— Ne m’appelez plus Vaughan, monsieur le ministre, puisque vous savez la vérité.
— Et pourquoi donc ? Vous n’en avez peut-être pas encore fini avec ce nom. Le président des États-Unis qui, depuis longtemps, souhaite reconnaître vos services et vous attacher à la terre pour laquelle vous avez combattu si vaillamment, me charge, d’abord, de vous offrir la nationalité américaine quel que soit le nom que vous déciderez de porter. Les actes que voici, ajouta-t-il en tendant à Gilles une mince liasse de papiers, vous font légitime héritier des biens et terres du défunt capitaine John Vaughan et établissent clairement votre filiation. Ceux-ci – et il en offrit d’autres – constituent une donation de mille acres3 situés au long de la Roanoke River, en Virginie. Comme vous pouvez le voir, le nom du propriétaire est laissé en blanc afin que vous puissiez y inscrire le nom que vous choisirez. Mais chez nous, cette terre est attribuée indifféremment au chevalier de Tournemine ou au capitaine Vaughan. Il vous suffira de vous faire connaître à Richmond si vous décidez d’implanter, en Virginie, une dynastie de Tournemine américains. Dès à présent, vous possédez la double nationalité. Vous pouvez reprendre hardiment votre nom et vous réclamer, en cas de besoin, de la protection de notre légation… et vous pouvez aussi demeurer John Vaughan jusqu’à la fin de vos jours. Que choisissez-vous ?
— Pardonnez-moi, monsieur, mais la tête me tourne devant une si royale générosité. Soyez-en remercié de tout mon cœur… En vérité, je ne sais que vous répondre… Jadis, j’ai rêvé de m’installer sur votre superbe terre d’Amérique, d’y fonder une famille, un domaine mais le chevalier de Tournemine se doit à son roi, à son roi qui l’a sauvé et qui peut-être ne lui permettrait plus de quitter la France à jamais, à présent qu’un orage semble s’amasser à son horizon…
— Alors demeurez John Vaughan ! C’est un personnage que j’ai appris à apprécier, un Américain… et je ne suis pas sûr d’avoir très envie de connaître son double français. À présent, mon ami, redescendons ! Votre rendez-vous vous attend et je ne veux pas faire attendre M. de Latude. On est susceptible à son âge.
Tandis qu’ils redescendaient côte à côte le large escalier de pierre blanche, Gilles, encore étourdi de ce qui venait de lui arriver, cette subite fortune américaine soudain mise à portée de sa main, se souvint tout à coup du malheureux William Short qui avait si grande envie d’aller au théâtre.
— Puis-je abuser de votre bonté en vous enlevant aussi votre secrétaire ? dit-il. William a, lui aussi, un grand faible pour la Dugazon.
L’œil du diplomate s’emplit d’un joyeux pétillement mais ses lèvres bien rasées ne s’accordèrent qu’un demi-sourire. Sans répondre il acheva de descendre l’escalier, pénétra dans la bibliothèque suivi de Tournemine qui n’osait pas renouveler sa demande et se dirigea droit sur son secrétaire toujours planté à la même place avec la mine de quelqu’un qui attend le salut.
— Je ne vous savais pas une telle passion pour le bel canto, Willy ? lui dit-il gravement. Vous auriez dû m’en tenir informé car j’aime à développer les arts chez mes collaborateurs. Aussi, pour ce soir, vous êtes libre. Allez, mon ami, allez !
L’aimable visage du jeune diplomate s’illumina.
— Vraiment, monsieur, vous voulez bien ?
— Mais naturellement ! Mme Dugazon ! Peste !… Allez vite, mon cher William !
N’osant croire à son bonheur, le jeune homme s’élança mais comme il atteignait la porte, Jefferson le rappela :
— William !
— Monsieur le ministre ?
— Dites à Hemings de nous refaire du café. Nous risquons d’en avoir besoin, nous autres. Et… si, d’aventure, vous la rencontrez, mettez-moi donc aux pieds de Mme la duchesse de La Rochefoucauld ! Je crois me souvenir qu’elle aime beaucoup les Italiens, elle aussi. Bonsoir, Vaughan ! Et songez à ce que je vous ai dit. Un bateau est la chose du monde la plus facile à prendre…
— J’y songerai, Excellence, je vous le promets.
Entraînant un William Short écarlate et ravi, Gilles referma sur eux la porte de la bibliothèque où Latude déroulait toujours ses interminables périodes. Puis, après deux mots à James Hemings, l’esclave mulâtre que Jefferson faisait initier à la cuisine française, les deux jeunes gens s’en allèrent prendre l’un des fiacres qui stationnaient à la grille de Chaillot et lui ordonnèrent de les conduire au croisement des boulevards de la Chaussée d’Antin.
