Le couple rentra dans la chambre mais la lumière du flambeau vint rejoindre le jeune homme par une porte entrebâillée. Il comprit qu’il se trouvait dans le cabinet de toilette dans lequel, tout à l’heure, Judith était venue rafraîchir son visage… Le silence était si profond qu’il n’osait bouger, craignant de faire craquer une lame de parquet. Il put entendre Judith pousser un profond soupir et, presque aussitôt, elle se remit à parler :

— Embrassez-moi mieux que ça ! Je vous sens distrait, absent… Je ne vous ai pas vu depuis vingt-quatre heures et vous ne semblez même pas heureux d’être auprès de moi.

— Ne dites pas de sottises. Vous savez bien que si, mais j’ai des soucis, des soucis que vous devriez partager.

— Lesquels, mon Dieu ?

— Comment croyez-vous que Monseigneur a pris la nouvelle du scandale de l’autre soir, sans compter le fait que ce maudit Américain s’en soit tiré indemne ?

— Je ne vois pas en quoi les insultes d’un étranger ivre pourraient inquiéter Monsieur ? Ce sont de ces choses auxquelles on s’expose lorsque l’on ouvre un salon aux joueurs.

— Des joueurs qui devaient être sévèrement triés pour que, justement, nous soyons à l’abri de ce genre d’incident. Vraiment, Judith, vous m’étonnez ! Dois-je vous rappeler avec quelle minutie Monsieur a insisté sur les points qui lui tiennent le plus à cœur ? Dois-je vous rappeler qu’il exige essentiellement le bon ton, l’élégance et la haute tenue de cette maison. ? Nous devons représenter un couple riche et respectable, au sens où on l’entend dans la société parisienne. Vous passez pour la maîtresse d’un fermier général parce qu’il fallait bien justifier votre train de vie mais cela n’entache en rien votre « respectabilité ». Quelle femme du monde n’a pas d’amants ? Il vous en fallait un, au contraire, et très en vue pour asseoir votre réputation de femme supérieurement belle. J’avoue, d’ailleurs, que nous étions en bon chemin car cette réputation, jointe à la parfaite correction de nos jeux et à la largesse avec laquelle nos banquiers savent perdre, était en train de devenir flatteuse. Nous approchions lentement mais sûrement de notre but. Le comte de Vaudreuil, l’ami de la reine, et son autre ami, le comte Esterhazy ne sont-ils pas venus la semaine passée, à trois jours d’intervalle ?

— Je sais cela mais entre le fait que ces deux hommes soient venus ici, ce qui est normal pour deux gentilshommes aimant vivre, entre leur venue, donc, et celle de la reine, il y a tout de même une énorme différence et je vous avoue, moi, que je n’ai jamais beaucoup cru à une telle possibilité…

— C’est que vous ne la connaissez pas comme la connaît Monseigneur. Vous n’imaginez pas à quel point elle aime le jeu. En dépit des défenses du roi, elle tient table ouverte à Trianon et nous savons, de source sûre, qu’elle est allée un soir, masquée, bien entendu, jouer chez le duc de Dorset, l’ambassadeur d’Angleterre où l’on joue un jeu d’enfer et qui est de ses intimes. Elle perd d’ailleurs beaucoup plus souvent qu’à son tour. Vaudreuil et Esterhazy ont gagné ici, eux, et ils gagneront encore. Vous pouvez être certaine qu’elle aura envie de connaître le plus élégant tripot de Paris… et la femme que l’on dit la plus belle de France. Elle viendra, vous dis-je ! Masquée, entourée de deux ou trois amis, mais elle viendra. Monsieur est sûr que Vaudreuil l’amènera : c’est un homme sans morale.

— Que se passera-t-il alors ?

— Je l’ignore. C’est là le secret de Monsieur mais je crois pouvoir vous affirmer, si je connais bien Monseigneur, que votre vengeance sera pleinement satisfaite…

— Ce serait trop beau ! Elle ne viendra pas.

— Mais si ! Nous y comptions bien. Il suffisait d’attendre que son Suédois, son chevalier blanc, soit reparti pour ses glaces nordiques et cela ne saurait tarder car son roi le rappelle… Or c’est juste maintenant que cet imbécile d’Américain est venu se jeter à la traverse.

Du revers de sa main, Gilles essuya la sueur froide qui coulait de son front. Ce misérable, qui semblait connaître à fond la Cour, l’entourage de la reine et Monsieur par-dessus le marché, étalait avec un effrayant cynisme et une complaisance révoltante un plan destiné à achever l’ouvrage de la comtesse de La Motte, à faire monter de quelques degrés la vague de boue lancée à l’assaut du trône en y précipitant la reine… En dépit de ce qu’il venait de subir dans cette maison, le chevalier bénit néanmoins le sort qui l’avait ainsi amené au cœur d’une conspiration plus infâme encore que toutes les autres. Il fallait essayer d’en savoir plus.

