— Et tu t’imagines que je vais te croire ? L’honneur d’un bâtard ! cracha-t-elle avec mépris. Oh ! Tu peux frapper encore, ajouta-t-elle en voyant se lever à nouveau la main vengeresse du jeune homme, il faudra bien que tu entendes ce que j’ai à dire car rien ne me fera taire. Tu oublies que j’ai été bien renseignée sur ton aventure avec la reine ! Tu oublies la lettre que j’ai reçue au lendemain de ce que tu appelles « notre doux mariage » ! Elle m’a amplement éclairée sur ce que vous valiez toi et ta souveraine de carnaval. On connaît ses amants : tu n’as fait qu’allonger la liste, voilà tout !

— Quelle sottise ! J’ai lu cette lettre que Mlle Marjon avait conservée. Ce n’était qu’un tissu de mensonges ourdis par… un membre de l’entourage de Monsieur, dit-il, surpris lui-même de la soudaine répugnance qu’il venait d’éprouver à l’instant de prononcer ici le nom d’Anne.

Mais Judith sauta sur cette dérobade.

— Un membre de l’entourage de Monsieur ? Et qui donc ? La belle comtesse de Balbi, peut-être ? N’a-t-elle pas été elle aussi ta maîtresse ?

— Nous nous égarons. Je n’ai pas à te livrer de nom. Il devrait te suffire de savoir que le prince est depuis longtemps mon ennemi… notre ennemi plutôt car, si tu veux tout savoir, lorsque j’ai été enfermé à la Bastille il m’a menacé de te faire mourir pour m’obliger à lui remettre certains objets…

— Quels objets ? Le portrait de la reine que j’ai trouvé chez toi peut-être ?

— Cela et autre chose… mais si j’ai dû disparaître c’était uniquement pour te protéger, pour te sauver…

Elle haussa les épaules.

— Comme c’est vraisemblable ! Et qui t’a aidé dans cette entreprise ? Car on t’a aidé, n’est-ce pas ? Ce n’est pas si facile de quitter la Bastille en laissant derrière soi un faux cadavre.

— On m’a aidé, oui.

— Et bien sûr c’était encore elle ! Elle, toujours elle ! Elle qui est toute-puissante…

— Elle que tu as voulu assassiner, en même temps que trois enfants innocents… et sans parler d’une foule de malheureux à peine moins innocents ! Comment as-tu pu accepter cette effroyable tâche, devenir meurtrière ?

Sautant sur ses pieds, elle se dressa devant lui, orgueilleuse et menaçante comme un serpent qui va frapper.

— Une justicière ! Cette catin et les bâtards qu’elle a glissés sur les marches du trône ne méritent pas de vivre. Ils déshonorent la royauté, la noblesse tout entière qui s’incline devant eux et baise leurs mains… Et moi, moi que cette femme a si cruellement offensée, moi dont elle a détruit la vie, j’ai fait le sacrifice de la mienne afin de l’abattre car j’étais prête à mourir avec elle ! N’oublie pas que je m’appelle Judith !

— Que tu t’appelais ! corrigea Gilles. N’avons-nous pas admis il y a un instant, qu’elle n’existait plus ? En tout cas, bravo pour la tirade ! Tu possèdes un grand talent, ma chère, et je ne vois pas pourquoi tu ne monterais pas sur les planches. La Comédie-Française t’attend et comme théâtre et galanterie constituent les deux ravissantes mamelles des jolies femmes qui s’y font entendre tu t’y sentiras parfaitement à ton aise quand ton tripot ne marchera plus…

Haussant les épaules, elle alla ouvrir une petite porte qui devait donner sur un cabinet de toilette car Tournemine l’entendit faire couler de l’eau dans une cuvette.

— Ni tes insultes, ni ton opinion ne m’intéressent, fit-elle à la cantonade, par contre j’aimerais beaucoup savoir comment tu as pu apprendre tout cela ? Personne n’en a rien su et l’on a tenu la main, en haut lieu, à ce que l’affaire ne transpire pas. Cela n’aurait guère arrangé la réputation de ta chère Marie-Antoinette…

— Comment j’ai su ? Oh, c’est fort simple : c’est moi qui ai fait échouer l’attentat si soigneusement préparé par ce cher comte de Provence.

Il y eut un silence puis Judith reparut, armée d’une serviette avec laquelle elle se tamponnait doucement le visage, un visage qui reflétait une grande perplexité.

— Toi ? dit-elle enfin. Je ne vois vraiment pas comment tu as pu savoir…

— Peu importe ! Ce qui compte c’est que l’épouse du roi, ses enfants, fit-il en appuyant intentionnellement sur le possessif, soient encore vivants, que tes mains… et mon honneur ne soient pas couverts de sang.

— En quoi cela concernait-il ton honneur ?

