— Non !… Non ! Il faut… qu’il reste !

C’était le vieux Joël qui avait presque crié ces quelques mots. Et comme le prêtre, choqué, s’exclamait que Dieu devait passer en premier, l’agonisant reprit :

— Je vous supplie… de pardonner à un vieil homme, monsieur le prieur du Saint-Esprit. Vous avez daigné vous déranger vous-même…

— Bien entendu ! L’abbé Rhedon, mon curé, a pris une mauvaise fièvre… et puis j’y tenais car je vous estime, Joël Gauthier…

— Alors… si vous m’estimez, monsieur le prieur, permettez que Dieu attende… juste un instant ! Je dois… vous entendez… je dois parler au chevalier ! Et je sens… la mort qui approche.

— Mais enfin, si elle vous prend avant que vous ne soyez confessé ? Songez au salut de votre âme !

— Mon âme ?… Elle sera… oh … je souffre ! … Elle sera plus en danger si je ne préfère… pas mon devoir, même à mon salut ! Un instant… juste un instant !

Impressionné par l’autorité qui émanait encore de ce corps exténué, par cette voix qui n’était plus qu’un souffle et qui cependant ordonnait plus qu’elle ne suppliait, le prieur du Saint-Esprit s’éloigna, rendant à Gilles la place et se contentant d’un :

— Faites vite !

Le jeune homme se pencha de nouveau sur le moribond dont la main tâtonnait, cherchant son bras pour l’attirer plus près, encore plus près jusqu’à ce que son oreille fût proche de la bouche desséchée.

— Je… je sais où il est ! souffla le vieillard avec une inexprimable nuance de triomphe.

— Où est quoi ?…

— Le… trésor ! Le trésor de l’ambassadeur… de Raoul… Je sais vous dis-je ! A… attendez !

Quittant le bras de Gilles sa main tâtonna vers le mur, plongea derrière la paillasse et revint tenant un petit paquet fermé d’une croix de cire rouge qu’il laissa tomber sur son estomac.

— Prenez ! Cachez… cela ! J’ai écrit… tout ce que… je sais ! Allez… le chercher ! Sauvez… le château ! Ramenez-y… le Gerfaut… et puis… priez pour moi !

— Mais pourquoi ne pas donner cela à Pierre ? Il en aurait besoin, je pense…

— Oui… car après ma mort, il devra partir… et les femmes avec lui ! Mais… ce bien ne nous appartient pas ! Il est… à vous seul !… À présent, le prêtre !… Vite ! Vite ! Je sens que je m’en vais !…

— Partez en paix, Joël Gauthier ! Je me charge d’eux !

Vivement, il se retira, appela l’abbé qui se précipita le ciboire en main tandis que tous ceux qui étaient là retombaient à genoux. Durant quelques instants on entendit alterner la voix chuchotante du prêtre avec des souffles qui semblaient de plus en plus faibles. Puis il n’y eut plus rien que le Requiescat in pace de l’officiant et la large bénédicion dont il enveloppa le lit et son occupant.

— C’est fini ! dit-il seulement en se retournant. Puis essuyant d’un mouchoir fin les gouttes de sueur qui perlaient à son front, il ajouta avec un soupir : Il était temps !… C’est aux femmes, à présent, de faire leur ouvrage.

Mais seule Anna se releva pour aller, comme le voulait la coutume séculaire, arrêter l’horloge qui battait dans un coin de la salle, couvrir d’un tissu noir l’unique miroir accroché contre un mur et vider tous les récipients qui contenaient de l’eau – marmite, seau et cuvette – afin que l’âme libérée ne risquât pas de s’y noyer. Agenouillée près du banc du lit, Madalen, la tête dans les mains, pleurait doucement. Mais sa mère l’appela avec un rien de sévérité :

— Madalen ! Il faut songer à la toilette ! Va chercher le barbier et l’habilleuse des morts !

— Laissez cette enfant pleurer tout à son aise, coupa le prêtre. Je rentre au Saint-Esprit et Jeannet que voici, ajouta-t-il en désignant l’enfant de chœur qui avait paru s’ennuyer prodigieusement durant tout ce temps, va courir les chercher.

