Instantanément, Gilles fut prêt. Tandis que l’une des bouteilles partait comme un projectile en direction du plus grand, il tomba sur un genou au moment où son second ennemi le chargeait par-derrière afin de recevoir l’attaque. Le gourdin était levé pour retomber sur lui. Il pivota vivement sur son genou, passa sous le bâton, fit trébucher son adversaire et, le saisissant aux chevilles au prix d’un effort herculéen le fit tournoyer pour l’envoyer tête première dans l’estomac de son compagnon.

Malheureusement, son effort fait, il dut s’accroupir de nouveau pour retrouver son équilibre et s’entama la main sur l’un des débris de verre laissés par la bouteille. Cela donna aux deux autres le temps de se relever et bientôt ils se dressèrent en face de lui plus menaçants qu’auparavant.

— À moi ! cria Gilles sans grand espoir d’être entendu. À l’aide !

Ce fut au moment précis où les deux malandrins s’élançaient sur lui avec un grognement de triomphe que, sortis on ne savait d’où, trois hommes leur tombèrent dessus par-derrière et les maîtrisèrent en un rien de temps. En même temps, la porte de l’auberge ouverte (les trois hommes devaient en venir) apporta quelque lumière à une situation qui en manquait singulièrement. Gilles occupé à envelopper sa main blessée dans sa cravate vivement arrachée de son cou vit que l’un de ses agresseurs gisait à terre sans connaissance, proprement assommé tandis que l’autre se débattait aux mains de deux solides gaillards vêtus comme des valets de maison bourgeoise.

Le troisième de ses sauveteurs, un homme de taille moyenne emballé jusqu’aux yeux dans un grand manteau noir rejoignant presque le bord du chapeau enfoncé jusqu’aux sourcils, considérait sa prise avec une satisfaction certaine après avoir écouté ce que lui murmurait à l’oreille l’un de ses valets.

— Ainsi, dit-il d’une voix dont l’accent étranger attira l’attention de Gilles, vous êtes ce Morvan qui opérait dans la police parisienne il y a environ un an et demi et qui en a été chassé à la suite d’un vol… bien que l’on n’y soit ni fort difficile ni fort délicat ?

— Et après ? grogna l’autre. En quoi cela vous regarde ?

— Cela me regarde beaucoup, mon garçon, car j’ai des comptes à régler avec vous. Moi aussi, vous m’avez volé… et si vous voulez tout savoir, je vous cherchais.

Passionnément intéressé, Gilles s’était avancé de façon à voir en pleine lumière le visage de son ancien agresseur et ne put retenir une exclamation de surprise.

— Morvan ! Morvan de Saint-Mélaine ! Enfin, je te retrouve !

Il avait bondi, bousculant l’homme au manteau pour empoigner le revers de l’habit râpé du malandrin. Du malandrin qui n’était autre que le dernier frère de Judith, l’un des deux hommes qui prétendaient avoir tué le docteur Kernoa.

— Il ne manquait plus que celui-là ! grogna le prisonnier, le bâtard, à présent !

Un petit rire se fit entendre.

— Ma foi, monsieur de Tournemine, la rencontre m’est heureuse car vous êtes l’un des rares hommes que j’ai quelque plaisir à rencontrer dans ce pays de malheur. J’espère que vous n’oubliez pas plus vos anciens amis que vos vieux ennemis ?

Et Gilles, stupéfait cette fois, vit qu’entre le chapeau à large bord et le pan du manteau apparaissait à présent le visage bien connu de Cagliostro.

— Vous ? murmura-t-il. Vous, ici ? Je croyais que…

— Que j’avais été banni du royaume ? C’est vrai et je le suis toujours. Je vis à Londres, à présent, ou plutôt j’essaie de vivre car lors de mon arrestation j’ai été volé indignement. Les gens de police ont fait main basse sur bien des objets de valeur mais surtout sur des papiers qui sont pour moi d’une importance extrême. C’est la raison pour laquelle je me suis décidé à repasser la Manche. Certains des affiliés parisiens de ma loge égyptienne m’ont fait savoir que mon voleur avait quitté, par force, la police et officiait à présent aux alentours des riches cargaisons de la Compagnie des Indes. On ma dit le cabaret où il tenait ses assises et je suis, grâce à Dieu, arrivé à temps pour vous tirer de ses griffes, tout comme, jadis, vous m’aviez tiré d’autres griffes autrement plus cruelles.