— Tu le demandes ? Que tu te fasses appeler Julie de Latour, de Kernoa ou de n’importe quoi, il n’en demeure pas moins que tu es ma femme et qu’au moins sur les registres de l’Église, tu portes mon nom.

Elle eut un sourire moqueur que démentit la soudaine douceur de sa voix.

— Non, Gilles, je ne suis pas ta femme et, en fait, je ne l’ai jamais été. Notre mariage n’est pas valable et nous n’avions pas le droit de nous unir. C’est un grave péché que nous avons commis mais nous ne le savions pas…

— Qu’est-ce que cette histoire encore ? Pas valable notre mariage ?

— Mais non.

— Peux-tu me donner une raison plausible à une pareille sottise ? As-tu oublié…

— Je n’ai rien oublié. Quant à la raison, je vais te donner la meilleure de toutes : l’homme que j’avais épousé après avoir échappé au mariage que voulaient m’imposer mes frères n’est pas mort. Il a pu survivre à ses blessures et…

— À qui feras-tu croire cela ? gronda Gilles. Pas à moi, en tout cas ! Tu oublies qu’avant de mourir, pendu par moi, Tudal, ton misérable frère m’a dit qu’il avait tué Kernoa. Je l’entends encore me dire que son épée lui était passée à travers le corps « comme une aiguille dans de la soie »…

— Ce ne serait pas la première fois qu’un homme laissé pour mort retrouverait le souffle et parviendrait à guérir.

— En effet. Tout dépend de la gravité de la blessure mais je connais peu d’exemple d’hommes percés de part en part et demeurés en vie. En outre, je vais te dire pourquoi je refuse de croire à cette soudaine résurrection…

— Que tu y croies ou non, quelle importance ? Elle est, un point c’est tout ! Job est vivant, il m’a retrouvée. Je regrette, bien sûr, de t’avoir trompé sans le vouloir. J’étais sincère le jour où j’ai accepté de devenir ta femme mais le Destin, sans doute, n’était pas d’accord puisqu’il m’a ramené mon véritable époux…

Elle parlait, elle parlait à présent, enfilant des phrases l’une après l’autre comme si elle récitait une leçon. Il y avait en elle quelque chose d’automatique, d’impersonnel qui frappa Gilles et lui fit froncer le sourcil : il aimait mieux la furie déchaînée de tout à l’heure. Celle-là était la vraie Judith ; pas celle qu’il avait à présent sous les yeux, débitant des paroles qui lui paraissaient curieusement étrangères et que d’ailleurs il n’écoutait pas.

— Si je te comprends bien, dit-il tranquillement, ce bon Kernoa est un revenant, lui aussi, tout comme toi, tout comme moi… En tout cas, il me paraît au mieux avec le Seigneur car t’avoir retrouvée alors que tu étais cachée à Saint-Denis, sous un faux nom après avoir passé pour morte, cela tient du génie. Au fait, et à propos de Saint-Denis, j’aimerais bien savoir comment tu en es sortie ? La prieure, Madame Louise de France, m’a dit que la reine, cette reine que tu hais tant, avait pris la peine de te faire chercher par l’une de ses intimes amies, la comtesse de Polignac alors même qu’elle m’avait dit sa volonté de te maintenir dans cet abri sacré assez longtemps pour que l’on puisse oublier tes exploits de Seine-Port. Je t’avoue n’avoir rien compris et mon intention était de me rendre à Versailles pour voir la reine et l’interroger respectueusement. Mais j’ai préféré commencer par toi. Cela m’a paru plus logique.

Il s’interrompit. Judith s’était mise à rire comme s’il venait de lancer une irrésistible plaisanterie.

— Je ne vois pas ce que j’ai dit de si drôle ?

— C’est plus que drôle ! Mais pour que tu apprécies tout le sel de la chose, il faut bien que je te mette les points sur les I. Comment as-tu pu croire que la reine m’avait fait sortir ? S’il n’y avait eu qu’elle j’aurais sans doute pourri dans cette prison jusqu’à ce que j’aie des cheveux blancs. D’ailleurs, vous étiez d’accord, toi et elle… Vous avez été trop contents d’apprendre que Monseigneur de Provence m’avait cachée à Saint-Denis ? Quand on m’a dit que ta Messaline ordonnait que l’on m’y maintienne, même si Madame me réclamait, j’ai compris qu’elle me rendait ma haine et que, toi mort, elle entendait se venger sur moi…

— Assez de sottises ! Va au fait : comment es-tu sortie ?

— Grâce à celui qui m’y avait fait entrer… et le plus simplement du monde : avec une fausse lettre de la reine.

— Portée sans doute par une fausse comtesse de Polignac ? fit Gilles sarcastique.