Puis, se tournant vers Gilles qui, faute d’oser approcher Madalen, s’efforçait d’apaiser le chagrin de Pierre, il ajouta :

— Il faut laisser ces pauvres gens à leur chagrin et à leurs devoirs funèbres. Ceux de Plédéliac vont venir pour aider et pour la veillée. Je crains qu’il n’aient guère de temps à vous consacrer, chevalier. Puis-je vous offrir l’hospitalité de ma maison ? Je suis l’abbé Minet de Villepaye… Jusqu’au morcellement du domaine mon père qui est mort voici cinq ans était intendant général des terres et biens de La Hunaudaye. Les ventes l’ont tué – comme elles ont tué aussi Joël Gauthier et vont réduire les siens à la misère. Une cabane dans les bois c’est à peu près tout ce que leur offrira le nouveau propriétaire du château à présent que le vieux n’est plus. Et Pierre n’est guère en mesure d’abattre du bois ou de faire de gros travaux pour nourrir les siens…

— N’ayez aucune crainte pour eux, l’abbé ! fit Gilles. J’ai promis au vieux Joël de me charger d’eux et je m’en chargerai. Quant à votre invitation dont je vous remercie, permettez-moi de la décliner. Je suis officier du roi et j’ai l’habitude de dormir sur la paille. Mais je veux veiller avec ceux-ci…

— Comme il vous plaira. Mais je serai heureux de vous recevoir demain ou un jour prochain si cela vous agrée…

Reprenant sa cape des mains de Madalen, l’abbé Minet abrita de nouveau le ciboire d’or sous son étole puis, toujours accompagné du tintement de la clochette, reprit le chemin de son prieuré.

Une heure plus tard, le vieux Joël revêtu de ses plus beaux habits, rasé de frais et ses mains jointes liées d’un chapelet, reposait sur la grande table de la salle recouverte d’un drap blanc. Deux autres draps accrochés aux poutres du plafond formaient autour de lui une alcôve, la « chapelle blanche » que l’on tendait, traditionnellement, autour des morts. À ses pieds on avait disposé le petit bol à eau bénite et son brin de buis. La mort lui avait rendu, et au centuple, l’étonnante majesté qu’il avait eue de son vivant et que la maladie lui avait un peu enlevée et il reposait à présent, le grand paysan, avec la fierté hautaine des guerriers d’autrefois, de ces seigneurs féroces dont il s’était voulu, jusqu’à la minute suprême, le fidèle serviteur.

Au-dehors, la nuit se peuplait de présences et de lumières. À travers le pays, des gens portant des lanternes cheminaient vers La Hunaudaye pour venir participer à cette première veillée funèbre où les attendait un spectacle inhabituel.

Debout de chaque côté du rustique catafalque, deux hommes que personne n’avait jamais vus montaient, l’épée au clair, une garde rigide comme si celui qui gisait là eût été le véritable seigneur de ces lieux. Et ceux qui entraient regardèrent alors, avec un étonnement mélangé de crainte vaguement superstitieuse, ces deux hautes cariatides aux profils d’oiseaux de proie mais si dissemblables, ces deux gentilshommes inconnus qui rendaient à l’un des leurs un hommage quasi féodal. Sous l’ombre des grands chapeaux que l’on se hâtait d’ôter, sous celle plus légère des coiffes, les yeux s’arrondissaient mais sans oser remonter jusqu’aux regards immobiles, l’un de glace, l’autre de charbon, qui semblaient ne voir personne.

Les gens arrivaient, se signaient, jetaient un peu d’eau sur le corps au moyen du buis puis s’asseyaient où ils le pouvaient ou bien restaient debout pour se joindre aux prières commencées. Des voix nouvelles répondaient aux invocations qu’une très vieille femme, la doyenne du village voisin, lançait d’une voix haute et fêlée. Elles emplissaient la pièce basse d’une mélopée sourde, semblable au grondement d’un orage encore lointain déchiré de temps en temps par l’éclair d’un cri d’angoisse car, pour tous ces gens simples qui priaient, l’homme qui reposait là avait cessé d’être le cousin, l’ami, le compagnon habituel pour se changer en cette entité insaisissable, mystérieuse et inquiétante : un mort dont on ne pouvait plus savoir si son ombre ne reviendrait pas quelque nuit assouvir d’obscures vengeances.

« En fait, ils prient pour eux-mêmes beaucoup plus que pour lui… », songeait Gilles devenu pour quelques heures et de par sa propre volonté garde du corps d’un homme qui n’avait jamais porté la couronne mais dont le cœur était celui d’un roi. Et, sous son apparence impassible, le chevalier abritait une véritable tempête de sentiments contradictoires dont le bouillonnement le surprenait. Le départ pour un autre monde de Joël, ce vieillard qu’il avait cependant si peu connu, lui laissait l’impression étrange de perdre son père pour la seconde fois et, cependant, lui faisait retrouver un espoir assez semblable à celui qu’il avait éprouvé au lit de mort de celui auquel il devait la vie.