Tout au long du trajet qui leur fit contourner les blanches murailles inachevées de l’église Sainte-Madeleine4 avant de s’engager sous la quadruple haie de marronniers des boulevards, l’Américain et le Français n’échangèrent pas dix paroles. Short, déjà en extase, vivait à l’avance l’instant si proche où il poserait ses lèvres sur les jolis doigts de sa duchesse et Tournemine songeait à l’offre généreuse du gouvernement américain.
Cela paraissait si simple et si facile à accepter ! Si séduisant aussi de tourner enfin le dos à une existence sans joie véritable. Il suffisait de faire ses bagages, d’enfourcher Merlin et, suivi de Pongo, de prendre la grand-route de Brest ou du Havre au bout de laquelle les huniers des grands navires se dressaient comme des tours de cathédrales… Quelques jours encore et la longue houle de l’Atlantique se glonflerait sous ses pieds et l’océan familier le porterait vers ces terres dont il avait toujours rêvé et qu’il avait appris à aimer. Et puis là-bas, au bout du grand chemin liquide, il trouverait une vie nouvelle, un grand domaine qui, planté en tabac ou en coton, ferait de lui un homme riche définitivement libéré des pièges politiques de la vieille Europe. Un domaine sur lequel s’élèverait l’enfant qu’il se hâterait de rechercher, l’enfant qu’il aimait déjà sans même savoir s’il accepterait cet amour…
Peu à peu, Gilles sentait faiblir sa résistance et prenait sa décision. Qui pouvait lui demander, sans faire preuve d’excessive cruauté, de vivre interminablement solitaire, le cœur écartelé entre deux amours ? Sa femme était prisonnière d’un couvent, son fils prisonnier des forêts d’Amérique et lui restait là, bêtement planté à mi-chemin de l’un et de l’autre avec cependant en main tous les outils possibles pour forger son bonheur…
— Demain, se promit Gilles, j’irai à Versailles. Je verrai le roi et lui dirai tout. Il est bon et généreux. Il comprendra et me fera rendre Judith. Et, dès que je l’aurai reprise, nous partirons… Là-bas, elle oubliera tout ce qu’elle a souffert ici…
Pour ne pas ternir, si peu que ce soit, l’éclat du tableau qui se peignait en lui, il évita de se demander comment l’impétueuse Judith prendrait l’entrée dans sa vie du fils de Sitapanoki. Peut-être y aurait-il là un problème mais celui-là paraissait mineur en comparaison de ceux d’aujourd’hui…
« À chaque jour suffit sa peine ! » pensa Gilles tandis que la voiture ralentissait. On était arrivés à destination et l’on se sépara sur une poignée de main. William Short, n’ayant plus que quelques pas à faire, gagna à pied son théâtre tandis que le chevalier gardait la voiture et, par la Chaussée d’Antin, belle artère bordée d’élégantes demeures et de vastes jardins, se dirigeait rapidement vers la rue de Clichy.
Il était tard déjà et la plupart des rares maisons, elles aussi entourées de jardins, qui la jalonnaient étaient obscures. Seule une belle demeure, située à mi-pente du chemin menant à la barrière de Clichy, faisait monter un halo de clarté au milieu d’un parc touffu.
La grille d’entrée, martelée des chevrons Richelieu, était largement ouverte et montrait, au bout d’un jardin abondamment fleuri et d’une belle allée sablée, un assemblage de chevaux, de voitures et de valets encombrant les devants d’une maison aux proportions harmonieuses dont le bâtiment principal était précédé d’un portique central à quatre colonnes ioniques encadré de balustres.
Par les portes-fenêtres ouvertes, on pouvait apercevoir un grand salon vert amande blanc et or, un autre entièrement revêtu de laques chinoises noires et or et un large vestibule décoré de grisailles en trompe-l’œil représentant des vases, des statues et des amours d’où partait l’élégante spirale d’un escalier de marbre rose. De grands vases d’albâtre contenaient mal des brassées de roses couleur d’aurore.
Une foule chatoyante, presque uniquement masculine d’ailleurs, évoluait lentement dans ce cadre raffiné au son d’une musique si douce qu’elle en devenait aérienne. De loin en loin, tout de même, apparaissait une haute coiffure féminine chargée de fleurs ou de plumes.
