— L’a-t-on ramenée à la Bastille ?…
— Non. Elle est toujours à la Conciergerie. C’est pourquoi je suis à peu près certain qu’on lui donnera la clef des champs. Une faible femme ne saurait s’évader de la Bastille. Pour cela, il faut être un homme vigoureux, patient, plein d’industrie. Tenez, je me souviens de ma première tentative…
D’un même mouvement, Gilles et Paul-Jones s’écartèrent du cercle établi autour du canapé et cherchèrent refuge dans une zone moins éclairée, près des grandes armoires d’acajou garnies de belles reliures aux ors assourdis.
— Le voilà qui recommence ! gémit le marin. Il y en a pour jusqu’au matin. Quittons la place maintenant. Demain, avant de monter en voiture, je reviendrai faire mes adieux à Jefferson… Pour le moment, allons le saluer et sortons !
— Pardonnez-moi, mais je ne peux plus vous accompagner. Le ministre m’a demandé de passer un instant dans son cabinet pour une affaire importante lorsque la soirée sera finie. Croyez bien que je regrette…
— Ah non ! Vous n’allez pas m’abandonner ! Dites à Jefferson que vous le verrez demain. Je vous assure que vous en avez jusqu’au matin. Cela reviendra au même…
— Peut-être mais je ne suis pas le grand John Paul-Jones et je ne peux me permettre une attitude aussi désinvolte envers un homme de son âge. À tout le moins, il faut que je patiente encore un peu…
— Eh bien demeurez encore un moment et venez me rejoindre. Moi je pars, j’ai devant moi trop peu de temps pour le gaspiller. Viendrez-vous ?
— Je ferai tous mes efforts pour…
— Cela ne me suffit pas. Je veux une promesse.
Tant d’insistance finissait par intriguer Gilles. Jusqu’à présent, Paul-Jones lui avait montré une certaine sympathie, il l’avait même invité, un soir, à souper chez lui, boulevard Montmartre, dans l’appartement qu’il louait à un certain M. de La Chapelle et qu’il partageait avec sa maîtresse, une Mrs. Townsend qui se prétendait fille du feu roi Louis XV et que Gilles n’aimait pas beaucoup. Mais l’état de leurs relations, jusqu’alors, ne justifiait pas qu’il fût indispensable de passer ensemble la dernière nuit… à moins que Paul-Jones, dans son impérieux désir de rencontrer celle qu’il appelait la reine de la nuit, ne cherchât à se procurer, tout simplement, un alibi capable d’attester devant l’irascible Mrs. Townsend (car elle était insupportable) qu’ils avaient achevé la nuit ensemble…
— Allons, promettez ! reprit le marin. Peut-être n’aurez-vous pas, de sitôt, l’occasion d’être conduit chez cette Mme de Kernoa car, si sa maison est fastueuse, il faut tout de même montrer patte blanche pour y être admis.
Gilles, qui n’écoutait que d’une oreille, tressaillit.
— Quel nom avez-vous dit ?
— Mme de Kernoa. Elle habite rue de Clichy l’ancienne folie du duc de Richelieu.
— C’est un nom breton, cela ? Elle est bretonne ?
— Nullement. Écossaise ou Irlandaise, je crois. Ce nom est celui du mari, car il y a toujours un mari dans ces cas-là. Cela fait plus respectable. Ce qui n’empêche que beaucoup d’hommes s’intéressent à la merveille. Le banquier Laborde d’abord puis son voisin, l’ambassadeur des Deux-Siciles, prince Caramanico. Un autre voisin, enfin, l’Écossais Quentin Crawfurd, celui que l’on a surnommé « le Nabab de Manille » qui a cependant une superbe maîtresse et que l’on dit, de surcroît, amoureux de la reine, serait prêt pour elle aux pires folies. Alors, je vous attends ?… Rue de Clichy, numéro 24, un bel hôtel avec jardin.
— Soit, je viendrai. Mais comment me faire admettre si je suis seul ? Vous dites qu’il faut montrer patte blanche.
— C’est bien simple. Je vous annoncerai tout comme mon ami Barclay, le consul que nous avons en France, va m’annoncer. Mais, je vous en prie, ne tardez pas trop.
— Je ferai de mon mieux…
Profitant de ce que la conversation devenait générale et touchait les conséquences probables du procès, John Paul-Jones alla serrer discrètement la main de son hôte et disparut avec la légèreté d’un sylphe et la joie espiègle d’un écolier qui s’en va faire l’école buissonnière. Gilles le suivit des yeux jusqu’à ce qu’il eut franchi la porte, résistant de son mieux au brusque désir qui lui venait de lui emboîter le pas afin de voir plus vite à quoi ressemblait cette femme dont le nom, typiquement breton, lui rappelait quelque chose. Mais quoi ?
