— Je le conçois sans peine. Eh bien, monsieur le ministre, vous n’avez pas le choix : abandonnez-moi !
— Ne soyez pas ridicule. Vous savez parfaitement qu’il existe avec vous une position de repli fort simple : Vaughan peut disparaître en quelques instants. Après tout… vous n’avez plus guère de raison de vous cacher…
— En effet. Puis-je cependant vous faire remarquer qu’hier encore vous me disiez souhaiter me voir rejeter ma première personnalité pour devenir définitivement le fils du vieux marin ?
— Je l’ai dit, en effet, et je le pensais…
— Vous ne le pensez plus ?
Il y eut un silence, court d’ailleurs : le temps de quelques battements de cœur. Ce fut le poing de Jefferson qui, en s’abattant sur l’acajou de sa table, le rompit.
— Par tous les Prophètes ! Quelle damnée mouche vous a piqué d’aller attaquer aussi grossièrement cette malheureuse femme ? Je vous croyais un gentleman et je m’aperçois qu’il n’en est rien et… oui, je l’avoue, j’en viens à regretter que l’on vous ait accordé la nationalité américaine, mais…
Gilles se leva brusquement et, considérant le ministre du haut de sa taille, remarqua, sarcastique :
— J’ignorais que le peuple américain était composé uniquement de gentlemen. Soyez sans crainte, monsieur Jefferson, je ne me permettrai pas de dissimuler mes vices européens sous le masque d’un vertueux nom américain. Dès ce soir, je vous ferai tenir les décrets de naturalisation que vous m’avez remis, mes droits à la succession de John Vaughan et la concession de terre…
— Pas la concession de terre, voyons ! Elle a été attribuée d’abord au chevalier de Tournemine. C’est un don de reconnaissance, le prix du sang versé…
— Les Tournemine n’ont jamais vendu leur sang, monsieur. Il ne peut donc correspondre à un prix quelconque. Les États-Unis ne me doivent rien.
Lentement, Jefferson se leva. Sous ses épais cheveux couleur d’acajou son beau visage avait pâli.
— Je vous en prie, John, ne le prenez pas ainsi.
— Je m’appelle Gilles, coupa le jeune homme, cassant.
— Essayez de me comprendre. Vous m’avez mis, que vous le vouliez ou non, dans une situation difficile. Le roi Louis XVI n’éprouve pas une grande tendresse pour nous, les rebelles. Nous sommes la preuve vivante qu’une lutte contre une monarchie de droit divin peut réussir. Il voit en nous les ferments installés chez lui de troubles éventuels et, si je veux, comme le veut le général Washington, comme le veulent La Fayette et tous vos anciens compagnons d’armes, qu’une amitié totale, absolue, fraternelle s’instaure entre nos deux pays, je dois veiller à lui faire comprendre que nous lui sommes vraiment reconnaissants de l’aide apportée jadis, que nous ne souhaitons à notre tour que l’aider à donner plus de bonheur à ses sujets. Je dois le ménager et ménager ceux des siens qui pourraient avoir à se plaindre de nous. Au moins… ne pouvez-vous me donner une raison valable… une seule de votre conduite d’hier soir ?
Un froid sourire détendit les lèvres serrées du chevalier mais n’atteignit pas ses yeux glacés.
— Je le pourrais, en effet. Je pourrais vous donner la meilleure, la plus convaincante des raisons mais je ne le ferai pas.
— Pourquoi ?
Se détournant, Gilles alla reprendre, sur le coin d’une console, ses gants et son chapeau, revint jusqu’au milieu de la pièce, haussa les épaules.
— Parce que… si vous en êtes à regretter pour une peccadille que l’on ait voulu faire de moi un véritable Américain, il se trouve que moi je n’ai plus du tout envie de l’être… du moins pour le moment. Mes respects, monsieur le ministre plénipotentiaire des États-Unis de l’Amérique septentrionale2.
Il salua profondément puis, sifflotant doucement un menuet de Mozart, il descendit le grand escalier de pierre, alla récupérer Merlin, sauta en selle et, quittant l’hôtel de Langeac, se glissa au milieu des équipages qui montaient et descendaient la grande artère champêtre entre la place Louis-XV et la grille de Chaillot. Le soleil commençait à baisser et c’était l’heure de la promenade élégante. Les dorures des carrosses côtoyaient les vernis austères des nouvelles voitures à l’anglaise et les légers cabriolets des filles d’opéra. Tout cela débordait de satins clairs, de mousselines couleur d’aurore, de dentelles, de gaze azuréenne, de fleurs et de rubans dont étaient surchargés les gigantesques chapeaux de paille des femmes. On s’interpellait d’une voiture à l’autre, on riait et, sous les ombrages des contre-allées les marchands d’oublies, de limonade, de cerises ou de glaces faisaient, avec les jolies promeneuses ou avec les enfants, des affaires d’or.