Rapidement, Gilles gravit les quelques marches basses qui menaient à ce vestibule devant lequel veillaient deux Suisses dont la livrée vert amande galonnée d’argent dissimulait mal l’exceptionnelle vigueur et les muscles noueux. Ces deux molosses devaient être là pour veiller au bon ordre de la maison et la débarrasser discrètement des joueurs de mauvaise foi si d’aventure il s’en présentait. Et comme leur œil, naturellement soupçonneux, se posait sur lui, Gilles, sans plus attendre, déclina ses noms et qualités ainsi que sa situation d’ami de l’amiral John Paul-Jones qui avait dû l’annoncer.
— Monsieur est en effet attendu, grogna l’un d’eux sans s’encombrer d’une grâce superflue. Il peut entrer…
Il entra donc, aperçut, sur sa gauche, une salle à manger dallée de marbre blanc et rose, ornée de panneaux peints, de corniches de staff et de frises à palmettes et, entre deux fenêtres, d’une niche enfermant une statue de Ganymède. Quelques hommes et deux femmes s’y restauraient devant de grands buffets garnis de pyramides de fruits et de pâtisseries. Mais Paul-Jones ne faisait pas partie des mangeurs.
Il l’aperçut quand il pénétra dans le grand salon vert où plusieurs tables de jeu étaient disposées. Il se tenait debout près de l’une des fenêtres du fond, penché, tout charme allumé, vers une gracieuse chaise longue sur laquelle une femme éblouissante se tenait à demi étendue au milieu de plusieurs hommes qui ressemblaient à des croyants en adoration devant une divinité.
La femme ressemblait à un rêve car elle ne ressemblait à aucune autre mais sa vue, comme celle de Méduse, rejeta brutalement Gilles, les tempes battantes et le cœur en déroute, contre le chambranle de la double porte auquel il dut s’appuyer un instant pour ne pas tomber, le dos tourné au salon.
Le vestibule était vide et nul ne remarqua son malaise. Il resta là un moment, les yeux fermés, cherchant à calmer les battements désordonnés de son cœur. Sentant la sueur couler de son front, il chercha son mouchoir, s’en tamponna le visage.
— Monsieur est souffrant ? fit auprès de lui une voix obséquieuse. La chaleur peut-être ?…
Rouvrant les yeux il aperçut un valet portant un plateau chargé de verres. Il prit l’un de ces verres, l’avala d’un trait sans même goûter ce qu’il contenait. C’était du rhum dont la force lui rendit rapidement la sienne.
— La chaleur, en effet ! dit-il enfin. Merci, mon ami. Cela va mieux…
L’homme s’inclina et s’éloigna. Alors, faisant effort sur lui-même, Gilles revint à l’entrée du salon avec l’obscure répugnance de celui qui vient de faire un cauchemar et qui craint de se rendormir. Mais le tableau était toujours le même à cette différence près que Paul-Jones, à présent, baisait dévotement les doigts de son hôtesse.
Qu’elle était belle, bon Dieu !… Le noir mat de sa robe, décolletée à la limite de l’indécence, faisait chanter sa carnation éclatante, l’éclat satiné de ses seins découverts jusqu’à leurs pointes roses, de ses épaules nues sur lesquelles croulait la masse fauve, à peine retenue par un simple ruban noir, de ses longs cheveux sans poudre. Pas une fleur, pas une plume, pas un ornement sinon la beauté insoutenable de cette femme et, contre la douce colonne de son long cou gracieux, l’éclair tremblant de fabuleuses girandoles de diamant longues d’une main…
Envahi d’une soudaine envie de meurtre, Gilles, les yeux fixés sur la bouche tendre qui souriait à d’autres, allait s’élancer sans savoir ce qu’il allait faire mais un groupe d’hommes, tout à coup, s’interposa entre lui et le canapé et il ne la vit plus. Il se maîtrisa alors, s’efforça de raisonner. Ce n’était pas Judith, ce ne pouvait pas être Judith ! C’était une courtisane qui lui ressemblait comme l’autre, la La Motte, lui ressemblait aussi… Il avait entendu dire que chaque être humain, sur terre, possédait un sosie. Pourquoi donc Judith n’en posséderait-elle pas deux ? Cela pourrait arriver !… C’était peut-être un peu extraordinaire mais cela pouvait arriver. En revanche, comment pouvait-il arriver que Judith, enfermée au carmel, sous la garde d’une fille de France, se retrouvât soudain, par quelque infernal tour de passe-passe, transformée en créature de plaisir livrée à la concupiscence d’une foule d’hommes alors qu’elle était censée pleurer la mort de son époux, sa mort à lui, Tournemine…
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