Quelques minutes plus tard, dans la fraîcheur du matin et l’éclat du nouveau soleil, Gilles galopait le long de la Seine en direction de Versailles, heureux de respirer l’air vif et pur embaumé de toutes les senteurs fraîches des champs et des jardins où s’évaporait la rosée du matin, heureux aussi de sentir vivre entre ses genoux le corps puissant de Merlin. Le vent de la course et la gloire de ce beau jour d’été achevaient de chasser les ombres troubles de cette nuit sinistre déjà mises en déroute par l’accueil fraternel de Fersen. Au bout de la route, il y aurait un autre accueil, tout aussi réconfortant : celui de Marguerite Marjon qui l’avait adopté pratiquement comme fils, renforcé de celui d’Ulrich-August. Rien que pour leur affection, la vie valait encore largement la peine d’être vécue…
Et puis, pourquoi ne pas songer davantage au fils de Sitapanoki ?
1. Voir le Gerfaut des brumes, tome I.
QUATRIÈME PARTIE
LES PORTES D’UN AVENIR
CHAPITRE XIV
LE SECRET DE SAINT-AUBIN-DES-BOIS
Le temps semblait aboli.
Arrêté devant le grand pont-levis qui s’emmanchait à l’ombre de la maîtresse tour de La Hunaudaye, Gilles de Tournemine écoutait renaître en lui les émotions éprouvées trois ans plus tôt à cette même place. Il retrouvait intacte l’espèce de poussée d’amour qui lui était venue quand, de la corne de l’étang voisin, il avait contemplé pour la première fois la vieille forteresse de ses aïeux murée dans son arrogante solitude. Comme ce soir-là, les étourneaux tournoyaient encore dans le ciel qui, au-dessus des tours coiffées d’ardoises fines, s’assombrissait d’instant en instant.
— Tout pareil ! murmura Pongo qui, arrêté à quelques pas de son maître, regardait lui aussi. Rien changé !…
— Si, hélas ! soupira Gilles. Le vieux Joël se mourait quand nous avons quitté Versailles et rien ne dit qu’il soit encore en vie. Dieu sait, pourtant, que nous n’avons pas perdu de temps !
En effet, le chevalier venait d’arriver chez Mlle Marjon après avoir quitté Axel de Fersen et, installé autour d’une table avec l’aimable vieille fille et Ulrich-August, il s’adonnait sans retenue à la joie de se retrouver ensemble après tant de mois de silence et de séparation, quand un messager de la Poste avait apporté pour lui un court et dramatique billet, visiblement tracé d’une main affaiblie. Un billet qui disait :
« Venez, monsieur le chevalier, venez au nom du Seigneur ! La charrette de l’Ankou 1grince à ma porte et je n’ai presque plus de temps pour parler à mon véritable maître… »
C’était signé Joël, fils de Gwenaël Gauthier. Alors, le soir même sans seulement songer à prendre le moindre repos, Gilles, confiant Merlin et ce qu’il possédait à ses amis, quittait Versailles avec Pongo en empruntant des chevaux de poste. Lancés comme deux boulets ils avaient, de relais en relais, gagné la Bretagne, dormant à cheval et ne s’arrêtant que pour prendre quelque nourriture et pour relayer. Une force plus puissante que la fatigue et que ses propres limites poussait en avant le dernier des Tournemine vers la vieille maison paysanne où se mourait le dernier des grands serviteurs de sa famille.
Cet homme qu’il n’avait connu qu’un seul jour, Gilles voulait le revoir et le revoir vivant car il représentait le dernier maillon de la chaîne qui le rattachait au passé glorieux et sanglant des fils du Gerfaut.
Exténués en dépit de leur endurance, Gilles et Pongo étaient tombés plus que descendus de leurs montures sur le haut talus où s’appuyait le grand pont-levis, désormais fixe et pourvu de balustrades, au-dessus de l’eau verdâtre des douves. Les madriers d’un autre âge avaient grincé sous le quadruple poids des hommes et des chevaux. Mais, avec le cri désagréable des étourneaux, ce fut le seul bruit qui se fit entendre. Le château semblait appartenir déjà au domaine de la Mort.
Gilles tendait la main vers la chaîne, reliée à une cloche, qui pendait près du grand cintre de pierre, creuse orbite où s’abritait une grande porte rébarbative à souhait quand un son, à la fois grêle et argentin, se fit entendre venant d’un chemin creux, un son qu’il connaissait bien : celui de la clochette qui accompagne le viatique lorsque Dieu se fait porter au chevet d’un agonisant.
