Comme pour lui donner raison, un sifflement se fit entendre de l’autre côté du mur.

— Allons-y ! ordonna Tournemine. C’est le signal.

L’un après l’autre, les trois hommes franchirent le mur et rejoignirent Ulrich-August qui les attendait à l’abri d’un grand bouquet de houx.

— Les derniers visiteurs viennent de partir, dit-il, tout bas. Ils sont en train de fermer.

En effet, à travers les branches dépouillées, Gilles reconnut l’un des deux imposants Suisses occupé à rabattre les contrevents extérieurs sur les portes-fenêtres. De la tête, Gilles désigna le côté de la maison sur lequel ouvrait la porte des cuisines qui se trouvaient en sous-sol. Le personnel était justement en train d’en sortir pour gagner les soupentes qui, au-dessus des écuries, lui servaient de logis.

— On passe par là…

L’un derrière l’autre, se courbant pour demeurer à l’abri des bosquets et massifs, les quatre hommes se dirigèrent en file indienne vers la petite porte. Tous étaient bien armés et tenaient à la main un pistolet tout chargé.

La porte de la cuisine, qui n’était pas encore fermée de l’intérieur, s’ouvrit sans peine sous la main de Gilles. La vaste salle basse était vide à l’exception de deux valets occupés à ranger l’argenterie et qui, terrifiés à la vue de ces quatre hommes, vêtus de noir, et armés, se laissèrent ligoter et bâillonner sans pousser seulement un soupir de protestation. Avant qu’on ne lui ferme la bouche, l’un d’eux consentit même à répondre à la question que lui posait Malavoine.

— Combien sont-ils là-haut ?

— Il n’y a plus que M. le baron, Mme la baronne, Victorin et Belle-Rose, les valets de monsieur, et Eugénie, la camériste de madame…

— Ça va !

Montant l’escalier sans faire de bruit, les quatre hommes débouchèrent dans le vestibule. Les lumières étaient éteintes dans la salle à manger et au pied de l’escalier. Seule, l’enfilade des salons était encore éclairée. Tendant le cou, Gilles aperçut Judith et le faux Kernoa. Assise dans un fauteuil, au coin du feu, les yeux clos, la jeune femme semblait dormir. L’homme installé près d’une table à jeu faisait les comptes. Tous deux se tenaient dans la grande pièce vert pâle qui servait de salle de jeu. Les valets devaient se trouver au fond où les chandelles brûlaient encore mais où la lumière baissait progressivement. Au bout d’un moment, Kernoa lâcha sa plume, s’étira et se laissa aller en arrière avec un bâillement de satisfaction.

— Quel dommage que vous vous soyez sentie tout à coup si lasse, ma chère ! La soirée marchait à merveille ! Nous avons fait trois cents louis de plus qu’hier à la même heure. Qu’est-ce qui vous a pris ?

Du fond de son fauteuil, Judith, sans ouvrir les yeux, murmura :

— Rien. Tout ! J’en ai assez de tout cela ! j’en ai assez de passer des nuits entières debout à sourire, à boire, à écouter les plaisanteries stupides de tous ces imbéciles… Je suis fatiguée. J’en ai assez de cette vie !

— Vraiment ? En avez-vous assez aussi de l’or qui s’entasse dans notre coffre ? Bientôt, nous serons riches, vous savez ? Très riches même. Il suffit d’un peu de patience encore. Et puis, je vous rappelle que notre but principal n’est pas encore atteint. La reine n’est pas encore venue ici…

Brusquement, Judith quitta sa pose alanguie, ouvrit les yeux et se leva. Elle était devenue soudain très rouge et, dans le large décolleté de sa robe de faille verte, sa gorge se soulevait presque spasmodiquement.

— Et après ? Je commence à croire qu’elle ne viendra jamais et que nous perdons notre temps.

Sans répondre, Kernoa prit, dans un coffret de laque, une liasse de billets qu’il effeuilla comme un éventail.

— Croyez-vous ? Il me semble moi que, pour du temps perdu, c’est tout de même du temps intéressant. Que souhaitez-vous donc de plus ?

— Je vous l’ai dit et répété cent fois : partir d’ici ! Je hais cette maison et tout ce qu’elle représente. Je veux aller vivre avec vous dans le bonheur et la paix, dans un cadre digne de nous où nous pourrons enfin mener la vie normale des gens qui s’aiment. Qu’avons-nous besoin de plus d’argent ? Avec ce que nous avons nous pouvons déjà nous établir largement. Nous aurons un château, des terres…

L’homme éclata de rire.

