— La raison ne regarde que moi, fit le chevalier avec hauteur. Il s’est trouvé que je connaissais cette femme, beaucoup trop pour mon bien. Que ceci vous suffise ! Je regrette seulement que vous vous trouviez mêlé à une aventure où vous n’avez que faire et dont vous devez vous désintéresser. Vous quittez Paris dans quelques heures, amiral : rentrez chez vous et oubliez-moi…

— En aucune façon car, je vous l’ai dit, je me tiens pour responsable dans une certaine mesure. Si ce duel insensé doit avoir lieu, je vous servirai de second… mais pas par conviction, simplement parce que nous sommes compatriotes.

Gilles avait bonne envie d’envoyer promener l’Américain et ses sermons et de déclarer son véritable nom mais c’eût été risquer de découvrir la réalité des liens existants entre lui et Judith et faire connaître à tous son déshonneur de mari.

— Je vous remercie, dit-il. À présent, si ce duel doit dégénérer en incident diplomatique, battons-nous ici et n’en parlons plus.

— Non ! coupa le prince. Un ministre plénipotentiaire ne se bat pas dans le jardin d’un tripot !

— Nous n’en sortirons jamais. Allons où vous voulez : au bois de Boulogne, dans un terrain vague, n’importe où, mais finissons-en !

— Un lieu public est impossible. C’est le roi de France alors qui pourrait s’estimer offensé…

— Peut-être auriez-vous pu songer à tout cela avant de vous jeter à l’étourdi dans une affaire qui ne vous concernait en rien, monsieur, s’écria Gilles à bout de patience. À présent j’exige…

— Si la demeure d’un grand seigneur génois peut vous convenir, messieurs, dit, du seuil de la porte, une voix féminine douce et chaude, je serais heureuse de vous tirer d’embarras et de vous y accueillir… Je suis la comtesse de Balbi.

Et Anne, toute vêtue de faille gris bleuté, des roses fraîches dans sa coiffure et à son décolleté, apparut dans l’encadrement de la porte.

— Vous, madame ? dit, avec sévérité, Gilles repris par ses anciennes méfiances. Que faites-vous ici ?

Elle lui dédia un sourire ensorcelant.

— Allons ! Ne montez pas sur vos grands chevaux puritains, mon cher John. Vous savez que je suis une joueuse incorrigible et combien j’aime ce qui sort de l’ordinaire. Un ami, le comte d’Orsay, qui appartient à la maison de Monsieur, m’a vanté cette maison… et sa belle hôtesse. La curiosité m’a poussée à l’accompagner ce soir. Vous voyez, cher Caton, qu’il n’y a pas de quoi fouetter un chat. J’ajoute que je ne regrette pas cette démarche que d’aucuns jugeraient imprudente…

Le regard mi-souriant, mi-implorant de la jeune femme s’attachait à celui de son amant. Il la connaissait assez à présent pour sentir qu’elle ne mentait pas et se contenta de hausser les épaules. Il savait, en effet, quelle passion des cartes en particulier et du jeu en général l’habitait et qu’il n’était pas de tripot un peu élégant qu’elle n’eût visité au moins une fois ; que, même dans son propre hôtel, une cave avait été aménagée à cet effet, une cave comme il en existait d’ailleurs dans certaines ambassades étrangères.

— Pour ma part, dit Caramanico, j’accepte avec reconnaissance votre offre généreuse, madame, et vous en rend grâces. Eh bien, monsieur, ajouta-t-il à l’adresse de Gilles, je crois que plus rien ne nous empêche de vider notre querelle. Voici le comte Cavalcanti qui me servira de témoin. Partons donc ! Je vous demanderai seulement la permission de m’arrêter un instant chez moi pour y prendre mon médecin…

— Inutile ! coupa Mme de Balbi. Il y a, chez moi, un excellent médecin à demeure qui veille sur la santé du comte, mon époux…

Le prince s’inclina.

— Dans ce cas… Ah ! j’allais oublier. Vous êtes l’offensé, capitaine Vaughan. Quelle arme choisissez-vous ?

— Nous avons chacun une épée. Pourquoi chercher d’autres armes ?

— Eh bien, messieurs, allons ! dit froidement la comtesse. J’ai là mon carrosse et je vous emmène, capitaine Vaughan, ainsi que votre témoin bien entendu.

— Ne vous donnez pas cette peine, madame, fit Paul-Jones qui ne se départissait pas d’une raideur réprobatrice bien qu’il eût enveloppé la jeune femme d’un regard admiratif, j’ai, moi aussi, ma voiture…

Le sourire qu’Anne lui adressa disait assez qu’elle était enchantée d’une circonstance qui lui accordait un moment de solitude avec Gilles mais elle se contenta d’approuver d’un signe de tête, s’absenta un instant en disant qu’elle allait prévenir le comte d’Orsay de son départ et de son intention de lui renvoyer sa voiture, revint puis, glissant son bras sous celui de Gilles, prit la tête du petit cortège qui se dirigea vers le perron.

