Juliette Benzoni

Le vol du Sancy

PROLOGUE

Mai 1589, château d’Elgg, canton de Winterthur en Suisse

Debout dans la loggia ouverte au premier étage du château, le Français regardait vers l’ouest dans l’espoir de voir apparaître enfin les cavaliers qu’il attendait chaque jour avec un peu plus d’impatience. Seul avec ses pensées, il avait pris l’habitude d’y passer l’heure qui suivait le repas du soir, et personne au château ne s’avisait de venir engager la conversation sachant à quel point était important ce qu’il venait guetter soir après soir...

Âgé de quarante-trois ans, c’était un homme de haute taille au visage grave à peine allongé par une courte barbe châtaine précocement grisonnante, comme les cheveux rejetés en arrière d’un haut front intelligent. Il parlait peu, écoutait beaucoup, souriait parfois, révélant alors un léger pli d’ironie annonçant que ce silencieux savait manier l’humour. Mais certainement pas durant ces heures crépusculaires propices au désenchantement. Il se nommait Nicolas de Harlay, seigneur de Sancy... et ceux qu’il attendait n’arrivaient pas, alors que le temps pressait...

En France, s’était achevée – on pourrait dire faute de combattants ! – ce que l’on avait appelé la guerre des Trois Henri : Henri III, le roi, Henri de Guise, son mortel ennemi, et Henri de Navarre, le protestant converti et seul héritier normal. En effet, las des excès et des fureurs de la Sainte Ligue, le roi avait fait abattre par ses Quarante-Cinq – le rempart d’épées qu’il s’était constitué ! – Henri de Guise, chef de ladite Ligue, qui le haïssait. Lui-même, peu de temps après, avait été assassiné par Catherine de Montpensier, sœur de Guise. Restait Henri de Navarre, beau-frère du roi et protestant.

Harlay de Sancy s’était alors rendu en Suisse pour aider le roi de Navarre à devenir tout à fait roi de France en s’emparant de Paris. Pour donner un semblant de majesté à ce joyeux luron parfumé à l’ail, qui adorait les femmes – sauf la sienne, Marguerite de Valois, sœur d’Henri III, la fameuse reine Margot –, on l’avait couronné un peu à la va-vite dans la sublime cathédrale de Chartres et sous l’œil de Gabrielle d’Estrées, sa ravissante maîtresse dont il espérait faire un jour sa reine. Mais avant, il fallait s’emparer de Paris, la capitale rebelle, et pour cela il avait besoin de soldats.

Fin diplomate, possesseur d’une belle fortune et doué d’un grand courage, Nicolas de Harlay avait apporté la solution : environ dix mille hommes, et les meilleurs du monde, les Suisses. Cela expliquait sa présence au château d’Elgg, dont les maîtres, les frères d’Heinzel, étaient capables non seulement de procurer des troupes mais de conclure, avec les Cantons, des marchés équitables où chacun trouverait son compte.

La somme réclamée pour les dix mille soldats était conséquente et le nouvel Henri IV n’en possédait pas le quart. Comme il se désolait, son conseiller, Harlay de Sancy, avait proposé de mettre en gage l’un des diamants de sa propre collection, le plus gros d’ailleurs, une pierre parfaite d’un peu plus de 55 carats dont la valeur dépassait le prix demandé pour les hommes d’armes. Le roi ayant accepté la tractation avec joie – et le soulagement que l’on devine –, Harlay avait envoyé son valet le plus sûr à Paris muni d’une lettre pour son majordome, un vieil homme qui avait toute sa confiance et connaissait tous ses secrets. Il savait entre autres où était cachée la pierre réclamée... c’était eux qu’Harlay de Sancy attendait chaque nuit dans la loggia ouverte sur le grand ciel vide, la campagne endormie, et avec un espoir qui s’amenuisait.

Pourtant, un certain soir, un cheval au galop apparut au bout de la route, soulevant un nuage de poussière, et Harlay respira mieux en reconnaissant Paul, son domestique. Mais sa joie fut de courte durée : il était seul. Où était Jérôme, le majordome chargé du trésor ?

La réponse arriva brutale, désespérante : Jérôme était mort brusquement, à Dijon... Sous le choc, Harlay de Sancy vacilla. Mort ? Et à Dijon, la ville natale du grand-duc d’Occident, Charles le Téméraire, dont le diamant, à présent rebaptisé « Sancy », avait été l’une de ses pierres favorites, envolée après la désastreuse bataille de Grandson !