— C’est là toute votre ambition ? Un château plein de courants d’air, des terres plus ou moins fertiles, des paysans crasseux et toujours de mauvaise humeur ? Très peu pour moi ! Et vous ? Vous voyez-vous vêtue de grosse toile ou de gros drap, faisant des confitures ou ravaudant des chemises entre deux grossesses ? Allons donc !

— Chacun ses rêves ! Les miens s’accommoderaient fort bien de cela… Voyons, Job, que voulez-vous ? Que rêvez-vous ? Est-ce que vous ne m’aimez pas ?

Il haussa les épaules.

— Vous aimer ? Bien sûr que si je vous aime ! Vous êtes une ravissante créature mais, justement, votre beauté est chose trop précieuse pour aller l’enterrer au fond d’un trou boueux. Réfléchissez : que deviendrait-elle au fond de la tanière de vos rêves ? Croyez-vous que je pourrais avoir encore envie d’une femme aux cheveux ternes, à la peau grise, mal vêtue, parfumée aux odeurs de cuisine ou de l’étable ? Vous savez combien mon système nerveux est fragile et délicat. Pour vous aimer comme je vous ai montré que je savais vous aimer, j’ai besoin d’un certain décor, d’une certaine ambiance. Votre peau est exquise, ma chère, à condition qu’elle soit toujours fraîche et parfumée.

— Vous n’en demandiez pas tant, jadis, quand vous m’avez épousée. Vous m’adoriez à deux genoux, vous ne rêviez que de l’instant où je serais vôtre. M’avez-vous fait assez attendre le moment où je deviendrais votre femme.

— L’avez-vous regretté ?

— Non. Notre première nuit a été divine. Je regrette seulement qu’elle ne se renouvelle que trop rarement. Je sais que votre santé mérite ménagements mais quand un homme aime sa femme…

— Le malheur est que vous n’êtes pas la femme de cet homme et qu’il n’est pas, qu’il n’a jamais été le docteur Kernoa.

Incapable d’en entendre davantage, Tournemine, un pistolet dans chaque main venait d’apparaître au seuil de la pièce. Derrière lui, Pongo, Winkleried et Malavoine allèrent prendre position aux différentes portes du salon. À sa vue, Judith poussa un cri perçant et enserra de ses bras le cou de son pseudo-mari qu’elle paralysa sans s’en douter.

— Ah ça ! Mais qui êtes-vous ? fit celui-ci en faisant des efforts désespérés pour se lever et pour se débarrasser de la tendre chaîne.

— Mon nom ne vous regarde pas. Je suis simplement l’époux de madame ; le seul valable.

— Ce n’est pas vrai, cria Judith. Seul, Job est mon époux ! Je le croyais mort quand j’ai accepté de vous épouser…

— À qui ferez-vous croire cela ? Peut-être êtes-vous folle mais pas au point, tout de même, de confondre le vrai Kernoa avec celui-ci. Au fait, mon garçon, qui êtes-vous ?…

Ayant réussi à se débarrasser de Judith, l’autre se leva, un sourire goguenard aux lèvres.

— Qui suis-je ? Mais cette chère enfant se tue à vous le dire : je m’appelle Kernoa…

— C’est faux ! Répondez et répondez la vérité, sinon je vous loge une balle dans le genou… pour commencer.

— Que voulez-vous que je vous dise ? Il y a votre vérité à vous et il y a la mienne. Je m’appelle bien Kernoa.

— Vous soutenez que vous êtes le docteur Kernoa… alors que je sais bien qu’il repose au fond d’un trou dans la lande de Lanvaux…

L’homme ne répondit pas mais, à la petite flamme qui s’alluma dans son œil, Gilles comprit qu’il allait se passer quelque chose et, sans cesser de tenir son ennemi sous le feu de l’un de ses pistolets, il tourna légèrement la tête et aperçut les deux colosses suisses qui approchaient, sur la pointe des pieds venant du salon des laques. Ils n’allèrent pas loin. À peine l’un deux eut-il franchi le seuil qu’il s’abattit de tout son long, victime de la jambe que Pongo avait étendue sur son chemin. Instantanément, l’Indien fut à cheval sur son dos et, lui relevant la tête en la tirant par les cheveux, plaça sous sa gorge un long coutelas. Kernoa devint vert et eut un mouvement pour aller vers lui, mouvement qui se heurta au canon du pistolet de Gilles. L’homme était le plus jeune des deux Suisses et le chevalier comprit qu’il était celui dont la vie devait être la plus chère à son maître. L’autre avait déjà été proprement assommé par le poing de Winkleried et Malavoine s’occupait activement à le ligoter.