— Tu ne crois pas si bien dire : portée par une fausse comtesse de Polignac. Ce n’était pas difficile, d’ailleurs. Il suffisait d’une femme lui ressemblant un peu. D’ailleurs, même cette ressemblance était superflue : Madame Louise a quitté la Cour bien avant que les Polignac n’y viennent. Elle n’a jamais vu la comtesse, ni aucun autre membre d’une famille qui était assez obscure, en son temps, et trop pauvre pour paraître à Versailles. Tu vois, tout cela est fort simple ! Qu’en dis-tu ?

— Rien ! En vérité je ne vois rien à dire ! Tout cela est admirable quand on songe que l’auteur de ces mensonges, de ces faux-semblants, de ces faux tout court est un prince du sang, un fils de France et le propre frère du roi ! En vérité, je ne sais ce que je dois le plus admirer, du peu de crainte que lui inspire la justice divine ou de la servilité avec laquelle tu lui obéis et te plies à tous ses caprices. Je savais que Monsieur était un misérable prince, mais je ne savais pas que toi, une Saint-Mélaine c’est-à-dire une fille dans les veines de qui coule un beau sang breton, tu pouvais descendre assez bas pour le suivre dans ses menées tortueuses, pour t’avilir comme tu le fais.

Le mot la gifla et, enfin, elle retrouva ses réactions sauvages de tout à l’heure, celles de la vraie Judith.

— En quoi suis-je avilie ? Parce que j’ai repris la vie commune avec mon véritable époux ?

— La vie commune ? Où donc est-il ? Comment se fait-il que je ne l’aie vu à tes côtés ni hier ni ce soir ?

— Il est absent de Paris mais il ne saurait tarder. Peut-être rentrera-t-il cette nuit-même. Il ne me laisse jamais seule très longtemps.

— Vraiment ? Alors, nous allons l’attendre ensemble. Pendant ce temps-là tu auras tout le temps de me raconter la suite de ton roman. Car, en vérité, il y a encore beaucoup de choses qui m’échappent dans ton histoire et, si tu veux savoir mon sentiment, je la trouve plutôt fumeuse.

— L’attendre ? Que veux-tu dire ?

— Rien d’autre que ce que je dis…

Et Gilles, avisant une chaise longue disposée devant l’une des fenêtres, alla en ôter une robe qui s’y trouvait jetée et s’installa commodément, en homme qui a tout son temps, prenant soin seulement de garder son épée à portée immédiate de sa main.

— Voilà ! fit-il avec satisfaction. À présent je t’écoute. Dis-moi un peu quelle bonne fée de la lande bretonne, quel korrigan, quel enchanteur Merlin est allé prendre par la main ce digne moribond pour te le ramener à… au fait, où donc ? Ce n’est tout de même pas à Saint-Denis qu’il est venu te trouver ?

— Non, répondit Judith sombrement, c’est au château de Brunoy. Et cesse de persifler : le seul miracle dans notre histoire à tous deux est qu’il soit demeuré en vie et que Monseigneur en ait eu connaissance. Job m’a cherchée quand il est revenu à la vie. Il a battu la Bretagne puis il est venu à Paris. Je lui avais parlé de ma pauvre tante de Sainte-Croix. La chance a fait le reste.

— La chance ! Comme c’est aimable pour moi… Mais c’est vrai, au fait, tu avais jadis une tante à Paris, celle qui était une si fidèle adepte de ce pauvre Cagliostro. D’où vient que tu n’aies pas cherché refuge auprès d’elle après ma mort ?

— J’avais alors besoin d’être puissamment protégée, par quelqu’un d’assez fort pour me venger de Marie-Antoinette. Mais après ma sortie de Saint-Denis, j’ai voulu aller chez elle. Je suis arrivée juste à temps pour recueillir son dernier soupir. Elle était mourante… et c’est auprès d’elle que j’ai retrouvé mon cher Job ! À présent, tu sais tout et je t’en supplie, va-t-en !

— Que je m’en aille ? Mais, ma chère, il n’en est pas question. Je viens de te dire que je voulais voir ce bon docteur Kernoa… il est bien médecin, n’est-ce pas ?

Judith fit signe que oui mais, depuis quelques instants elle faisait preuve d’une nervosité croissante, allant et venant à travers sa chambre en serrant très fort ses mains l’une contre l’autre. Pendant un long moment, elle continua en silence cette promenade agitée sous l’œil de Gilles qui l’observait, intrigué par un comportement si étrange. Elle semblait l’avoir complètement oublié, passait continuellement devant lui sans même lui jeter un regard mais murmurant entre ses dents des mots incompréhensibles. On aurait dit qu’elle discutait avec elle-même ou encore qu’elle luttait contre une puissance invisible. Et le silence profond qui enveloppait cette maison autour de cette femme presque hagarde avait quelque chose d’hallucinant.