Et Gilles, soudain, se souvint. Il savait, à présent, pourquoi ce nom de Kernoa lui était apparu comme familier car il entendit brusquement, sortie des profondeurs de sa mémoire, la voix pesante du frère aîné de Judith, Tudal de Saint-Mélaine, telle qu’il l’avait entendue lors de la dramatique entrevue qu’il avait eue avec lui avant de le tuer.
« Elle avait été recueillie par un médecin de Vannes, un certain Job Kernoa qui l’avait trouvée sous les roues de sa voiture à moitié morte de faim… »
Kernoa était l’homme qui avait épousé Judith pour la soustraire aux entreprises cupides de ses frères et que ceux-ci avaient tué, le soir même de ses noces, avant de revenir jeter leur sœur au fond d’une fosse hâtivement creusée dans la forêt de Paimpont2. Le malheureux avait été la première victime de cette malfaisante sirène et il le demeurait puisqu’elle n’avait pas craint d’abriter sa lucrative industrie sous ce nom, très certainement respectable, et qu’elle s’était contentée de modifier, à peine, grâce à une particule passablement ridicule…
Toujours furieux mais beaucoup plus calme, Gilles remonta à cheval et regagna la rue de Clichy où la soirée battait toujours son plein. Davantage peut-être encore car les voitures arrêtées devant la maison étaient plus nombreuses qu’auparavant.
Après avoir rendu le cheval au Suisse, il se fit conduire dans un petit vestiaire afin de remettre un peu d’ordre dans sa toilette et d’ôter la poussière de la chevauchée puis, calmement, il se dirigea vers le salon vert. Toute la fureur de tout à l’heure s’en était allée, laissant derrière elle une volonté glacée et le besoin de frapper, de détruire, de venger son bonheur anéanti et son amour bafoué…
Il y avait beaucoup de monde, à présent, autour des tables de jeu. Par contre, la chaise longue de velours amande était vide. Celle qui l’occupait tout à l’heure se trouvait, avec sa cour d’admirateurs, dans le salon de laque noire. Une flûte de champagne à la main, elle riait des plaisanteries qu’un de ses compagnons chuchotait à son oreille. Fier comme un paon et tout sourire, John Paul-Jones tenait sa main libre entre les siennes avec plus de respect certes que s’il eût tenu la main de la reine en personne.
L’amiral avait bu, sans aucun doute, mais pas au point de lui brouiller la vue. Apercevant Gilles debout au seuil de la pièce, il le salua d’une exclamation triomphale.
— Enfin vous voilà ! Vrai Dieu, mon ami, je commençais à désespérer de vous voir arriver.
— Pour un désespéré, vous me semblez singulièrement joyeux, amiral ! répondit Gilles en forçant un peu son accent américain. Quant à moi, j’ai quitté la légation plus tard que je ne pensais et j’ai eu affaire ailleurs. Voulez-vous me présenter ?
— Naturellement. Chère et belle amie, permettez-moi de vous présenter l’un de mes jeunes compatriotes, le capitaine John Vaughan, fils d’un de nos plus valeureux corsaires et marin lui-même. Il brûlait du désir de vous connaître…
Sous leurs longs cils, les yeux sombres de la jeune femme parcoururent insolemment, de la tête aux pieds, la longue silhouette du nouveau venu, à la manière exacte du riche planteur qui songe à acheter un esclave.
— Vraiment, monsieur, vous brûliez ? fit-elle du bout de ses jolies lèvres qu’elle trempa aussitôt dans le vin léger qui pétillait au bout de ses doigts. Comme c’est intéressant !…
— Heureux de vous l’entendre dire. C’est vrai, je brûlais… je brûle encore d’ailleurs et, cet incendie étant fort gênant, j’ose espérer que vous serez assez bonne pour consentir à l’éteindre.
Judith fronça les sourcils. De toute évidence, il y avait dans le ton de cet inconnu quelque chose qui ne lui plaisait pas.
— Comment l’entendez-vous ? fit-elle avec hauteur.
— Le plus simplement du monde, madame, dit-il tranquillement. Vous êtes extrêmement belle – et son regard, à son tour, détailla la beauté offerte de la jeune femme, s’attardant sur le nid de dentelle noire où palpitait la gorge si largement découverte. Vous avez l’habitude que l’on vous désire et que l’on vous le dise. Eh bien je le dis : je vous désire. Il vous reste donc à me faire connaître le prix que je dois payer pour assouvir ce désir en achevant cette nuit dans votre lit.
Un tollé indigné salua cette effarante déclaration, étouffant le cri de colère de Judith et le bruit cristallin que fit, en se brisant, le verre qu’elle venait de lâcher. En même temps, sa main, rapide comme l’éclair, partit en direction de l’insulteur pour le gifler mais il fut plus rapide qu’elle et saisit cette main au vol.