— Un instant, Pongo ! dit Gilles, négligemment. Tu pourras trancher la gorge de ce gentilhomme si monsieur que voici ne se montre pas compréhensif…

— Non ! Non !… Je vous en prie ! gémit Kernoa, décomposé. Je vous en supplie, ne lui faites pas de mal ! Je… je ne pourrais pas le supporter…

— Je le sais bien !

Puis, se tournant vers Judith qui, les yeux exorbités, avait suivi sans rien y comprendre cette scène, hermétique pour elle, Gilles ajouta, impitoyable :

— Voyez-vous, ma chère, vous ignorez beaucoup de choses parmi toutes celles qui se passent chez vous… entre autres les tendres relations… beaucoup trop tendres et trop intimes qui unissent votre prétendu mari et cet homme que Pongo tient sous son genou.

Blanche jusqu’aux lèvres, elle tourna vers lui des yeux qui semblaient aveugles.

— Tendres… relations ? Je… je ne comprends pas.

— C’est difficile à comprendre et, surtout difficile à admettre quand on a votre orgueil, mademoiselle de Saint-Mélaine. Mais cela signifie simplement ceci : les nuits que cet homme ne passait pas dans votre lit, il les passait dans celui de son valet, un valet qui était à la fois son amant et sa maîtresse ! Au surplus, vous n’avez pas à vous en soucier outre mesure : jamais vous n’avez été mariée avec lui. Vrai ou pas ? ajouta-t-il en s’adressant au faux docteur.

— Vrai ! fit l’autre, l’œil sur le tranchant du couteau de Pongo.

— Qui es-tu ?

— Le secrétaire de M. le comte de Modène. Son secrétaire et son élève. Je me nomme Carlo Mariani…

— Son élève ? C’est de lui que tu tiens l’art d’endormir les femmes trop nerveuses ?

Les yeux de Mariani s’effarèrent.

— Il faut que vous soyez le Diable pour savoir cela…

— Que je sois le Diable ou quelqu’un d’autre, peu importe ! C’est bien cela ?

— C’est bien cela ! M. le comte avait pris l’habitude depuis qu’elle était revenue chez Monsieur, d’endormir… Mlle de Latour. C’est un excellent sujet. C’est ainsi qu’il a appris toute la vérité sur elle, sur sa vie d’autrefois et sur son mariage avec un certain docteur Kernoa dont elle a fait un assez bon portrait pour qu’il soit possible de le ressusciter. J’ai bien appris mon rôle et, ensuite, il n’a pas été difficile de la persuader de mon retour à la vie. À présent, je vous en supplie, retirez ce couteau ! Je… je ne pourrais pas supporter de le voir mourir.

— Tu l’aimes à ce point ? fit Gilles, sarcastique. Accepterais-tu de mourir à sa place ?

— Oui… oui, je crois que j’accepterais. Voyez-vous, la seule idée de vivre sans lui m’est insupportable…

— Vous entendez, madame ?

Un bruit de soie froissée et un soupir douloureux lui répondirent. Quand il se tourna vers elle, laissant Mariani aux soins de Winkleried, Judith venait de s’évanouir et gisait sur le tapis dans la grande corolle verte de sa robe…

Un instant, il la regarda. Évanouie, elle ressemblait étonnamment, la robe en plus, à l’adolescente qu’il avait un soir étendue sur l’herbe verte, au bord du Blavet d’où il venait de la sortir. Comme elle était jeune encore ! Et fragile, et touchante en dépit de ce caractère fantasque et instable ! Elle était si pâle qu’il craignit un instant de l’avoir tuée.

S’agenouillant auprès d’elle, il colla un instant son oreille sur le sein gauche, entendit le cœur battre lentement mais régulièrement.

— Va chercher sa femme de chambre, ordonna-t-il à Pongo. Dis-lui de mettre dans un sac le nécessaire pour un voyage et rejoins-nous dans la voiture. Ah ! apporte-moi aussi un manteau chaud.

Soulevant la jeune femme inerte dans ses bras, il alla la porter sur un canapé.

— Qu’est-ce qu’on fait de tout cela ? demanda Winkleried en désignant les trois prisonniers.

— On les ficelle et on les porte dans le jardin, assez loin de la maison à laquelle on va mettre le feu. Tenez, fit-il encore en raflant l’argent que Mariani comptait tout à l’heure, mettez ça dans les poches de ce misérable ! Au moins il aura les moyens de prendre le large. Cela lui évitera la vengeance de Monsieur. C’est un homme qui a horreur des maladroits…