— Ne dramatisez pas ! disait Judith. Paris oublie vite les affaires de ce genre.

— Cela me paraît difficile. Vous oubliez, vous, qu’un ministre plénipotentiaire étranger s’est battu pour vous.

— C’est vous qui ne comprenez rien. Si le prince Caramanico s’est fait mon champion, c’est parce qu’apparemment il m’en a jugée digne…

Kernoa ricana.

— Digne ? Le beau mot ! Il a envie de vous, tout simplement. Il est amoureux fou. Je suppose que vous le savez ?

— Bien sûr, mais c’est l’effet produit sur le monde qui compte. Au fait, comment va-t-il ?

— Il s’en tirera. Heureusement, d’ailleurs, car, autrement, je ne donnais pas cher de notre entreprise. À présent, écoutez-moi bien. Nous allons garder cette maison fermée encore deux ou trois jours : vous êtes partie vous rétablir à la campagne. La semaine prochaine, vous reviendrez et nous ouvrirons de nouveau. Vous irez faire visite au prince pour le remercier de son intervention et tout, du moins nous l’espérons, reprendra son cours normal. D’autant que votre Américain qui a toutes les chances de ne jamais revoir son pays, ne viendra certainement plus nous ennuyer…

— Comment cela ?

— Cela m’étonnerait qu’il quitte la France vivant et que la chance de cette nuit se renouvelle. On va l’attendre à Brest et aussi au Havre mais surtout à Brest. Il veut sans doute rejoindre l’amiral John Paul-Jones qui met prochainement à la voile pour Boston mais on le guettera aussi au Havre pour ne rien laisser au hasard.

— Comment savez-vous qu’il va en Amérique ?

— Je viens de passer chez lui. Il est parti avec armes et bagages. Ce n’est pas bien sorcier de deviner où il va… À présent, ma chère, je vous donne le bonsoir et je vais dormir, si vous le permettez. Je suis rompu…

— Oh non ! Pas encore ! Vous venez d’arriver ! Ne pouvez-vous rester un moment avec moi ?

— Je le voudrais, ma chérie, mais c’est impossible. J’ai besoin de repos, vous le savez, de grand repos et je mène, actuellement, une vie exténuante. Bientôt il va faire jour…

C’était vrai. Le cabinet de toilette où se cachait Gilles semblait déjà moins obscur et peut-être allait-il falloir songer à battre en retraite mais les pieds du jeune homme étaient positivement rivés au sol. Il ne parvenait pas à se décider à fuir. Ce qu’il allait entendre, d’ailleurs, n’allait pas lui faire regretter d’être resté plus longtemps. Cela commença par un profond soupir de Judith puis sa voix s’éleva de nouveau, un peu tremblante comme si elle retenait des larmes.

— Je sais tout cela, mon cœur, mais il me semble que, si nous pouvions être tout à fait l’un à l’autre… non, non, ne vous fâchez pas ! Étant donné la gravité des blessures que vous avez reçues de mes frères, votre vie serait encore en danger peut-être si vous vous abandonniez tout à fait à l’amour physique. Mais au moins permettez-moi de rester auprès de vous, de partager votre chambre. Nous serions ensemble, au moins, et… et cela m’aiderait !

Il y eut un autre soupir mais, cette fois, poussé par l’homme.

— Pourquoi êtes-vous si cruelle, Judith ? Si égoïste aussi ? Je souffre déjà bien assez sans ajouter encore à mes maux le supplice de Tantale. Le traitement que l’on me fait suivre m’oblige à demeurer chaste, à vous traiter en sœur en dépit de l’amour… et du désir que j’ai de vous. Cela ne durera pas, vous le savez. Un jour, nous serons l’un à l’autre… entièrement et ce jour est peut-être plus proche que vous ne l’imaginez. Alors, sachons attendre et aidez-moi au lieu de me compliquer la tâche. Ne voulez-vous pas m’aider ?

— Bien sûr que si, Job ! Mais je vous aime tant…

— Moi aussi, ma douce, moi aussi ! Allons ! il est temps pour vous aussi de dormir.