En prenant place auprès de Mme de Balbi, sur les coussins de velours bleu de la voiture, Gilles ne put s’empêcher de lever les yeux vers le premier étage de la maison. Une suite de trois fenêtres y était éclairée mais de façon bien différente de l’illumination du rez-de-chaussée. C’étaient les lumières roses, adoucies, des lampes que l’on allume de façon à ne pas blesser les yeux d’un malade.

Le chevalier n’avait qu’à fermer les siens pour imaginer Judith étendue dans la blancheur dérangée des draps et le flot brillant de sa chevelure dénouée, inconsciente encore peut-être ou, déjà réveillée, cherchant à comprendre pourquoi cet inconnu l’avait attaquée avec tant de brutale grossièreté, tant de mépris aussi. À moins que l’évanouissement n’ait été qu’un bon moyen d’en finir avec une situation devenue insupportable ? Mais non ! Elle était pâle jusqu’aux lèvres lorsqu’on l’avait emportée et Gilles revoyait nettement la tête inerte qui ballottait sur le bras du Suisse…

Une brusque douleur lui vrilla le cœur dominant un instant l’amertume et la colère qui ne le quittaient pas. Venant d’un étranger, d’un inconnu, ce qu’il venait de faire était d’une inqualifiable goujaterie mais lequel, parmi ceux qui avaient assisté à la scène, lui donnerait tort un seul instant s’il savait la réalité de ses liens avec la fausse Mme de Kernoa ? Qu’y avait-il au juste dans la jolie tête de Judith ? Quelle sorte d’amour était le sien puisqu’au lieu de le pleurer dans le silence et la dignité, elle avait choisi de le remplacer dans d’aussi infâmes conditions ? À moins que la reine n’eût raison sur toute la ligne… à moins qu’elle ne l’ait jamais aimé réellement et, si elle l’avait épousé, c’était uniquement parce qu’il s’était trouvé là, seul refuge pour elle à un moment où elle ne savait plus de quel côté se tourner, où elle mourait de peur…

— Ne me traite pas en ennemie ou en coupable, murmura auprès de lui la voix d’Anne. Sur l’honneur de ma mère, je te jure que c’était la première fois que je venais ici, ce soir…

— Pardonne-moi !… mais ce n’était pas à toi que je pensais, dit-il amèrement. Depuis que je suis entré dans cette maison, tout à l’heure, il me semble que je vis un cauchemar, que ce n’est pas moi, que ce n’est pas elle et je fais des efforts inouïs pour me réveiller. Mais rien ne me réveille, ni ma course jusqu’à Saint-Denis…

— Tu es allé à Saint-Denis ? Mais quand ?

— Il devait être une heure du matin, je crois, lorsque j’y suis arrivé. Oui, j’y suis allé tout de suite, dès que je l’ai vue, elle, à demi étendue dans ce salon vert, une troupe d’hommes à ses côtés. Je l’ai reconnue tout de suite mais je ne voulais pas croire à ce que voyaient mes yeux…

— Je sais. J’ai éprouvé cela moi aussi quand elle nous a accueillis, Orsay et moi. Mais je n’ai pas eu besoin d’aller chercher confirmation ailleurs. J’ai bien vu, à son sourire de défi, qu’elle m’avait reconnue, donc que c’était bien elle…

— Moi elle ne m’avait pas vu. Et, de toute façon, elle ne m’a pas reconnu. Alors j’ai emprunté un cheval et j’ai couru jusqu’au carmel. Là, j’ai vu Madame de France qui a bien voulu pardonner mon irruption dans sa maison.

— Tu l’as vue ? À une heure du matin ? Elle t’a reçu ?

— Si elle ne l’avait fait, je crois que j’aurais fouillé tout le couvent l’épée à la main. Comprends donc qu’il me fallait retrouver Judith, la vraie, ma Judith à moi ! Il fallait que je me prouve à moi-même que l’autre, là-bas, n’était qu’une vilaine copie… mais je ne l’ai pas trouvée, bien entendu.

La main d’Anne, douce et apaisante, vint se poser sur celle de Gilles qui était froide et contractée.

— Comme tu l’aimes ! murmura-t-elle tristement. Tu ne cesseras jamais de l’aimer, n’est-ce pas ? Quoi qu’elle puisse faire ?

