé lettre et sachet et que Judith a emporté le portrait, dans trois jours dis-je, il faut que je ne sois plus ici. »

— Toi dire être impossible s’en aller ?

Tournemine haussa les épaules.

— Il y a toujours un moyen de s’en aller, Pongo. Il reste la mort…

En dépit de son impassibilité naturelle, l’Indien tressaillit :

— La mort ? …

— Mais oui… et ce sera peut-être la meilleure solution. La vie de Mme de Tournemine ne sera plus en danger dès l’instant où j’aurai cessé de vivre et je n’offenserai même plus Dieu puisqu’en mourant je préserverai une autre vie. Dans trois jours, si notre situation n’a pas changé, il faut que cet homme ne trouve plus qu’un cadavre.

— Comment mourir ? Toujours pas d’armes…

— Il y a cent moyens : se pendre avec sa cravate, faire appeler l’un des officiers et le maîtriser pour lui enlever son épée…

— Bonne idée. Mais alors pourquoi ne pas prendre épée pour sortir ?

Après tout pourquoi pas ? Tout valait mieux que se ronger les poings dans l’inaction et mourir misérablement. Tenter une sortie désespérée lui permettrait au moins, à défaut de liberté, de perdre la vie de la seule manière qui lui convînt : l’épée à la main. Et puis, qui pouvait savoir ? Des entreprises plus folles avaient réussi avec l’aide de Dieu.

— Reste à savoir, murmura-t-il poursuivant à haute voix sa pensée, si Provence, au cas où nous nous échapperions, laisserait vivre Judith. Ce misérable est capable de tout pour se venger et me détruire. Non, Pongo, j’ai bien peur que ma mort ne soit la seule solution possible pour la sauver.

— Alors, conclut l’Indien tranquillement, moi mourir avec toi. Plus rien à faire ici et, dès demain, moi commencer mon chant de mort.

Gilles n’entreprit pas de le dissuader. Il savait que cela ne servirait à rien et qu’une fois une décision prise, Pongo n’en démordait pas. La mort, pour les Indiens, était une compagne quotidienne, si familière qu’elle ne leur inspirait pas la moindre crainte, quelle que puisse être l’horreur du visage quelle offrait. Tous savaient, dès l’enfance, qu’au jour choisi par le Destin, il leur suffirait de la prendre par la main et de se laisser conduire par elle vers le fabuleux pays des grandes chasses éternelles et du printemps sans fin, domaine personnel du Grand Esprit. C’était une vieille amie qu’il convenait d’accueillir avec honneur en lui chantant une fière bienvenue, plus chaleureuse encore si elle se présentait devant un poteau de torture…

Se préparant à suivre son maître, Pongo se devait donc d’exécuter son chant de mort. Mais connaissant ses étranges capacités musicales et la qualité très particulière de sa voix, Gilles se prit à songer qu’il serait peut-être intéressant d’observer l’effet de cette création artistique sur les oreilles et les nerfs des gens de la Bastille. Qui pouvait dire si des occasions inattendues ne se produiraient pas ?

Mais le chevalier ne devait jamais savoir s’il serait lui-même capable de supporter les incantations funèbres de l’Indien dont le lever du soleil devait être le signal car, en plein cœur de la nuit, alors que l’obscurité était profonde et le silence quasi total, le vacarme des verrous et des clefs se fit entendre de nouveau.

Réveillé en sursaut, Gilles se dressa sur son séant, retrouvant d’instinct, comme au temps des attaques nocturnes, le geste de chercher son épée. Mais il ne s’agissait plus de guerre : éclairés par la lanterne que brandissait un porte-clefs bâillant à se décrocher la mâchoire, un piquet de quatre soldats encadrait la silhouette sévère de M. le chevalier de Saint-Sauveur, lieutenant pour le roi de la Bastille.

— Veuillez vous habiller et me suivre, monsieur, dit-il. Et veuillez aussi vous hâter.

En dépit de l’appareil plutôt sinistre de cette mise en scène qui pouvait ne rien présager de bon, le prisonnier sentit une brusque vague d’espoir l’envahir. Allait-on le conduire devant un tribunal, l’interroger enfin, lui faire entendre ce que l’on avait à lui reprocher au juste en haut lieu et quelle peine il pouvait encourir ?

Le bon Louis XVI avait aboli la torture. Il n’avait donc plus rien à craindre de cette affreuse machinerie médiévale et, en admettant qu’on eût décidé de l’exécuter avec ou sans jugement, ce serait toujours autant de fait. Il n’aurait pas à se donner la mort.

Ce fut donc avec une sorte de hâte joyeuse qu’il enfila ses vêtements puis, tapant sur l’épaule de Pongo pour l’inciter à prendre patience, se tourna vers l’officier.

— Me voici, monsieur. Me direz-vous où vous me conduisez ?

— Vous le verrez bien, monsieur. Allons !

Les quatre soldats encadrèrent le prisonnier, s’engagèrent dans le couloir puis entamèrent la longue descente de l’étroit escalier à vis qui menait à la plus grande cour de la Bastille, celle que l’on nommait la seconde cour.

À se retrouver soudain à l’air libre, Tournemine éprouva une de ces petites joies simples comme apprennent à les apprécier les prisonniers et emplit avec délices ses poumons de la brise fraîche de la nuit.

Étant donné l’heure tardive, la grande cour aurait dû être déserte. Mais la première chose que vit Gilles fut une voiture fermée et grillagée entourée d’un peloton de gardes de la Prévôté à cheval. Un officier qu’il ne connaissait pas arpentait les gros pavés de la vieille forteresse devant la portière ouverte de l’attelage. Ce fut à lui que s’adressa le lieutenant du roi :