— Pourquoi donc ? Le jour va bientôt venir et je n’ai pas sommeil…

— Faites-moi plaisir ! Dormez Judith, dormez ! Je le veux…

Elle ne répondit rien. Il y eut un froissement de tissus puis le léger craquement d’un lit où l’on s’étend, puis plus rien… Une ou deux minutes s’écoulèrent après quoi Gilles entendit le bruit le plus inattendu qui soit : un petit rire sec et satisfait suivi d’un bruit de pas qu’on ne songeait même pas à étouffer. Il entendit ensuite Kernoa quitter la chambre, longer le couloir en sifflotant dans la direction opposée à celle de la fenêtre ouverte, ouvrir une porte, salué par une voix d’homme qui s’exclamait avec colère :

— Enfin te voilà ! Je t’ai entendu rentrer et cela m’a réveillé…

La porte se referma et Gilles n’entendit plus rien. Il demeura un instant encore sans bouger, sourcils froncés, écoutant passionnément les bruits de la chambre voisine. De quel sommeil profond dormait Judith pour qu’elle ne se soit plus manifestée en rien depuis que Kernoa lui avait ordonné de dormir ? Il y avait là quelque chose d’anormal, d’étrange même mais qui n’était pas sans rappeler à Gilles ses rencontres avec Cagliostro, avec l’homme qui avait su si bien s’emparer de l’esprit de Judith. Ce Kernoa posséderait-il lui aussi un pouvoir de ce genre ?…

N’y tenant plus, il alla jusqu’à la porte entrouverte de la chambre, la poussa, marcha vers le lit que la bougie éclairait toujours. Judith y était étendue dans le gracieux désordre de son déshabillé qu’elle n’avait même pas eu le temps d’ôter. Elle donnait l’impression d’être tombée sur ce lit comme si quelqu’un l’y avait poussée. L’une de ses jambes pendait même un peu en dehors. Elle dormait profondément.

Avec douceur, Gilles ramena la jambe sur le lit puis se pencha sur la belle endormie mais elle ne bougea pas plus que si elle était morte. Néanmoins, sa respiration était régulière et même un léger sourire entrouvrait ses lèvres à peine plus pâles que tout à l’heure… Perplexe, il la contempla un moment, luttant contre l’envie de la charger sur son épaule et de l’emporter hors de cette maison. Mais il résista à cette impulsion. Que Kernoa ne fût pas conforme à l’image qu’il s’en était faite était une chose, qu’il ne fût pas vraiment Kernoa en était une autre. S’il était réellement ce personnage, lui, Gilles, n’avait plus sur Judith le moindre droit : elle était bien réellement son épouse devant Dieu et les hommes puisque le mariage avait été dûment béni avant que les frères Saint-Mélaine n’interviennent. Et puis, pour ce qu’il avait à faire à présent, il ne pouvait s’encombrer d’une femme qui lui jetterait sans cesse à la figure son amour pour cet inquiétant bellâtre. Puisqu’elle ne l’aimait plus, lui, Gilles, il fallait la laisser à la vie qu’elle s’était choisie…

L’appel enroué d’un coq le rappela à la réalité. Cette fois, le ciel commençait réellement à s’éclaircir. Il fallait quitter les lieux.

Rapidement il sortit de la chambre. La galerie était déserte et silencieuse mais, au lieu de rejoindre la fenêtre toujours ouverte, il alla dans l’autre direction. Une force plus puissante que la prudence le poussait vers la pièce dans laquelle Kernoa était entré. La main sur la garde de son épée mais sans faire plus de bruit qu’un sylphe, il suivit le couloir, écoutant un instant à chacune des portes rencontrées.

À la troisième seulement il comprit qu’il avait trouvé la bonne. Un rai de lumière passait sous la porte et aussi des murmures, des bruits bizarres se faisaient entendre. Si étranges même que, sans plus de vergogne, il colla son œil au trou de la serrure…, sentit le sang affluer à son visage et retint de justesse un juron. Puis refusant d’en voir davantage il battit en retraite, courut jusqu’à la fenêtre sur la pointe des pieds et s’envola dans l’arbre plus qu’il n’y grimpa. Une minute, il demeura assis sur la maîtresse branche, cherchant à reprendre son souffle mis à rude épreuve, beaucoup plus par ce qu’il avait vu, d’ailleurs, que par la gymnastique à laquelle il venait de se livrer.

Une bordée d’injures, les pires que l’on pût trouver dans le répertoire d’un soldat, lui montait aux lèvres et il aurait aimé pouvoir les crier dans le vent du matin. En même temps un sentiment de pitié lui venait pour Judith, si instable, si fragile. Que deviendrait-elle si elle découvrait un jour que ce Kernoa si passionnément aimé, qui se disait trop faible et trop mal remis de ses blessures pour se comporter avec elle en mari digne de ce nom était en fait l’amant d’un des deux gigantesques suisses qui gardaient la porte…