Son excellente mémoire avait déjà enregistré, à un moment où à un autre, ce nom de Kernoa mais sa meilleure forme d’expression étant surtout visuelle, il lui était impossible pour le moment de mettre un visage sur ces quelques lettres assemblées. Et puis quelque chose d’autre accrochait, comme si l’on avait prononcé ce nom devant lui mais d’une manière différente. Mais comment ? Mais qui ? Mais où ? Et ce vieux bavard de Latude n’en finissait plus et repartait de plus belle sur ses propres misères, qui avaient été grandes sans doute et respectables, mais qui ne présentaient plus pour Gilles le moindre intérêt.
Évidemment, il n’en allait pas de même pour tout le monde et Latude s’était très vite aperçu qu’il y avait, dans le groupe habituel de ses amis américains, une tête nouvelle et il se lançait avec délectation dans l’odyssée qu’il aimait le plus au monde : la sienne.
Pour tromper son agacement, Tournemine s’en alla demander une nouvelle tasse de café au maître d’hôtel, vite rejoint d’ailleurs auprès de la petite table supportant les cafetières par William Short, le jeune secrétaire de Jefferson.
— Cette fois, nous en avons pour la nuit, gémit le jeune homme. Nous n’y couperons pas du grand jeu : les trente-cinq années de captivité vont y passer l’une après l’autre. À nous la Bastille, Vincennes, Bicêtre ! à nous les échelles de corde et les trous dans le mur ! Et ce Trumbull qui boit littéralement ses paroles ! Regardez-le, cet imbécile : non seulement il écoute avec passion mais encore il en rajoute, il pose des questions. Nous n’en sortirons jamais.
— Dois-je comprendre que vous souhaitez sortir, William ? Un rendez-vous ?
Sous ses épais cheveux blonds sans poudre l’aimable visage du jeune diplomate rougit légèrement.
— Pas vraiment. J’ai seulement promis, un peu imprudemment, peut-être, à Mme la duchesse de la Rochefoucauld d’aller la saluer dans sa loge aux Italiens. On donne Alexis et Justine avec Mme Dugazon dans le rôle de Babet.
— Je ne vois pas où est le problème, mon ami. Excusez-vous discrètement et disparaissez, tout juste comme vient de le faire l’amiral.
— Le cas n’est pas le même. L’amiral est un grand homme et moi je ne suis qu’un petit secrétaire obscur. C’est dire que je suis de service ici quand M. Jefferson reçoit. Il est veuf, ses filles sont au couvent et je constitue à moi tout seul la « famille » chargée de prendre soin des invités…
— Nous sommes d’accord. Mais quand l’invité n’a pas besoin de vous ? Tout ce qu’il demande c’est qu’on le laisse parler tranquille et il a Trumbull pour l’écouter. Un peu de courage, que diable ! Allez demander votre bulletin de sortie !
— Je n’ose pas.
— Bien, dans ce cas, je vais essayer de nous tirer de là tous les deux…
Et, traînant après lui le secrétaire frémissant d’espoir, Gilles s’en alla trouver Jefferson qui fumait distraitement sa pipe au coin de la cheminée.
— Monsieur le ministre, dit-il en se penchant vers son oreille, ce que vous avez à me faire entendre peut-il souffrir quelque retard ?
Jefferson releva, avec un léger tressaillement des paupières qui semblaient curieusement alourdies. Il devait être en train de s’endormir doucement…
— Il ne s’agit que de vous, mon cher. Vous êtes donc seul juge mais, si vous le souhaitez, nous pouvons régler cette affaire tout de suite. À moins que vous n’ayez une affaire urgente qui vous appelle immédiatement au-dehors ?
— Aucunement. J’ai seulement promis à des amis de passer aux Italiens entendre le dernier acte d’Alexis et Justine que chante Mme Dugazon dont j’aime infiniment la voix.