— Je vous en prie, ne rappelez pas cela. Ce soir, vous m’avez sauvé la vie et c’est tout ce dont je veux me souvenir. Merci, monsieur le comte… Mais, à présent, me direz-vous ce que vous comptez faire du sieur Morvan ?

— Si vous voulez bien m’accompagner, vous le verrez. J’ai loué, près d’ici et sous un faux nom naturellement, une maison fort commode pour entendre les confessions. D’ailleurs, vous êtes blessé et la sagesse serait, je crois, de vous laisser soigner. Holà, vous autres, emmenez-moi ça à la maison ! Nous vous suivons !

La cravate de Gilles était, en effet, pleine de sang et il sentait à une légère faiblesse, la nécessité de quelques soins. Au surplus, son entretien avec Besné pouvait se remettre au lendemain et ce fut sans la moindre objection qu’il suivit l’ancien sorcier de la rue Saint-Claude.

La petite maison louée par celui-ci s’adossait au rempart de la ville à l’endroit où il rejoignait les défenses du port. Elle n’avait rien de particulier sinon une très commode porte de dégagement donnant sur un boyau creusé entre ses murs et ceux d’une maison voisine.

Les protagonistes de la scène précédente s’y retrouvèrent dans une vaste cuisine pavée de granit où un grand feu, entretenu par un homme qui n’avait même pas levé la tête à leur entrée, brûlait dans la vaste cheminée. Sur un signe de Cagliostro, les gardiens de Morvan, qui l’avaient entre-temps ligoté comme un poulet prêt à être mis en broche, le firent asseoir sur un banc en face de l’homme de la cheminée dont il regarda les flammes avec appréhension.

— Qu’allez-vous me faire ? chevrota-t-il.

— Je vais d’abord soigner la blessure de M. de Tournemine, fit gracieusement Cagliostro. Ensuite, je lui offrirai un cordial pour compenser la perte de sang… et ensuite je m’occuperai de vous, mon garçon. Ne vous affolez pas. J’ai seulement quelques questions à vous poser. Si vous y répondez tout ira bien, sinon… il est possible que je me mette en colère et que je devienne désagréable. L’homme que vous voyez ici, en face de vous, assure qu’il n’a besoin que de quelques minutes et d’un beau feu bien flambant pour rendre bavards les gens les plus secrets.

Tout en parlant, le comte avait déroulé la cravate de Gilles, examiné sa blessure qui était profonde et entamait la paume jusqu’à l’os puis fouillait dans un coffre où il prit de la charpie et un flacon.

— Voulez-vous dire ? fit le chevalier horrifié, que vous allez soumettre cet homme à la question ? Comme au Moyen Âge ?

— Pourquoi comme au Moyen Âge ? La question est de tous les temps. Il y a bien peu d’années que le roi Louis XVI l’a abolie en France mais, croyez-moi, elle existe toujours dans presque toute l’Europe.

— Vous me décevez ! Je croyais, monsieur, que vous saviez lire dans le cerveau des hommes ? Je croyais que vos pouvoirs sur leur volonté n’avaient pas de limites ?

— C’était une erreur. Mes pouvoirs sont limités par la stupidité et la méchanceté des hommes. Quant à lire dans leur esprit, je ne peux le faire que par l’entremise d’un médium…

— Allons donc ? Ne savez-vous plus provoquer ce sommeil artificiel qui vous était d’une si grande utilité… Seigneur ! ajouta-t-il avec une grimace douloureuse, que me mettez-vous là ?

— Une liqueur souveraine qui fermera votre blessure en trois jours avec la complicité de certain baume dont je vais vous enduire. Mais je reconnais que cela n’est pas fort agréable. Tenez je suis certain que cela va déjà mieux, ajouta-t-il en constatant qu’un peu de couleur revenait au visage, devenu blême, du chevalier. Quant au sommeil artificiel, ajouta-t-il baissant le ton, outre qu’il représente pour moi une grande dépense nerveuse que mon état de santé supporte mal actuellement, je ne désire pas m’en servir ici, en terre bretonne où les esprits, facilement superstitieux et influençables, ne verraient peut-être guère d’inconvénients à m’envoyer au bûcher, même en notre siècle des Lumières ! Voilà qui est fait. À présent, occupons-nous de notre ami…

Il allait s’éloigner en direction de la cheminée devant laquelle Morvan claquait visiblement des dents en dépit de la chaleur mais Tournemine le retint.

— Encore un mot, comte ! J’ai, moi aussi, une question importante à poser à cet homme, une question qui touche de tout près Judith, pour qui vous aviez de l’amitié et qui est, à présent, ma femme.

Cagliostro fronça le sourcil.