Tout à coup, Gilles eut envie de s’attarder un peu mais en dehors de toute cette agitation qui soulevait trop de poussière à son gré. Une poussière qui pour être dorée et essentiellement poétique n’en était pas moins desséchante. Il avait soif, faim aussi car il n’avait rien mangé depuis la veille et il avait envie d’être un peu seul avec lui-même. Par l’allée des Princes, il gagna le cours de la Conférence et, avisant une guinguette dont le petit jardin descendait jusqu’aux eaux vertes de la Seine, il attacha son cheval à la porte et alla s’installer sous une tonnelle couverte de vigne d’où la vue sur le fleuve était charmante.
Il s’assit, commanda du vin frais, une omelette, de la salade et du fromage à la servante en bonnet tuyauté qui accourut puis, posant ses pieds sur la balustrade faite de grosses branches élaguées qui fermait la tonnelle et en faisait une sorte de balcon, il essaya de faire le vide dans son esprit en contemplant la circulation de chalands, de barges, de coches d’eau et de barques de pêche qui sillonnaient les eaux étincelantes où se brisaient les rayons du soleil rouge. Avec intention, il s’était placé tout au bout de la tonnelle, afin d’être aussi éloigné que possible des deux hommes qui y étaient déjà installés, buvant du vin blanc à une petite table…
L’ambiance calme et heureuse de ce beau jour lui fit du bien. En dépit de l’apparente désinvolture avec laquelle il avait accueilli les paroles de Jefferson, il s’était senti blessé par l’espèce de hâte mise à le retrancher de la vertueuse nation américaine et à lui faire entendre que l’on ne souhaitait plus guère qu’il choisît de rester définitivement John Vaughan et de continuer cette estimable dynastie. Certes, il pouvait toujours fonder une famille de Tournemine qui deviendrait américaine mais surtout avec le temps. Qu’ils s’installassent au bord de la Roanoke (car, la réflexion venue, il était bien décidé à garder ses mille acres de bonne terre) et ils seraient très certainement, lui et peut-être ses enfants, « les Français ». La troisième génération seulement laisserait oublier l’origine. Tandis qu’en s’installant pour jamais sous le collier de barbe de John Vaughan, il eût effacé d’un seul coup tout son passé français et breton…
« Tout compte fait, songea-t-il, en m’évitant les tentations du choix, on me rend service. C’était peut-être le chemin commode mais comment aurais-je pu me résoudre à rejeter à l’oubli le beau nom que, sur le champ de bataille de Yorktown, j’ai reçu de mon père et jusqu’au souvenir de ce même père pour adopter comme ancêtre une lignée de marins ivrognes venus en droite ligne du pays de Galles ou d’Irlande ? J’ai été trop heureux de devenir un Tournemine et j’ai honte, à présent, d’avoir imaginé même un instant, pour sauver ma peau et vivre en paix, que j’aurais pu y renoncer… »
La servante, souriante, lui apportait son petit repas et il l’entama par une rasade de vin destinée, dans son esprit, à sanctionner la décision qu’il venait de prendre. C’était dit : tout à l’heure il enverrait Pongo porter tous les papiers concernant John Vaughan qui lui avaient été remis par Jefferson au nom du Congrès. Il n’en garderait pas moins d’ailleurs ceux qu’il devait à l’industrie de Beaumarchais et qui, hors d’Amérique, pouvaient lui être encore de quelque utilité dans la suite de temps peut-être troublés.
Il fit disparaître avec enthousiasme son omelette et sa salade qui était bien fraîche et croquante et il allait attaquer le fromage lorsque certaines paroles des deux hommes installés à l’autre bout de la tonnelle arrivèrent jusqu’à lui. L’un d’eux, encouragé peut-être par la tranquillité du lieu, avait un peu élevé la voix et Gilles avait bien cru saisir au vol le nom de La Hunaudaye.
Tournant la tête, il considéra ses voisins, ne leur trouva rien d’extraordinaire. Leurs vêtements bourgeois étaient simples mais bien coupés et ils évoquaient assez des notables de province venus dans la capitale pour affaires. Leurs visages, en revanche, lui étaient invisibles : l’un des deux hommes lui tournait le dos et cachait la plus grande partie de son compagnon. La lumière d’ailleurs baissait et verdissait sous la tonnelle depuis que le soleil avait disparu. Les voix, elles aussi, avaient baissé et Gilles dut tendre l’oreille pour entendre mais à nouveau le nom familier revint, très net cette fois.
