— Celui-là même. J’ai eu, je crois, beaucoup de chance.

— Tu peux le dire ! Et tu me vois, moi, tout étourdi de cette chance. Songe qu’il y a quelques heures, je disais une messe pour le repos de ton âme, que je te croyais mort… et te voilà, bien vivant, plus solide que jamais ! C’est cela, vois-tu, pour moi le miracle, le vrai ! Pourquoi m’as-tu laissé vivre ce chagrin ?… Car j’en ai eu, tu sais ?

Ému par cette voix où tremblait le souvenir des larmes versées, Gilles vint s’agenouiller auprès du modeste fauteuil de paille où était assis M. de Talhouet, prit l’une de ses mains et la baisa avec un infini respect.

— L’ordre venait du roi lui-même, mon cher parrain. Il fallait qu’il en fût ainsi mais je vous en demande pardon de tout mon cœur.

— En ce cas, tu n’as ni pardon ni explication à fournir. Si veut le roi, Dieu veut aussi ! Mais relève-toi donc et installe-toi sur cette chaise. Tu es si grand que, même à genoux, tu m’obliges à lever la tête pour te regarder au visage si tu es trop près de moi…

Gilles obéit, prit une chaise et l’approcha de la cheminée où brûlait un maigre feu d’ajoncs, tout à fait insuffisant par cette froide journée de janvier. Ce faisant, il enleva le sac d’or qui devait peser aux genoux du petit prêtre devenu si maigre et si fluet, pour le poser sur la table voisine. Son regard accrocha la petite bibliothèque placée tout auprès et qu’il connaissait si bien pour en avoir souvent manié les beaux livres, seul luxe qu’eut gardé M. de Talhouet. Or, la petite bibliothèque était vide ou presque. Envolé le Voltaire que le cher parrain lisait en cachette, envolée la vie des grands capitaines, envolées les douces reliures de peau souple où les fers avaient imprimé en or les armes des Talhouet ! Il ne restait que quelques livres de piété, une Imitation de Jésus Christ reliée en toile, un bréviaire usé.

— Qu’avez-vous fait de vos chers livres ? demanda-t-il sachant parfaitement à l’avance quelle serait la réponse.

Elle vint, en effet, avec un bon sourire.

— Je n’avais plus envie de lire. Mes yeux se fatiguent vite, tu sais. Et puis…

— Et puis les pauvres ont toujours faim, n’est-ce pas ?

L’abbé se mit à rire d’un rire franc, joyeux et plein de jeunesse.

— Bien sûr ! Mais à présent, grâce à toi, je vais pouvoir en rassasier quelques-uns… et aussi racheter deux malheureux garçons d’ici qui sont tombés aux mains des Barbaresques. Un père trinitaire est venu l’autre semaine m’annoncer la nouvelle, me donner le chiffre de la rançon aussi. Et je ne savais que faire…

— Dites-moi le chiffre de cette rançon. Je vous le ferai porter de surcroît et si vous connaissez d’autres garçons d’ici tombés par malheur aux mains de ces Infidèles et susceptibles d’être sauvés, faites-le-moi savoir. J’habite l’hostellerie de l’Épée royale, à Lorient… Et, pendant que j’y pense, demandez à votre trinitaire s’il aurait des nouvelles d’un certain Jean-Pierre Querelle, de Vannes1. Nous étions camarades au collège Saint-Yves et j’ai quelques craintes que son mauvais sort ne l’ait mené à Tunis ou en Alger…

— Écris-moi ce nom ! Mais, dis-moi, tu es donc bien réellement devenu une sorte de Crésus ? Il était donc si mirifique, ce trésor ?

— Plus que je n’aurais osé l’espérer, mon parrain. Je suis très riche à présent.

— Loué soit Dieu car tu sauras te servir de ta fortune. Mais raconte-moi ta trouvaille. Comment as-tu pu réussir là où tant d’autres ont échoué…

Gilles n’eut pas le temps de répondre. La porte de la chambre venait de s’ouvrir sous la main de Katell, la vieille bonne de l’abbé, drapée dans son tablier des dimanches et toute rouge de joie.

— Monsieur le recteur est servi ! clama-t-elle d’un ton triomphant.

Surpris, l’abbé renifla les fumets de viande rôtie et de pâtisserie chaude que Katell transportait avec elle et qui l’avaient suivie dans l’escalier.

— Seigneur ! fit-il. Qu’est cela ? Faisons-nous bombance aujourd’hui ?

— Nous fêtons la résurrection du petit, riposta Katell, et comme il vous connaît bien, monsieur le recteur, qu’il sait bien que, chez vous, la marmite une fois cuite s’en va le plus souvent sur la table d’un autre, il a pris la précaution de faire son marché avant de venir. Ce soir, vous aurez du poulet rôti, du fromage frais, des galettes, de la tarte aux pommes et du vin de Bourgogne !