En effet, un instant plus tard, un prêtre flanqué d’un enfant de chœur déboucha du chemin, abritant un vase d’or sous la soie noire et argent d’une étole. Derrière lui, un homme chaussé d’un seul sabot, car sa jambe gauche était remplacée par un pilon de bois, marchait aussi vite qu’il le pouvait, appuyant sur un pen-bas2 sa marche difficile. Il baissait la tête et son grand chapeau noir cachait presque entièrement sa figure.
Le groupe se dirigeait droit vers le château. Gilles poussa un soupir de soulagement : grâce au Ciel, il arrivait à temps ! Et quand l’enfant de chœur, agitant toujours sa sonnette, atteignit la faible pente du pont, Gilles mit un genou en terre, immédiatement imité par Pongo.
Le prêtre avait aperçu les deux inconnus et les regardait avec curiosité. C’était un petit homme d’une soixantaine d’années de constitution frêle dont les épaules semblaient même un peu trop fragiles pour le poids de sa cape et des ornements sacerdotaux. Mais le visage était rond et encore frais, encadré de beaux cheveux gris, brillants et bien entretenus et s’éclairait de deux yeux bruns particulièrement vifs. Ses mains étaient beaucoup plus belles que ce que l’on aurait pu attendre des mains d’un curé de campagne.
— Que cherchez-vous, messieurs, en cette maison où la mort est à l’œuvre ? demanda-t-il d’une voix où une certaine habitude de l’autorité se faisait sentir.
— Je cherche Joël Gauthier, dit Gilles sans quitter sa pose agenouillée par respect pour le Saint Sacrement que portait son interlocuteur. Je suis le chevalier de Tournemine et…
Un cri de joie lui coupa la parole. C’était l’homme à la jambe de bois qui l’avait poussé.
— Vous êtes venu, monsieur le chevalier, vous êtes venu comme il l’avait demandé sans oser l’espérer ! Quelle joie vous allez lui donner !
Gilles vit alors que le malheureux estropié n’était autre que Pierre, le petit-fils du vieux Joël et se souvint de ce qu’avaient dit les deux inconnus, sur la terrasse du cabaret au bord de la Seine : le jeune homme avait eu un accident. Aussitôt, oubliant le prêtre il se releva, alla vers lui les bras ouverts, empli d’une immense compassion.
— Pierre Gauthier ! fit-il chaleureusement. Que vous est-il donc arrivé, mon pauvre ami ?
Le jeune homme avait changé. Sa bonne figure ronde, vernie de bonne santé de jadis, avait fondu au feu de la souffrance et de la peine. Mais il haussa les épaules avec une sorte de fatalisme et trouva un sourire.
— La mauvaise chance, monsieur le chevalier… et puis, sans doute, la volonté de Dieu !
— Dis plutôt ton trop grand courage, Pierre ! coupa le prêtre. C’est un loup, monsieur, qui lui a pris sa jambe. Le dernier hiver a été terrible et ceux de la forêt sont venus vers les villages pour trouver à manger. Pierre s’est jeté, sans arme, au secours d’une jeune fille mais il a été si cruellement mordu qu’il a fallu l’amputer. Il a failli mourir de l’amputation… Ah ! voici que l’on nous ouvre…
La grande porte s’ouvrait, en effet, avec une solennelle lenteur découvrant une femme en coiffe blanche qui s’agenouilla au seuil. Gilles reconnut Anna, la mère de Pierre et la belle-fille du vieux Joël. Quand Dieu et ses serviteurs furent entrés dans La Hunaudaye, Tournemine et Pongo sur leurs talons, elle alla refermer soigneusement la porte puis précéda le prêtre vers la maison basse ; adossée à la courtine est du château qui était la demeure de l’ancien garde-chasse. Elle agissait d’une curieuse façon automatique, sans regarder personne comme une femme absorbée dans une trop grande douleur ou une trop forte angoisse.
Gilles revit la grande salle, barrée par la lourde cheminée de granit quasi seigneuriale par ses dimensions, la longue table de châtaignier flanquée de bancs à laquelle il avait pris place mais, dans la cloison de bois sculptée et cirée qui doublait le mur du fond de la salle, un grand volet était tiré, découvrant le lit clos où gisait l’agonisant.