— À La Hunaudaye, disait l’un des deux hommes, M. de Talhouet voudrait bien faire place nette. On dit qu’il a des projets sur le château dont il souhaite démolir une partie et que pour cela il désire y mettre des gens bien à lui. C’est impossible tant que vivra le vieux Gauthier…
— Pourquoi donc ? On a toujours le droit de renvoyer des serviteurs et de les remplacer par d’autres… Gauthier se fait vieux et, depuis l’accident survenu à son petit-fils, il doit abattre double travail. Le maître est dans son droit…
— Allons donc ! On croirait que vous ne connaissez pas nos gens du Pleven. Le vieux Gauthier est né à La Hunaudaye. Les siens ont servi les Rieux depuis des générations et lui les a servis également. Il y a trop peu de temps que Talhouet est propriétaire du château… Quelques années. C’est donc un étranger pour la région et s’il chassait les Gauthier, même pour les installer ailleurs, cela causerait une révolte. Toutes les fourches et les faux se lèveraient contre lui. Il lui faudra patienter…
— Patienter ? Je ne l’en crois guère capable et j’ai peur que…
Un bruit de chaises raclant le sol couvrit la fin de la phrase. Les deux hommes se levaient et, de nouveau, baissaient la voix. Il y eut le son d’une pièce de monnaie tintant sur le bois de la table puis des pas qui s’éloignèrent.
Resté seul, Gilles acheva distraitement son repas. Ce qu’il venait d’entendre ne lui plaisait pas car il avait gardé, au fond de sa mémoire, le souvenir de l’unique nuit passée par lui sous les voûtes sévères du château ancestral et aussi celui de l’accueil, si simple et si noble3 qu’il avait reçu de Joel Gauthier. Il revoyait, un genou en terre et baisant sa main, ce grand vieillard à cheveux blancs, si hautain sous son large chapeau noir et qui, cependant, devant lui encore presque un enfant alors mais dernier dépositaire du sang des anciens maîtres, avait courbé sa tête vénérable et fière, plus fière très certainement que bien des têtes seigneuriales, pour lui offrir, spontanément, l’antique hommage féodal. Cet homme, il le savait, l’attendait encore, espérait son retour avec la fortune qui permettrait au sang du Gerfaut de reprendre La Hunaudaye.
« Il faut que vous retrouviez au moins le château pour que je puisse mourir heureux », avait-il dit. Et voilà que l’on parlait de l’arracher à ce domaine qui était toute sa vie, à la maison basse abritée sous les tours formidables où, avec les siens, il vivait, où il priait, où il espérait. Où il rêvait aussi, sans doute, au légendaire trésor de Raoul de Tournemine, de l’homme qui, de Rome où il avait été ambassadeur, avait rapporté une fabuleuse collection de joyaux mais aussi une dangereuse passion car, de ces bijoux dont certains avaient, disait-on, paré les Borgia, Raoul était devenu le captif, l’esclave si passionné qu’il n’avait pu supporter l’idée de les laisser à ses descendants et, avant de mourir, les avait cachés si bien que personne, jamais, n’avait pu les retrouver.
Un long moment encore, Gilles demeura sous la vigne de sa tonnelle que la nuit, lentement, envahissait. Avec elle, le calme s’était fait. À l’intérieur de l’auberge, des lumières s’étaient allumées mais le jardin restait obscur.
— En été, le soir, il y a des moustiques, lui avait dit la servante. On ne s’y attarde guère et monsieur, peut-être, ferait mieux, s’il veut prolonger son repas, de rentrer à l’intérieur.
Il avait refusé, ne pensant pas s’attarder, d’ailleurs, mais depuis qu’il avait entendu les paroles des deux inconnus, une idée germait dans son esprit et il avait profité de sa solitude pour l’examiner plus attentivement, pour la creuser et la polir. Et quand la servante, craignant peut-être qu’il ne partît sans payer, vint voir ce qu’il devenait sous couleur de demander s’il n’avait besoin de rien, il se leva, tendit à la fille, ravie, un demi-louis et s’en alla rejoindre son cheval, emportant au cœur, avec la décision qu’il venait de prendre, un apaisement qui ressemblait à un espoir.
"Le Trésor" отзывы
Отзывы читателей о книге "Le Trésor". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "Le Trésor" друзьям в соцсетях.