M. de Talhouet leva les bras au ciel.

— C’est Versailles ! Eh bien allons, ma bonne Katell, allons ! Tu me conteras aussi bien ton aventure en mangeant, mon garçon, et ces bonnes odeurs réveillent, je l’avoue, ma gourmandise. Grâce à toi, je vais commettre un gros péché mais Dieu, je l’espère, ne m’en tiendra pas rigueur…

Tandis qu’ils descendaient tous deux le vieil escalier de pierre menant à la cuisine, Gilles posa la question qui le tourmentait depuis son arrivée :

— Je voudrais que vous me disiez, monsieur… Ma mère a-t-elle appris ma pseudo-mort ?

— Naturellement. Je n’avais pas le droit de la lui cacher et je me suis rendu tout exprès à Locmaria pour la lui apprendre.

— Et… qu’a-t-elle dit ?

— Rien d’abord. Nous étions dans le jardin du couvent et elle a continué de marcher auprès de moi au long des allées sans prononcer une parole. Mais je savais qu’elle priait car, entre ses doigts, les grains de son chapelet bougeaient doucement. J’ai respecté sa prière et nous avons ainsi fait le tour de l’enclos dans le plus grand silence. C’est seulement quand nous sommes arrivés à la porte du cloître qu’elle s’est tournée vers moi.

« — S’il avait suivi la voie que je lui avais choisie, il vivrait encore ! » m’a-t-elle dit avec colère. Mais elle n’a pu empêcher que je ne remarque l’humidité de ses yeux. Je lui ai dit alors qu’elle pouvait te pleurer sans honte et prier pour toi, que tu n’étais plus un bâtard mais un gentilhomme… Alors elle a crié :

« Il ne l’était plus, peut-être, mais cela ne change rien pour moi ! Je suis toujours celle qui a péché, celle qui, sans être mariée, a donné le jour à un enfant ! Je suis, moi, toujours la mère d’un bâtard ! Quant à ce malheureux enfant, il a voulu son sort ! Je ne peux plus que prier pour lui mais que personne, jamais ne revienne ici m’en parler !… » Et elle est partie… Néanmoins, dès demain j’irai lui dire…

— Rien ! coupa Gilles. Ne lui dites rien ! Je crois qu’il vaut mieux laisser les choses en l’état. Au moins, elle priera pour moi ce qu’elle ne ferait pas si elle me savait vivant… À présent, allons souper…

En dépit de ce que Gilles venait d’entendre, le repas fut gai, tout occupé du récit, un peu édulcoré tout de même, des aventures qui avaient occupé ces dernières années. L’abbé se réjouit des chances qui avaient protégé son filleul, s’assombrit à l’évocation de l’étrange atmosphère familiale qui régnait dans la famille royale, laissa entendre qu’il craignait, depuis longtemps, que ne vinssent des jours plus sombres encore, s’indigna du relâchement inquiétant des mœurs et, finalement, demanda :

— Que comptes-tu faire à présent ? Tu ne peux guère reprendre ta place aux gardes. Penses-tu pouvoir racheter La Hunaudaye ?

— Il y a plusieurs mois que j’ai perdu cet espoir. Dès que j’ai été en possession du trésor, je suis reparti pour Paris afin d’en réaliser une partie puis je suis allé à Rennes pour y rencontrer votre cousin de Talhouet. Il a paru surpris de me revoir et plus surpris encore quand je lui ai offert, pour racheter le château une somme plus importante que ce qu’il demandait voici trois ans. Mais il a refusé.

— Pourquoi donc ? Il n’en fait rien.

— Peut-être mais, d’après ce que j’ai pu entendre, un jour dans un cabaret des bords de la Seine, je crois qu’il a justement l’intention d’en faire quelque chose. Quoi ? Je n’en sais rien ; toujours est-il qu’il a refusé sans me laisser la plus petite ombre d’espoir.

— Oh ! c’est tout simple, sourit l’abbé en achevant, avec délices, la tasse de café que Katell venait de lui servir, Talhouet espère arriver à mettre la main sur le fameux trésor. Et comme tu ne pouvais tout de même pas lui dire que tu l’avais trouvé, je crois qu’il te faut renoncer à reprendre la vieille maison.

— C’est ce que je fais. Momentanément tout au moins. Je suis jeune, beaucoup plus jeune que lui et, si Dieu veut bien me prêter vie, la suite des temps me permettra peut-être de l’acquérir enfin. Pour l’instant, je compte m’établir de l’autre côté de l’Atlantique.

— Toujours ton vieux rêve ?