— Allons ! Du calme ! Pourquoi tant d’indignation ? persifla-t-il. Il faut avoir le courage de ses opinions… ou de son métier ce qui revient au même.
— Êtes-vous devenu fou, Vaughan ? souffla Paul-Jones abasourdi. Vous avez trop bu sans doute…
— Nullement ! Et je ne vois pas pourquoi il faudrait tant de détours pour passer marché avec une courtisane dont on a envie…
Une tempête de protestations souleva le groupe d’hommes qui entouraient Judith dont Gilles tenait toujours la main et qui se tordait, pâle de fureur, pour essayer de lui échapper.
— On voit bien que vous venez d’un pays de sauvages ! s’écria l’un d’eux en s’élançant sur Gilles. Vous n’êtes qu’une brute sans éducation ! Lâchez madame immédiatement !
Mais, avant que l’autre ne l’ait atteint, Tournemine avait reculé, traînant après lui sa prisonnière qu’il maintenait d’une poigne irrésistible tandis que, de sa main libre, il avait tiré son épée.
— Je n’ai pas l’intention de la lâcher. Allons, messieurs, qui de vous va venir me la réclamer les armes à la main ? Qui de vous va accepter de se battre pour une catin ?
— Cyprien ! Anatole ! hurla Judith en direction du vestibule. Venez me libérer et jeter ce misérable à la rue…
Les deux Suisses apparurent aussitôt, suivis d’ailleurs de presque tous les occupants des tables de jeu que les cris avaient alertés. Mais Gilles avait déjà cherché refuge dans l’angle d’une porte, suivi de Paul-Jones qui, hagard, ne sachant plus très bien où il en était, le suppliait de faire cesser ce scandale.
Le jeune homme éclata de rire.
— Voilà bien du bruit pour peu de choses ! s’écria-t-il. Je n’ai fait que réclamer hautement ce qu’implorent avec bassesse tous ceux qui sont ici. Tenez-vous tranquille, madame, gronda-t-il entre ses dents, sinon je déchire votre robe, je vous expose nue sur cette table et je fais monter les enchères ! Allons, messieurs, approchez ! Qui veut tâter de ma lame ?
— Mais enfin que prétendez-vous faire ? cria quelqu’un.
— Je prétends faire sortir de son trou le propriétaire de madame… l’homme qui paie tout ce luxe ! C’est à lui, il me semble, de défendre son bien. Cela lui coûte assez cher : lui seul a le droit de me demander raison et vous le savez bien. Aucun gentilhomme ne peut avoir envie d’aller sur le pré pour une gourgandine… Allons, où est le banquier Laborde ?…
Un homme très brun, de taille moyenne mais vigoureusement bâti, très élégamment vêtu et de noble allure sortit du cercle qui entourait le couple.
— M. de Laborde n’est pas là, articula-t-il avec un fort accent italien, pas plus d’ailleurs que M. de Kernoa…
— Comment ? Il y a un M. de Kernoa ? s’écria Gilles. Mais d’où sort-il celui-là ?
— Pourquoi n’y aurait-il pas un M. de Kernoa ? cria Judith. Pourquoi n’aurais-je pas le droit d’avoir un époux ? Qui vous a autorisé à vous immiscer ainsi dans ma vie ? Allez-vous-en, vous et votre amiral ! Les Américains sont des gens impossibles qui se croient tout permis. Quant à vous, vous n’êtes qu’un misérable fou mais ce que vous venez de faire va vous coûter la vie car ceux qui me protègent ne laisseront pas un tel forfait impuni..
— Vraiment ? Mais écoutez-la donc. C’est une impératrice, ma parole, que cette femme ! Allons, la belle, assez de mensonges ! Bas les masques à commencer par celui de cet honorable époux. Il y a eu jadis un brave garçon nommé Job Kernoa que vous aviez épousé et qui était médecin, à Vannes, mais il est mort depuis longtemps et le soir même de ses noces avec vous. De là vient ma surprise en apprenant qu’il était si heureusement ressuscité… et anobli par-dessus le marché.
Soudain, la main qui serrait Judith ne tint plus qu’une petite chose froide et molle. La jeune femme glissait à terre, sans connaissance, après avoir jeté à son bourreau un regard dilaté par l’épouvante. Aussitôt l’Italien fut à genoux auprès de la longue forme noire qui n’avait rien perdu de sa grâce en s’abattant sur les dalles de marbre rose. Il la prit dans ses bras pour chercher à la ranimer.
— Si vous l’avez tuée, je demanderai votre tête, monsieur, tout Américain que vous soyez !
— Allons donc ! Vous voyez bien qu’elle respire.
— Peut-être pas pour longtemps. Des sels ! du vinaigre ! une serviette !… Que l’on appelle sa camériste ! Il faut la porter dans sa chambre.