Au bord du désespoir, le diplomate se prit la tête à deux mains avec l’impression qu’elle allait éclater. Il allait envoyer Paul prendre un repos mérité quand celui-ci, après s’être assuré qu’ils étaient bien seuls, ajouta :

— Avant de s’éteindre, il m’a chargé d’un message pour Monsieur le comte !

— Un message ? Dis vite !

— Voilà. Il m’a fait approcher jusqu’à ce que mon oreille touche presque ses lèvres et il a murmuré : « Tu diras à Monsieur le comte que j’ai tout ! »

— Qu’est-ce que ça signifie ? Il ne t’a rien donné.

— Non, rien que ces mots : « J’ai tout. » Ah si... Il a ajouté qu’il fallait faire vite ! Alors...

Mais il parlait pour les courants d’air. Harlay de Sancy dévalait déjà les escaliers pour préparer son départ. Pourtant, à mi-chemin, il se retourna pour demander à Paul :

— Où l’as-tu laissé ?

— Chez un médecin. Il disait qu’il se croyait empoisonné et voulait qu’on ouvre son corps après sa mort... mais seulement en votre présence. Alors je suis parti à bride abattue !

— Et tu as bien fait. Conduis-moi !

Une heure plus tard deux cavaliers quittaient le château d’Elgg.

La maison du Dr Pize, à Dijon, se situait près du chevet de l’église Saint-Michel, l’un des rares sanctuaires Renaissance existant alors en France. C’était une belle demeure comportant un jardin sur lequel ouvrait une sorte de laboratoire où l’on descendait par quelques marches. Non sans surprise, Harlay vit que le corps de Jérôme y était déposé sur une table de pierre creusée de rigoles pour permettre l’écoulement du sang.

— Pourquoi ne l’avez-vous pas enterré ? s’étonna-t-il.

— Il était certain que vous accourriez en apprenant son décès et, se croyant empoisonné, désirait que son corps soit ouvert devant vous, après quoi je pourrais le confier à la terre. Voulez-vous que nous procédions dès maintenant ? Votre venue a été remarquablement rapide.

— C’était le plus fidèle serviteur qui soit. Il savait ce qu’il disait !

Après avoir allumé le grand flambeau placé au pied de la dalle, le médecin ôta son habit, le remplaçant pas un vaste tablier de cuir, roula les manches de sa chemise au-dessus du coude et, armé d’un scalpel, se pencha sur le corps dont il ouvrit la poitrine d’une longue et rapide incision. Une autre lui permit de rabattre la peau, découvrant largement l’œsophage, l’estomac et une partie de l’intestin qu’il examina avant de déclarer :

— Ce malheureux s’est trompé ! Il n’a jamais été empoisonné car les organes sont sains...

Mais Harlay, lui, avait compris et désigna l’œsophage gonflé par la présence d’un corps étranger :

— Je crois qu’il y a là ce que nous cherchons !

En effet, l’instant suivant, Pize remettait entre ses mains la petite boule dont le sang et les sanies laissèrent filtrer un éclair qui arracha un sourire à son propriétaire. Il savait qu’en confiant à son vieux majordome le plus beau diamant de sa collection il avait fait le bon choix et qu’il serait plus en sécurité que dans ses propres bagages.

Avant de le glisser dans un sachet en peau de daim qu’il enfouit ensuite dans son pourpoint, le comte s’accorda le plaisir sensuel d’admirer les feux incomparables d’un diamant qu’il pensait unique au monde. Ce n’était pas sans regrets qu’il s’en séparait, mais la situation du nouveau roi de France l’exigeait : il aurait ses dix mille soldats suisses – la meilleure infanterie qui soit. Avec eux, il prendrait Paris qui « valait bien une messe ! », et la France, ravagée par les interminables guerres de Religion, aurait le meilleur et le plus humain des souverains...

Sans s’accorder d’autre repos qu’un repas solide arrosé de l’un des merveilleux vins de Bourgogne, Nicolas de Harlay de Sancy reprit le chemin du château de Elgg...

Noyé, naguère encore, dans les fabuleuses richesses bourguignonnes, le « Sancy » commençait sa fulgurante histoire...

PREMIÈRE PARTIE

« LA CONSPIRATION DES DAMES »

1

Une parole imprudente...

