Incapable de supporter plus longtemps ces allées et venues, Gilles allait arrêter Judith quand, d’elle-même, elle se planta devant lui et la lumière de la chandelle fit briller des larmes sur ses joues.

— Écoute, fit-elle douloureusement. Il faut que tu t’en ailles ! Il faut que tu comprennes enfin qu’il n’y a plus rien de possible entre nous, que tout est fini. D’ailleurs cela a-t-il jamais commencé ? Nous nous sommes trompés…

— Parle pour toi ! Moi je sais que je ne me suis pas trompé. Toujours je n’ai voulu que toi, je n’ai rêvé que de toi. As-tu oublié nos nuits d’amour et ce soir merveilleux où tu es venue vers moi… où tu disais que tu m’aimais ? Et tu m’aimes vraiment sinon tu n’aurais pas fait ce que tu as fait quand tu t’es cru trompée. Reviens à toi, Judith ! Tu es là, devant moi comme l’ombre de toi-même, prisonnière de je ne sais quel sortilège. Et d’ailleurs n’est-ce pas la seule explication valable ? Sinon comment toi, si fière, si farouche, comment aurais-tu pu consentir à devenir ce que l’on a fait de toi ? La reine de la nuit ! Une tenancière de tripot ! Une fille entretenue… toi, Judith ? Allons donc !

Avec colère, elle se détourna de lui, frappant rageusement le parquet du pied.

— Je ne suis pas une fille entretenue ! Si j’ai accepté de tenir ce rôle, c’est… oh ! et puis je suis bien bonne de te donner des explications puisque tu n’es plus rien pour moi, puisque tu n’as jamais rien été… Mais, à présent il faut que tu t’en ailles… que tu cesses de me tourmenter. Si vraiment tu m’as aimée, laisse-moi !

À nouveau, il la saisit mais cette fois la serra contre lui si fort qu’elle en gémit, lutta pour échapper à son étreinte sans parvenir seulement à la desserrer.

— Pourquoi veux-tu tellement que je m’en aille ? Je t’ai dit que je voulais voir cet homme.

— Non… non ! Laisse-nous tranquilles ! Tu n’as aucun droit…

— Peut-être, après tout, mais cela n’explique rien. D’après ce que j’ai pu apprendre de ce Kernoa, il était… enfin, il est un homme de bien, un brave garçon. Pourquoi donc as-tu tellement peur d’une rencontre entre nous ? Parce que tu as peur, n’est-ce pas ? Peur de quoi ? Il est si jaloux ? J’ai quelque peine à le croire après le spectacle que tu m’as offert hier soir.

Elle se tordit contre lui mais il resserra encore son étreinte tandis que, de sa main libre, il emprisonnait les deux poignets de la jeune femme.

— Tu me fais mal !…

— Aucune importance ! Réponds-moi ! Tu as peur, n’est-ce pas ?

— Oui… oui, c’est vrai… j’ai peur.

— De quoi ? De qui ?…

Brusquement, elle cessa de se débattre. À quelques centimètres de son visage, il vit, avec stupeur, flamber un regard noir, un regard qui n’était que haine et que fureur.

— De qui veux-tu que j’aie peur sinon de toi ? Oui, j’ai peur de toi ! J’ai peur que tu ne me le tues parce que, vois-tu, je l’aime ! Tu n’imaginais pas cela n’est-ce pas ? C’était si commode d’inventer je ne sais trop quelle influence occulte ! Cela satisfaisait ta vanité…

— Ce n’est pas vrai ! C’est moi que tu aimais…

— Peut-être… Oui, je crois que je t’ai aimé un temps. Tu es beau, fort, passionné… Tu m’adorais visiblement et j’étais si seule ! Mais lui, lui, c’est autre chose. Si mes frères ne nous avaient pas retrouvés, j’aurais été heureuse avec lui…

Gilles la lâcha si soudainement que, déséquilibrée, elle faillit tomber. Une main de glace lui étreignait le cœur et il avait l’affreuse impression d’être en train de se vider, tout à coup, de son sang. Il y avait, quelque part en lui, une invisible blessure par laquelle s’en allait sa vie…

— Tu l’aimes ? articula-t-il avec peine.

— Oui… Pardonne-moi !