Un instant plus tard, l’un des gigantesques Suisses emportait Judith inanimée dans ses bras et perçait, suivi de la femme de chambre accourue, le cercle chuchotant des joueurs et des fêtards qui avaient assisté à cette scène violente avec autant de sang-froid que si elle s’était déroulée sur le plateau d’un théâtre. Pour tous ces gens, Mme de Kernoa était une hôtesse agréable, fastueuse et commode mais rien de plus. La passion du jeu les habitait trop pour qu’ils se soucient beaucoup du sort d’une femme de petite vertu. Néanmoins, ils ne retournaient pas encore à leurs cartes et à leurs dés pensant, non sans raison, qu’il y avait peut-être encore quelque chose à voir.
En effet, l’Italien s’était relevé, époussetant d’un geste machinal ses genoux, et se dressait devant Gilles qui n’avait pas fait un geste lorsque l’on avait emporté Judith.
— À nous deux, à présent, monsieur l’insulteur de femmes ! M. de Kernoa se trouvant absent ce soir, ainsi d’ailleurs que M. de Laborde, le meilleur ami de cette malheureuse jeune femme que vous avez osé agresser de si inqualifiable façon, c’est donc moi qui me substituerai à eux pour vous demander raison. J’ajoute que je suis très fort aux armes et que j’espère bien vous tuer.
— Ne vous gênez surtout pas, fit tranquillement Gilles en remettant son épée au fourreau. Néanmoins, avant de vous donner ce plaisir, j’aimerais savoir à quel titre vous vous faites le défenseur d’une vertu inexistante ? Faites-vous partie, vous aussi, des propriétaires, ou bien n’êtes-vous encore que candidat au titre ?
— Cela ne vous regarde pas ! Je suis le prince Caramanico, ministre plénipotentiaire de Sa Majesté le roi des Deux-Siciles auprès de la cour de France. Cela doit vous suffire, il me semble… Et je déclare hautement, ici, que vous êtes un lâche et un misérable. Vous battrez-vous ?
— Il n’a jamais été question d’autre chose… encore que vous ne soyez pas l’homme que je souhaite tuer. Cela ne me fera qu’un duel de plus, voilà tout… car je vous préviens que je suis moi aussi d’une certaine force aux armes.
Le large sourire du prince fit briller ses dents impeccablement blanches.
— Vraiment ? Vous me faites plaisir car je n’apprécie rien tant qu’un bon adversaire, si ce n’est le plaisir que l’on prend auprès d’une jolie femme. Messieurs, ajouta-t-il à l’adresse du cercle de curieux, il n’y a plus rien à voir ici et vous pouvez retourner à vos jeux. La suite de cette aventure ne regarde plus que cet homme et moi et vous pensez bien que nous n’allons pas en découdre ici.
— Pourquoi pas ? fit Gilles. Le jardin me paraît vaste et commode.
— Sans doute, mais si vous n’y voyez pas d’inconvénient, je préférerais le mien. J’habite Chaussée d’Antin, à deux pas d’ici. Nous y serons d’autant mieux que nous aurons moins de curieux autour de nous. Êtes-vous d’accord ?…
Cette fois Gilles n’eut pas le temps de répondre. John Paul-Jones venait de s’interposer entre lui et son adversaire.
— Voyons, messieurs, un peu de raison ! Ce duel est impossible. Songez à ses conséquences. Les ambassades ne sont-elles pas, par définition, territoires nationaux de ceux qui les occupent ? Aller s’y battre en duel avec l’un quelconque de ses membres constitue une violation du territoire, quelque chose comme une invasion. C’est un cas de guerre…
Le prince haussa les épaules.
— J’ai déjà eu l’avantage de rencontrer M. Thomas Jefferson. C’est un homme sage et mesuré et je serais fort étonné qu’il se déclare solidaire des folies criminelles d’un jeune fou sous prétexte qu’il est son compatriote.
— Cela signifie seulement que vous ne nous connaissez pas, s’écria le marin en se redressant de toute sa petite taille. Tous les Américains sont solidaires, prince, c’est ce qui leur a permis de conquérir leur liberté. Sachez que M. Jefferson ne saurait se désintéresser du sort d’aucun d’entre nous, fût-il le plus humble et eût-il cent fois, mille fois tort comme le capitaine Vaughan ce soir. Ce que vous venez de faire, ajouta-t-il avec sévérité en se tournant vers Gilles, m’indigne et me choque au-delà de tout ce que vous pouvez imaginer. C’est moi qui vous ai fait entrer dans cette maison et vous m’avez couvert de honte par une conduite dont je cherche encore à comprendre la raison.
"Le Trésor" отзывы
Отзывы читателей о книге "Le Trésor". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "Le Trésor" друзьям в соцсетях.