Planté devant le lit, un cierge brûlait. Il avait été béni à la dernière Chandeleur et rappelait celui que l’on avait porté, au baptême, devant le petit Joël Gauthier. La flamme était censée tenir éloignés les démons de l’air et vacillait doucement au vent du soir car, ainsi que le voulait la coutume, toutes les petites fenêtres basses de la salle étaient grandes ouvertes afin que l’âme, quand elle quitterait le corps définitivement hors d’usage, pût trouver aisément son chemin vers le ciel.
Quelques personnes – une vieille femme, deux valets de ferme et une jeune fille – se tenaient agenouillées près de ce cierge et murmuraient des prières auxquelles une voix faible sortie de derrière la cloison ajourée s’efforçait de répondre mais tous se levèrent et s’écartèrent avec respect quand retentit la clochette et que le prêtre parut. La jeune fille qui se tenait courbée, les épaules secouées de sanglots, se redressa, grandit, monta comme un svelte jet d’eau et d’un seul coup accapara toute la lumière contenue dans la pièce : celle des flammes de la cheminée, celle du cierge, celle que reflétaient les murs blanchis. Elle fut, tout à coup, comme une explosion de jeunesse, rose comme un coquillage et blonde comme une moisson avec des nattes dorées grosses comme un poignet et de grands yeux d’un bleu sombre, presque violet, que les larmes faisaient étinceler.
Gilles la regarda, stupéfait, ébloui. Alors Pierre, conscient de l’effet quelle produisait, murmura :
— C’est ma jeune sœur, monsieur le chevalier, Madalen. Vous vous souvenez ?
— Je me souviens d’une enfant et je vois une jeune fille.
— Elle a seize ans ! Elle n’en avait que treize alors et, bien sûr, elle a beaucoup changé.
Changé ? Se pouvait-il que la petite chrysalide apeurée qu’il avait vue dans les jupons de sa mère, fût devenue cette royale créature, si grande car elle dépassait son frère d’une demi-tête et sa mère de toute la tête, si lumineuse et si déliée dans sa grâce instinctive et sans apprêt qui est celle des fleurs de plein vent. Il y avait en elle quelque chose évoquant irrésistiblement la noblesse naturelle de son grand-père, sa haute silhouette hautaine et fière.
La jeune fille dont le regard, un instant, avait croisé celui de Gilles, se détournait à présent en rougissant un peu et s’en allait aider le prêtre à se débarrasser de sa cape tandis qu’il s’approchait d’un grand coffre sur lequel étaient disposés des chandelles, un crucifix et une tasse d’eau dans laquelle trempait un brin de buis. Incapables de se détacher de cette fière silhouette, les yeux de Tournemine l’avaient suivie et il s’entendit murmurer :
— Comme elle est belle !
— Eh oui, soupira Pierre, et c’est un grand malheur ! Pareille beauté ne vaut rien pour une fille pauvre. Ma mère voudrait qu’elle entre en religion mais grand-père ne voulait pas entendre parler de s’en séparer. À présent…
Ils parlaient tout bas mais leur chuchotement attira l’attention du prêtre qui leur jeta un coup d’œil sévère.
— Ce n’est pas l’heure des conversations et si M. de Tournemine voulait bien…
Il dut s’interrompre. Une sorte de râle jaillissait du fond du lit clos à la porte duquel vint s’agripper une grande main décharnée.
— Monsieur de… Ah !… À moi ! À moi…
Gilles se précipita avec Pierre, trouva le moribond faisant de terribles efforts pour se redresser, pour échapper à ce lit où la mort, déjà, le pétrifiait. Ses longs doigts osseux, crochés dans les ajourages de châtaignier, tentaient désespérément de tirer son buste trop lourd pour leur faiblesse.
— Mon père ! gémit Pierre, vous vous faites mal…
Mais déjà, Joël Gauthier avait reconnu Tournemine et, relâchant son effort, se laissait aller de nouveau sur son oreiller de balle d’avoine cependant qu’une joie soudaine détendait ses traits crispés.
— Vous êtes… venu ! Dieu… soit béni !
— Dès que j’ai reçu votre lettre, je suis venu, dit Gilles avec douceur en prenant l’une des mains qui s’étaient reposées sur le drap de chanvre à peine roui…
— Je suis heureux… j’avais tant prié… pour avoir le temps. Écoutez… car mes forces s’en vont…
Mais une main s’était posée sur l’épaule de Gilles.
— Veuillez me faire place, monsieur. Je dois entendre cet homme en confession avant de l’administrer. Écartez-vous et vous reviendrez ensuite…
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