— L’aimer ? Je ne sais plus très bien ce que j’éprouve. Tout à l’heure, j’avais envie de la tuer et j’ai toujours envie de la tuer…

— C’est bien ce que je disais : tu l’aimes ! Mais que t’as dit Madame Louise ? Comment Judith a-t-elle pu quitter Saint-Denis ? La reine l’avait prise sous sa protection, m’as-tu dit, et Monsieur d’ailleurs n’en a plus jamais reparlé. Ce n’est pourtant pas faute d’avoir essayé de le sonder à ce sujet mais chaque fois, il m’a répondu qu’il valait bien mieux la faire oublier, qu’il l’avait mise lui-même à Saint-Denis et qu’après tout il était excellent qu’elle y reste un moment…

— Aussi est-ce sur un ordre de la reine qu’elle est sortie, voici quatre mois.

Mme de Balbi haussa les épaules.

— Bah ! Un ordre de la reine, cela s’imite ! Nous venons d’en savoir quelque chose avec cet effarant procès. Madame Louise n’a tout de même pas remis ta femme en liberté sur le vu d’un simple papier apporté par on ne sait quel messager ?

— Ce n’était pas un quelconque messager, c’était la comtesse Diane de Polignac.

Dans l’ombre de la voiture, les yeux d’Anne étincelèrent et parurent s’agrandir. Elle se tut un instant puis, haussant les épaules, déclara, comme pour elle-même :

— Cela n’a pas de sens ! Pourquoi la reine aurait-elle fait cela et pourquoi la Polignac ? Ou alors elles ont voulu engager ta chèvre sauvage dans un chemin qui ne lui a pas plu et elle s’est échappée après quoi elle s’est trouvé un protecteur en la personne de Laborde ? Il ne faut pas oublier la haine qu’elle portait et doit encore porter à Marie-Antoinette… par ma seule faute d’ailleurs, ajouta-t-elle avec une amertume qui perça l’espèce de gangue glacée dans laquelle Gilles se sentait prisonnier. Il réussit même à lui sourire.

— Il n’arrive jamais que ce qui doit arriver et tu n’es pas responsable du gâchis de ce soir… Quant à la reine, j’ai bien l’intention d’aller lui demander compte de ma femme, si je sors vivant de l’aventure de ce soir. Ce que je ne suis pas très sûr de souhaiter, vois-tu.

Aussitôt elle fut contre lui, les yeux soudain chargés de nuages et, des deux mains, elle s’accrocha à lui.

— Promets-moi… jure-moi de tout faire pour rester en vie ! Tu ne vas pas te laisser embrocher bêtement par ce Sicilien, n’est-ce pas ? C’est un redoutable bretteur… et je ne suis pas très sûre de son extrême loyauté. C’est la raison pour laquelle j’ai proposé mon jardin, mon médecin. Gilles, je t’en supplie… promets-moi de bien te battre. En échange, je te promets de tout faire pour éclaircir le mystère que l’on appelle à présent la reine de la nuit. Demain je verrai Monsieur, je chercherai, j’interrogerai. Je verrai aussi la Polignac. Ce n’est pas une vertu, tant s’en faut et nous avons quelques vices communs. Je saurai la vérité. Dussé-je la demander à Judith elle-même. Mais toi, tu promets ?

Le passage d’une lanterne fit luire les larmes qui roulaient sur ses joues et révéla l’angoisse qui habitait son regard. Un instant, Gilles la considéra sans rien dire, avec une surprise où passait un peu d’émotion.

— C’est donc vrai que tu m’aimes, toi ?

— Oui, moi… moi, la Balbi !… la femme aux cent aventures je n’ai plus d’amour que pour un seul homme, toi ! C’est drôle n’est-ce pas ? Je me croyais si forte…

Il l’attira contre lui, plongeant son regard dans l’eau sombre et brillante du sien. Contre sa poitrine, il sentit le battement affolé du cœur de la jeune femme.

— C’est drôle, en effet, dit-il lentement. Je voyais en toi une ennemie et tu ne cesses de me prouver un amour auquel je ne voulais pas croire. Elle… voilà des années qu’elle dit m’aimer, elle est ma femme mais hormis le don de sa virginité je n’ai jamais eu d’elle que des preuves de méfiance. C’est ce soir, cependant, que je comprends combien ma vie est bouleversée. J’ai peur vois-tu… que ce ne soit dur de vivre après cet échec jeté à ma plus chère espérance…

— Néanmoins tu vivras… Je veux que tu vives.

Il se pencha un peu plus et l’embrassa, doucement d’abord puis avec une ardeur désespérée. Ses lèvres lui parurent fraîches et douces comme une source rencontrée après une course épuisante. Il y but à longs traits, réconforté plus qu’il ne l’aurait cru par cette féminité vivante et vibrante qu’Anne dégageait. Alors qu’il s’apprêtait à regarder, une fois de plus, la mort au fond des yeux, il avait l’impression d’étreindre la vie même.