Commencée par un violent éternuement, la quinte de toux qui suivit traduisait la fureur plus encore que le mal et emplit le majestueux escalier de marbre et le palais Morosini tout entier, faisant sursauter Lisa qui, à cet instant, montait un plateau sur lequel une chocolatière fumait à côté d’une tasse encore vide, d’un pot de miel et d’une petite corbeille de croissants. Et non seulement Lisa mais aussi Guy Buteau, ex-précepteur et actuel fondé de pouvoir d’Aldo Morosini, expert reconnu en joyaux anciens, et qui, lui, descendait ledit escalier en provenance de la bibliothèque avec une pile de livres.

— Cela ne s’arrange pas ! constata-t-il en levant les yeux vers le plafond.

— Je ne vous le fais pas dire ! soupira la jeune femme en prenant un temps d’arrêt afin de mieux étaler l’onde de choc. Et comme il ne décolère pas, l’heure n’est pas vraiment à l’apaisement. D’où ce chocolat au lieu du café explosif habituel.

— Mais aussi pourquoi s’être entêté à vouloir se rendre en Angleterre ?

— On croirait que vous ne le connaissez pas alors que vous l’avez pour ainsi dire élevé. D’autant que vous êtes aussi atteint que lui, quand il s’agit d’une collection célèbre appartenant à un vieil ami doublé d’un des plus anciens « correspondants », pour ne pas employer le mot client qu’il déteste. Ceux-là ont droit à toutes ses attentions surtout quand l’âge les retient chez eux. Ce qui est le cas du vieux lord Allerton, qui a d’ailleurs contribué à sa réputation et qu’il aime bien. Celui-là l’a réclamé pour l’aider à établir son testament en veillant à l’égalité des parts destinées à ses deux enfants. Y compris, naturellement, ses rares joyaux provenant des Tudors.

— Drôle d’idée, d’ailleurs ! Une collection ne se divise pas. Ou alors au feu des enchères. La plupart du temps, tous les héritiers veulent la totalité. Mais ça, nous le savons tous les deux... et si j’étais vous, j’irais lui porter son chocolat ! Il refroidit tandis que nous papotons !

— La sagesse parle par votre bouche, sourit Lisa en reprenant son ascension. Quelle histoire en tout cas !

C’était le moins que l’on puisse dire ! Parti quatre jours plus tôt pour le Kent – et en urgence ! –, Aldo qui se sentait déjà patraque avait choisi l’avion, moyen de locomotion qu’il détestait, pour le mener à Londres, puis une voiture de louage pour se rendre au château du vieux seigneur, attiré aussi bien par le respect amical qu’il lui portait que par l’envie de plonger un moment dans l’une des plus belles collections du monde tant qu’elle était encore visible – et entière. Dieu seul savait quand ce serait encore possible après le décès du patriarche !

Il s’était donc envolé avec une certaine allégresse en dépit d’un début de bronchite. C’était toujours un plaisir pour lui de se rendre chez Allerton, parce que tous deux possédaient l’amour des belles pierres chargées d’histoire. Il s’agissait davantage pour Aldo d’un moment de pur bonheur que d’une visite commerciale.

Or, il était rentré le surlendemain, soufflant le feu par les naseaux et deux fois plus malade qu’à son départ : il régnait sur l’Angleterre une température polaire qui s’était opposée fermement au fonctionnement harmonieux de ses bronches. En outre, lord Allerton n’était pas au logis pour la bonne raison que, en réalité, ne l’ayant jamais appelé, il ne l’attendait pas !

Pire encore ! Ne sachant pas quand son maître rentrerait, Sedwick, le majordome, ne lui avait pas proposé de l’attendre. Aldo, d’ailleurs, n’aurait jamais accepté, préférant de beaucoup être malade dans ses propres draps que dans ceux d’un client doublé d’un ami.

Il était donc remonté dans sa voiture de louage pour regagner Londres et l’aéroport d’Heathrow, où il avait loué un avion pour Paris, malgré sa phobie des voyages aériens. Arrivé au Bourget, il y avait un départ pour Milan où il prit un train pour Venise ! C’est alors que le mauvais destin contrariant l’avait achevé : l’aqua alta menaçait d’envahir la cité des Doges !

Normalement, Aldo n’y voyait d’autre inconvénient que le départ précipité de Lisa, de ses trois enfants et de leur « maison privée » en direction de l’Autriche et du château grand-maternel de Rudolfskrone afin d’être sûre de les garder au sec. C’était même devenu un rite !