Si elle n’avait pas ajouté ces deux pauvres mots d’excuses, il eût peut-être douté encore mais, pour exprimer ce semblant de repentir, il fallait qu’elle fût bien sûre d’elle-même… Pour lui cacher la souffrance brutale qui le ravageait, il se détourna d’elle. Le haut miroir de la cheminée lui renvoya une image fantomale, un visage blême aux traits tirés, brusquement vieilli de dix ans. Le sien !… cependant qu’au fond de ses souvenirs une voix hargneuse s’élevait, celle de Tudal de Saint-Mélaine, acculé par lui comme un sanglier dans sa bauge et qui lui avait jeté, avant d’être tué par lui : « Pas la peine de jouer les redresseurs de tort. Tournemine ! Elle se fichait pas mal de toi… » Ainsi, Tudal avait dit vrai et Judith, elle aussi, disait la vérité. Elle aimait l’homme qui l’avait recueillie quand elle fuyait ses frères et lui-même, elle n’était venue à lui que par solitude et parce qu’elle le croyait mort.

Un instant, il ferma les yeux, serrant les poings pour retenir les larmes qui lui venaient et qu’il ne voulait pas lui montrer. L’affreuse petite garce ! Il ne lui avait fallu que bien peu de mots pour détruire sa vie, ses espoirs. Il venait à elle prêt à pardonner pourvu qu’elle voulût bien le suivre. Il voulait l’emmener avec lui à l’autre bout de la terre, comme ils avaient jadis rêvé de le faire. Mais le bonheur de Judith, ce n’était pas de lui qu’il dépendait, c’était d’un autre…

Le reflet de la glace lui montra qu’elle l’observait avec des yeux inquiets. Alors, sans la regarder, il alla reprendre son chapeau qu’il avait, en entrant, posé sur un meuble, marcha d’un pas ferme vers la porte, l’ouvrit.

— Adieu ! dit-il. Que Dieu te pardonne s’il le peut. Moi je ne peux pas…

La porte refermée, il retrouva l’obscurité du couloir et, un instant, demeura immobile laissant la nuit couler sur lui comme un baume. Il fallait qu’il se reprît… il fallait lutter contre ce vide qui l’envahissait et qui chassait toute envie d’exister encore.

L’instinct le conduisit le long de cette galerie jusqu’à la fenêtre devant laquelle bougeait doucement la branche d’arbre qui l’avait amené. Mais son corps ne faisait qu’obéir à un automatisme que son esprit ne contrôlait pas et si quelqu’un, à cette minute, avait demandé à Tournemine où il allait, il eût été parfaitement incapable de répondre. Peut-être parce qu’il n’avait vraiment envie d’aller nulle part. Il se sentait fourbu comme après une très longue course. Et peut-être la meilleure chose à faire serait-elle de se trouver un trou quelconque, à l’abri d’un buisson ou d’un mur et d’y dormir… Dormir des heures, des jours, des semaines ! Laisser s’assoupir sa douleur…

Il enjambait l’appui de la fenêtre et allait saisir la branche pour retourner dans son arbre quand le pas d’un cheval retentit dans la rue puis s’arrêta. Il y eut un bruit de voix étouffées suivi du grincement d’une grille que l’on ouvrait. Et puis à nouveau le pas du cheval sur le gravier des allées, un pas tranquille, décontracté, l’allure de quelqu’un qui rentre chez lui…

Alors, brusquement, l’esprit de Gilles se remit à fonctionner. D’un seul coup, comme un homme que l’on a jeté à l’eau et qui touche du pied le fond, il remonta vers la surface. Quelqu’un arrivait à la maison et son instinct lui soufflait que ce quelqu’un était Kernoa. Alors l’envie le prit d’apercevoir au moins ce revenant dont le souvenir avait été assez puissant pour lui enlever si totalement l’amour de Judith. Et, au lieu de se hisser dans l’arbre, il rentra dans la maison.

Ses yeux qui savaient si bien voir dans l’obscurité étaient parfaitement accoutumés à présent et distinguaient à merveille les portes, les meubles. Il s’avança tout doucement au long du couloir en prenant bien soin de marcher exclusivement sur les tapis pour ne pas faire crier le parquet mais tout en se tenant prêt à se jeter dans telle ou telle encoignure de porte. En bas d’ailleurs, il entendit la porte-fenêtre s’ouvrir et se refermer… et n’eut que le temps de se cacher dans un renfoncement : Judith armée de sa chandelle venait de sortir de sa chambre et se précipitait dans l’escalier.

— Job !… mon chéri ! Enfin vous voilà !

Il y eut un silence et la main de Gilles s’en alla tourmenter avec rage la poignée de son épée. Les ombres immenses dessinées par la bougie sur le mur de l’escalier lui montraient nettement un couple enlacé, un couple d’amoureux mais qui se sépara rapidement.