Il le revoyait, dans l’aube victorieuse de Yorktown, alors que la voix des canons avait définitivement cessé de se faire entendre, reposant sur une couverture militaire une main qui, déjà, se refroidissait et où demeurait visible la trace de l’anneau toujours porté et que cette main avait laissé entre les siennes, symbole de sa bâtardise abolie, tout comme tout à l’heure Joël Gauthier lui avait remis ce qui était peut-être le symbole de la résurrection de La Hunaudaye. Pierre de Tournemine mourant lui avait donné un nom, un rang, un honneur à défendre, une vraie vie d’homme enfin. Joël Gauthier venait peut-être de lui donner la fortune sans laquelle grand nom et titre n’apportaient que peu de puissance.

Contre sa poitrine il sentait, comme une présence, le poids cependant léger du petit paquet remis par l’agonisant. Qu’y avait-il dedans ? Un écrit sans doute mais aussi un petit objet dont il n’était pas possible de déterminer la forme, une clef peut-être… la clef de ce trésor qu’on lui remettait si noblement.

Sachant qu’il allait laisser les siens dans une situation pénible, Joël aurait pu, sans que quiconque ait le droit de lui faire le moindre reproche, livrer le secret à Pierre, le mettre ainsi à l’abri de la misère à laquelle le condamnait presque sûrement son infirmité et préserver du même coup les deux femmes qui allaient se trouver si dépourvues. Mais il n’aurait pas été alors Joël Gauthier, l’homme de la fidélité et de la grandeur à tout prix. Et que se serait-il passé s’il n’avait pas eu le temps de remettre à son destinataire ce dépôt qu’il devait considérer comme sacré ? Aurait-il eu vraiment l’affreux courage d’emporter avec lui son secret dans sa tombe, rejetant le trésor aux ténèbres pour des siècles peut-être ? Plus certainement, il l’aurait confié à Pierre mais avec l’ordre de le chercher, lui, Tournemine, et de le lui remettre. C’eût été alors condamner ce malheureux garçon à une affreuse tentation mais une voix secrète murmurait qu’à cette tentation Pierre n’aurait pas succombé.

« C’est à moi, à présent, qu’il incombe d’assurer leur existence et, si le trésor se retrouve, cela me sera facile. Je rachèterai le château et je ferai de Pierre mon intendant. S’il ne se retrouve pas, ce qui est toujours possible, je me chargerai d’eux tout de même. Anna est l’une de ces femmes fortes qui savent mener une maison, même importante, sans faiblir. Quant à Madalen… »

Immobiles jusqu’alors, les regards de Gilles glissèrent lentement sous la paupière et vinrent se poser sur la jeune fille. Un chapelet au bout des doigts, elle se tenait assise à quelques pas de lui avec les autres femmes et tenait sa partie dans le chœur des répons aux prières. Un châle noir recouvrait sa tête dissimulant l’or de ses cheveux mais exaltant la blondeur de son visage sur laquelle les larmes continuaient à couler. Qu’elle était donc émouvante dans sa douleur ! Mais quelles pouvaient être les pensées qui se cachaient sous ce beau front lisse et pur ? Songeait-elle vraiment, comme le voulait sa mère – oh ! le nombre de mères bretonnes qui ne songeaient qu’à offrir leur enfant à Dieu ! – à ensevelir sa beauté sous les voiles d’une nonne ? Ou bien, pensait-elle, au contraire, qu’avec son grand-père venait de tomber la dernière barrière la défendant encore du cloître ? Depuis qu’il était entré dans cette maison, Gilles n’avait qu’à peine entendu sa voix, une voix douce et musicale de fillette timide, mais, parfois, il avait surpris son regard posé sur lui, plein d’inquiétude mais dont il n’avait pu savoir s’il était terrifié ou admiratif.

Quant à lui-même, il s’interdisait d’analyser les sentiments qui s’agitaient en lui quand il regardait Madalen car il avait bien trop peur d’y découvrir l’appel d’un désir qui eut été une offense à l’âme de son vieil ami. Le seul qu’il autorisait se révélait être un besoin profond, presque instinctif, de la protéger, de la défendre, fût-ce au risque de sa vie, contre tout ce qui pourrait atteindre son cœur ou sa personne… et aussi l’espoir qu’elle le lui permettrait.

Tard dans la nuit – les gens de la veillée s’étaient retirés à minuit après un petit repas et, seuls, Pierre et les deux garçons de ferme veillaient auprès du corps – Gilles et Pongo se retrouvèrent dans la grande salle basse du logis seigneurial où, une fois déjà, ils avaient passé la nuit en compagnie de Jean de Batz. Ils retrouvèrent la jonchée de paille et les peaux de mouton blanc qui leur servaient de lit et aussi la brassée de genêts dorés – moins dorés que les cheveux de Madalen – dans le grand vase de pierre : même au fond du chagrin et des angoisses du lendemain, Anna accomplissait les gestes qu’auraient ordonnés non seulement l’ancêtre mais son propre sens de l’hospitalité.