— Alors, passons dans mon cabinet. Le moment me semble assez bien choisi. Notre absence ne sera même pas remarquée. Et puis, ajouta-t-il avec un demi-sourire, cela me fera un peu d’exercice. Je crois, Dieu me pardonne, que j’étais en train de m’assoupir…
Le bureau du ministre occupait, au premier étage, la grande pièce en rotonde ouvrant sur les jardins. Il doublait, en quelque sorte, la bibliothèque, par la quantité de volumes qui emplissaient les rayonnages d’acajou disposés sur certains panneaux. Les meubles, élégants et simples, étaient tous de ce style colonial américain qui avait emprunté, mais en les allégeant, de nombreux éléments aux styles anglais récents. Les peintures, de deux tons de gris, faisaient admirablement ressortir la teinte des meubles et le beau rouge profond des tapis et des rideaux de velours. Par les fenêtres ouvertes entrait une fraîche senteur de troène et de chèvrefeuille…
Gilles aimait l’atmosphère de ce cabinet où il avait été reçu lorsque Tim l’avait amené pour la première fois à l’hôtel de Langeac, où il était revenu plusieurs fois par la suite et ce fut avec plaisir qu’il retrouva l’odeur de cuir, de tabac virginien et de plantes fleuries qu’il connaissait bien.
— Savez-vous, dit Jefferson en désignant à son hôte l’un des élégants fauteuils recouverts de cuir disposés devant sa table de travail, savez-vous ce que John Trumbull vient faire à Paris ?
— Vous l’avez dit tout à l’heure, monsieur : visiter nos monuments modernes, les collections royales du Louvre et assister au Salon de peinture qui se tient chaque automne à Paris. Faire quelques portraits aussi, j’imagine.
— Vous imaginez bien. Trumbull a deux grandes œuvres en tête. D’abord la signature de la Déclaration d’Indépendance pour laquelle il désire non seulement fixer mon visage mais aussi apprendre de moi certains détails touchant la position des personnages qui ont participé à cet événement et l’ameublement de la salle.
— Ce sera, je pense, une belle chose, dit poliment Gilles qui ne voyait pas du tout où l’ambassadeur voulait en venir.
— Une très belle chose. Mais la seconde vous intéressera davantage, encore que le projet ne soit pas bien défini : Trumbull désire, après avoir brossé cette grande toile, immortaliser l’apothéose de la bataille de Yorktown : l’instant de la reddition de lord Cornwallis. Cela ne peut se faire sans les portraits fidèles des officiers français qui en furent les artisans. Aussi Trumbull se propose-t-il de prendre, dès à présent, des esquisses de certains visages illustres : le marquis de La Fayette, le comte de Rochambeau, l’amiral de Grasse, le duc de Lauzun, l’amiral de Barras, le prince de Deux-Ponts et beaucoup d’autres comme le comte de Fersen… et cet étrange officier que les Indiens appellent « le Gerfaut »…
Gilles ne s’y attendait pas. Il reçut le nom en plein visage et se sentit rougir. Les yeux sur ce visage, Jefferson sourit et reprit d’un ton léger :
— Il sera facile de réunir tous ces braves. Je me fais même fort d’obtenir l’accord de l’amiral de Grasse qui veut bien m’honorer de son amitié, en dépit de l’injuste disgrâce qui l’a frappé après sa défaite des Saintes et qui ne quitte plus guère son hôtel parisien. Seul manque à l’appel le dernier et c’est dommage. Mais on dit qu’il a été tué, il y a six mois, en tentant de s’évader de la Bastille. Quelle pitié !… Un homme de ce prix ! Voyez-vous, j’aurais aimé, s’il avait réussi, lui offrir l’asile dont il aurait eu grand besoin…
Les yeux bruns de Thomas Jefferson plongeaient droit dans les yeux clairs de son jeune vis-à-vis qui, sans que sa volonté y fût pour quelque chose, s’entendit murmurer :
— Vous le lui avez offert, monsieur, sans le savoir. Je suis celui que l’on appelait le Gerfaut.
Spontanément, l’ambassadeur tendit les deux mains au chevalier.
— Je le sais depuis bien peu de temps, mon ami, depuis deux jours exactement mais merci de ce mouvement de confiance qui vous a poussé à me le dire vous-même. Vous n’imaginez pas la joie que vous venez de me donner.
— Joie bien modeste, monsieur, le personnage n’en méritant pas davantage. Mais me direz-vous comment vous avez su ? Est-ce Tim Thocker ?
Occupé à examiner une liasse de papiers qu’il venait de tirer d’un tiroir, Jefferson hocha la tête.
— Tim Thocker se laisserait découper vivant plutôt que livrer le secret d’un ami si cet ami le lui demandait. Vous ne lui aviez pas demandé de me le confier et, en outre, il ne me connaît pas parfaitement. Alors qu’il connaît à fond le général Washington. C’est le président des États-Unis lui-même qui m’a appris votre vérité, captain Vaughan. J’ai reçu, avant-hier, une lettre vous concernant et les papiers que voici.
"Le Trésor" отзывы
Отзывы читателей о книге "Le Trésor". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "Le Trésor" друзьям в соцсетях.