— Mais quel visage, mon chéri ! Est-ce que tout n’a pas marché comme vous l’espériez…

— Vous voulez dire que tout est manqué ! Ces imbéciles de Siciliens se sont conduits comme des apprentis. Votre Américain en a couché je ne sais combien sur le carreau ! Un seul en a réchappé… pas pour longtemps d’ailleurs car, chez ses compatriotes, on ne pardonne guère aux maladroits. Toujours est-il que votre insulteur, ma beauté, est à cette heure en route pour l’Amérique.

— Quelle importance ! Un homme pris de boisson… Je vous avais dit de ne pas vous en soucier. Je croyais que, cette nuit, vous deviez voir Monseigneur, lui expliquer que je suis lasse du rôle qu’il m’impose. Je voudrais tant que nous retournions chez nous, Job ! Avec tout ce que nous donne Monseigneur, nous pourrions vivre riches, heureux…

— Vous savez bien qu’il n’en est pas encore temps. Votre vengeance contre la reine n’est pas encore accomplie, que je sache ? Alors pourquoi parlez-vous de partir ? Et qu’irions-nous faire à Vannes, dans ce trou ? Croyez-vous qu’avec les perspectives que l’on nous ouvre, j’aie encore envie d’aller soulager les vapeurs des bourgeoises et aider les paysannes à mettre bas ?

— Je sais ! Mais il y a des moments où tout cela m’ennuie, tous ces gens, tous ces hommes surtout ! Ils me font horreur…

— L’important est qu’ils ne s’en aperçoivent pas ! Allons Judith, soyez raisonnable ! Cela ne durera pas toujours vous le savez bien…

Le couple enlacé remontait lentement l’escalier. Dans un instant la lumière jaune de la bougie rejoindrait Gilles appuyé contre sa porte. Il tâtonna derrière lui, trouva une poignée, pesa dessus… La porte s’ouvrit sans un bruit et, rapide comme l’éclair, il se glissa à l’intérieur mais sans refermer tout à fait le vantail afin d’apercevoir l’homme qui parlait. Ce qu’il venait d’entendre repoussait bien loin sa déception d’amour. Il ne comprenait pas quel piège sournois, tendu à la reine, pouvaient bien représenter l’ancienne folie de Richelieu et ses habitants mais la vague de dégoût qui l’envahissait balayait en lui tout ce qui pouvait ressembler à une douleur.

Les premières paroles de l’homme lui avaient mis en évidence, en effet, que Judith n’ignorait rien de l’assassinat froidement prémédité contre lui par les hommes de Caramanico. Pourtant, tout à l’heure, elle l’avait accueilli avec un étonnant naturel – n’avait-elle pas dit qu’elle l’attendait ? – un naturel qui n’était sans doute que de la duplicité. L’étonnant était seulement qu’elle n’ait pas cherché à le retenir pour le livrer à ses gardes du corps et, en fait, la seule circonstance atténuante que l’on pouvait porter à son crédit était qu’elle n’ait pas cru bon de révéler la véritable identité du pseudo-Américain. C’était là un de ces mystères contradictoires habituels aux femmes…

Le cerveau de Gilles tournait à présent à grande allure, s’arrêtant à chaque détail, cherchant à trouver le mot d’une énigme dont il ne parvenait pas à saisir seulement le fil. Il avait l’impression d’être intégré au tableau d’un peintre fou, de jouer à visage nu une pièce dont les autres rôles seraient tenus par des masques. Tout sonnait faux dans cette maison, jusqu’à Judith elle-même et jusqu’aux propos du « bon docteur Kernoa » qui ne correspondait guère à l’image que l’on pouvait se faire d’un honnête médecin breton…

Tapi derrière sa porte, le chevalier retint son souffle : le couple, qui s’était apparemment arrêté à chaque marche pour échanger des baisers, arrivait sur le palier et Gilles pouvait distinguer parfaitement l’homme à l’épaule duquel Judith appuyait amoureusement sa tête rousse. Il était assez grand et visiblement bâti en force. Lui aussi était roux mais d’une teinte plus sourde que celle des cheveux de Judith et qui contrastait avec un visage étonnamment blanc pour un homme habitué à sortir par tous les temps. Les traits étaient fins encore que la bouche, un peu lourde, eût une expression de bouderie obstinée que Gilles, naturellement, jugea déplaisante mais les yeux étaient extraordinaires et il fallut bien convenir qu’ils conféraient à un visage plutôt froid et sans grand caractère une indéniable séduction. C’étaient de larges yeux couleur d’or changeant que la flamme de la bougie faisait vivre d’une vie quasi sauvage. Ce visage-là non plus n’était pas fait pour se pencher avec compassion sur les misères physiques de ses contemporains. L’avidité et la sensualité s’y lisaient à livre ouvert et Gilles ne put que serrer les poings en constatant l’expression d’intense félicité qu’avait revêtue le visage aux yeux clos de Judith.