— Ainsi, vous l’avez épousée ? En dépit de ma mise en garde ?

— Oui. Mais peut-être n’est-elle pas réellement ma femme et c’est cela que je veux savoir. Me permettrez-vous, s’il répond de bonne grâce, d’intercéder pour lui ?

Le sorcier réfléchit un instant, scrutant son interlocuteur de son œil noir étincelant d’intelligence.

— Peut-être… Savez-vous où se trouve Judith en ce moment ?

— Oui, je le sais.

— À coup sûr ?

— À coup sûr !

— En ce cas allez-y ! Je ne vous cache pas que c’est elle, initialement, que je souhaitais retrouver mais elle semble avoir entièrement disparu. Personne n’a pu me dire ce qu’elle était devenue. Sa clairvoyance… si le mariage ne la lui a pas fait perdre, pourrait m’être plus utile que des aveux arrachés par la souffrance. D’autant que cet homme ne sait peut-être pas tout et n’est peut-être pas mon seul voleur…

Sans répondre, Gilles se dirigea vers Morvan dont le regard se chargea d’épouvante à son approche et se pencha sur lui.

— Écoute-moi, Morvan ! Tu mérites cent fois la mort dans les tourments de l’enfer, tu mérites cent fois que l’on te jette ainsi tout vivant, dans ce brasier…

— Non !… râla l’autre. Non ! Pas ça !… Pas ça !…

— Peut-être pourrai-je te l’éviter si tu réponds franchement à la question que je vais te poser. Rassure-toi, c’est une question qui n’a rien à voir avec ton affaire de vol mais qui a, pour moi, tant d’importance, que je suis prêt à me battre pour t’éviter la torture si tu y réponds.

Les yeux injectés de sang de Saint-Mélaine se levèrent sur lui, incertains, méfiants.

— Qu’est-ce que j’en ai comme garantie ?

— Ma parole ! Jamais je n’y ai manqué.

Le prisonnier poussa un profond soupir.

— Ça va, essayons toujours ! Qu’est-ce que vous voulez savoir ?

— Écoute ! Te souviens-tu de cette nuit où, en compagnie de ton frère, Tudal, tu t’es introduit dans la maison de campagne d’un certain docteur Kernoa, un docteur Kernoa qui venait d’épouser Judith ?

— Naturellement, je m’en souviens. Qu’est-ce que…

— Attends un peu ! Ce que vous y avez fait, Tudal me l’a raconté avant de mourir. Vous avez tué Kernoa et puis vous avez emmené Judith pour…

— Ne me rappelez pas ça !… Depuis la mort de Tudal, je revois trop souvent la scène, la nuit quand j’ai trop bu !

— Aussi ne t’en reparlerai-je pas. C’est Kernoa qui m’intéresse. Es-tu certain qu’il était bien mort ?

Cette fois, les yeux de Morvan s’arrondirent.

— Mort ? Naturellement qu’il l’était ! Et plutôt deux fois qu’une ! En voilà une question !

— Elle en vaut une autre, crois-moi, car j’ai les meilleures raisons de croire qu’il n’était pas tout à fait mort, qu’il lui restait encore un souffle de vie et que ce souffle a été si bien ranimé qu’à cette heure il se porte comme toi et moi.

Morvan secoua négativement la tête.

— C’est pas possible !

Le cœur de Gilles manqua un battement.

— Pas possible ? Pourquoi ? Tudal m’a dit qu’il l’avait embroché comme un poulet mais même une grave blessure à la poitrine peut être guérie. Tout dépend de la constitution du sujet, de sa vigueur.

— Je répète que c’est pas possible ! Non seulement on l’a embroché comme vous dites si bien, mais on l’a aussi enterré !

La gorge de Gilles se sécha d’un seul coup.

— Vous l’avez enterré ? Tu en es sûr ?…

— Sur la lande de Lanvaux, au pied d’un grand pin. Je peux encore vous montrer l’endroit. On était peut-être en rogne, Tudal et moi, mais pas assez fous pour laisser un cadavre derrière nous. On a même lavé le sang sur le dallage avant de jeter le corps dans le coffre de la voiture. Croyez-moi, il était bien mort quand on l’a jeté dans le trou. Il était déjà raide.

La voix de Morvan rendait un tel son de vérité que Gilles n’insista pas. Le doute n’était plus permis. L’homme qui vivait auprès de Judith n’était bel et bien qu’un imposteur. Mais alors comment se faisait-il qu’elle soutînt si fermement qu’il était bien l’homme épousé jadis ?