— Mais oui. D’autant que le gouvernement américain a bien voulu m’offrir une concession de mille acres de bonne terre sur les rives de la rivière Roanoke. Je vais donc me faire planteur de tabac ou d’autre chose, armateur peut-être aussi. J’ai acheté à la Compagnie des Indes un bâtiment de 280 tonneaux, le Lonray pris aux Anglais. C’est une sorte de flûte mais mieux voilée et plus finement taillée pour la course. Je le fais remettre en état car il avait subi une avarie assez sérieuse sur les rochers de Groix et armer de seize canons. Avec cela, je dois pouvoir traverser l’Atlantique en quatre ou cinq semaines par bon vent. Naturellement, il ne s’appelle déjà plus le Lonray.

— Gageons qu’il s’appelle le « Gerfaut » ?

— Gagez vous gagnerez. Et déjà j’en suis très fier, ainsi d’ailleurs que des installations que j’y fais faire car, bien sûr, j’emmène la famille Gauthier avec moi. Ils me l’ont demandé car ils ne veulent plus demeurer aux alentours de La Hunaudaye. Pour emmener des femmes, un navire doit adoucir un peu ses cabines. En outre… je voudrais emmener Rozenn.

— Rozenn ? À son âge, tu veux lui faire traverser l’Océan, l’emmener vivre chez les sauvages ?

— Pourquoi pas ? Elle est solide. Où est-elle ? Toujours chez Mme la vicomtesse de Langle ?

— Toujours chez ma sœur, en effet où…

— Où elle se ronge les sangs parce qu’on y a pas tellement besoin d’elle, malgré toute la bonté de Mme la vicomtesse qui s’essaie à ne pas le lui montrer, coupa Katell que le nom de sa sœur avait tiré du coin de cheminée où elle sommeillait, sa vaisselle faite : « Marchez, mon garçon, ajouta-t-elle, si vous allez lui demander de vous suivre, elle dira oui tout de suite et même si vous lui proposiez d’aller au bout du monde ou en enfer ! »

— Katell ! protesta l’abbé. Retenez donc un peu votre langue et faites attention à ce que vous dites. Et puis cessez d’appeler le chevalier « mon garçon »…

— Ah ! certainement pas ! s’écria Gilles. Le jour où Katell m’appellera monsieur le chevalier, je ne lui parle plus ! Allons, c’est dit : demain je vais au Leslé voir Rozenn.

— Et vous ferez bien ! Sainte Vierge bénie ! Va-t-elle être heureuse de retrouver son nourrisson vivant et de s’en aller courir les mers avec lui…

Et Katell s’en retourna dans son coin de cheminée où, pour marquer sa satisfaction, elle tira un ouvrage d’un panier et se mit à tricoter avec ardeur.

Cependant, l’abbé gardait à présent le silence. Songeur, il regardait son filleul qui, après lui en avoir demandé permission, avait tiré de sa poche sa pipe en terre et la bourrait paisiblement de tabac.

— Dis-moi, Gilles, fit-il au bout d’un moment. Tu vas emmener en Amérique Rozenn, Anna Gauthier et sa fille ?

— Bien sûr !

— Elles seulement ? Dois-je te rappeler que tu as une épouse et que tu dois, elle aussi, l’emmener.

À son tour, Tournemine garda le silence. À l’évocation de Judith, son regard s’était assombri et son visage se crispait.

— Je vous ai dit ce qu’il en est de mon mariage, monsieur. Judith prétend qu’il n’est pas valable et que, seul, ce Kernoa a droit au titre d’époux.

— Mais tu n’en crois rien, si j’ai bien compris. Et si tu veux savoir, moi non plus je n’en crois rien. Cet homme que tu as vu avec elle n’est pas, ne peut pas être un honnête médecin vannetais.

— Pourquoi donc ? fit Gilles avec un sourire amer, à cause de ses mœurs… bizarres ? Il a peut-être navigué et ce sont de ces habitudes que l’on prend, dit-on, sur les vaisseaux du roi aussi bien que sur les navires marchands quand on vit entassés les uns sur les autres pendant des mois de navigation.

— C’est en effet possible mais, encore une fois, je n’en crois rien. Tout à l’heure, quand tu m’as raconté ta dernière entrevue avec Judith n’as-tu pas dit que tu avais songé à faire des recherches à Vannes pour tenter de savoir la vérité ?

— En effet. J’y avais songé mais à présent, cela me paraît bien difficile sinon impossible. Et puis, encore une fois, pourquoi donc cet homme ne serait-il pas le vrai Kernoa ? J’ai sans doute bâti un roman parce que j’étais blessé dans mon amour-propre, déçu de voir m’échapper un cœur que je croyais toujours mien…