Peu habituée à prononcer de si longs discours, Mary empoigna la théière et s’en versa deux tasses qu’elle avala coup sur coup avant de conclure :

— Et maintenant, si vous aviez la bonté de me laisser travailler ? Timothy, veuillez raccompagner lady Ribblesdale... et veiller à ce que la chaîne de protection reste en place jour et nuit jusqu’à nouvel ordre !

Un léger éclat de rire salua la sortie d’Ava. Mary leva les yeux et découvrit Lisa assise sur la dernière marche en haut de l’escalier qui reliait le petit salon à l’atelier :

— Qu’est-ce que tu fais là ? Je te croyais dans ta chambre ?

— Eh bien, non, tu vois ! Tout à l’heure, quand cette femme a fait irruption, je me suis glissée derrière le paravent et suis remontée silencieusement jusqu’ici ! Avoue que cela aurait été dommage de manquer un tel morceau de bravoure ! Si Aldo n’était pas impliqué dans cette vilaine histoire jusqu’au cou, j’aurais plutôt tendance à la trouver amusante !

— Vraiment ? Cette femme est un vrai poison...

— Ce n’est pas une nouvelle, émit la voix nonchalante de Peter Wolsey dont la partie inférieure élégamment vêtue d’un pantalon rayé et de souliers cirés à miracle sous des guêtres de daim gris venait d’apparaître sur la marche où Lisa était assise.

— Mais d’où sort-il, celui-là ? protesta celle-ci, indignée, en se poussant suffisamment pour que Sa Seigneurie pût achever son apparition.

— Elle a raison, fit Mary, suffoquée. Comment êtes-vous entré dans mon atelier ?

— Par le toit de la maison voisine. On y accède très facilement par l’escalier extérieur qui sert à l’entretien convenable d’un monument historique sans pénétrer à l’intérieur pour un oui pour un non. L’entrée en est astucieusement dissimulée par la masse de lierre où s’appuie la statue de Thomas More.

— Cela n’explique pas comment vous avez pu pénétrer dans l’atelier ? insista Lisa que ce garçon agaçait décidément.

Il lui offrit un sourire indulgent avant de s’asseoir paisiblement à côté d’elle sur la marche revêtue d’un tapis vert :

— Je voulais seulement vérifier une idée qui me trottait dans la tête depuis que l’on vous a volé un portrait, Mary dear ! Même un format réduit, cela ne peut s’envoler tout seul. Il y faut de l’aide, votre voleur a fait tout bêtement un trou dans votre toit ! Oh ! Très bien fait avec beaucoup de soin, par quelqu’un qui doit connaître son métier, mais pas suffisamment pour tromper les moyens d’investigation de Finch !

— Il est là-haut, lui aussi ? demanda Mary.

— Non. Dès l’instant où il avait découvert le pot aux roses, je pouvais le faire seul. Ma chère Mary, il n’y a aucun doute et je suis formel : on a descellé l’une des verrières qui donnent une si belle lumière à votre atelier. Une petite, juste assez pour laisser entrer quelqu’un de petit, de mince et un tableau moyen – votre lord Gordon ne risque pas de s’envoler ! Après quoi, on a soigneusement tout refermé, tout rescellé, et l’on est reparti par le lierre de ce pauvre Thomas More !

— Mais le portrait n’était pas dans l’atelier ?

— Il a bien dû y être à un moment ou à un autre, ne fût-ce que quand vous l’avez peint. Donc on savait qu’il existait ! Quand on peut se promener sur un toit, cela ne doit pas être difficile d’observer ce qui se passe en dessous. Surtout chez une artiste passionnée telle que vous !

— Sans doute, mais c’est dans ma chambre qu’il a été volé !

— Vous en être sûre ? Quand l’avez-vous mis dans cette boîte ?

— Oh, cela fait déjà un moment ! J’ai dû l’emballer il y a... disons trois semaines.

— Et vous l’avez descendu immédiatement ?

— Non. Rien ne pressait ! Je ne devais l’emporter que le mois prochain. Je ne l’ai descendu chez moi que lorsque mon amie Mina m’a prévenue qu’elle arrivait...

— Ce qui veut dire, selon moi, que cette vilaine affaire a dû être préparée soigneusement et peut-être de longue date. Le voleur a dû se donner tout le temps d’étudier ce beau visage, mais comment il a réussi à lui ressembler au point d’abuser...

— ... quelqu’un qui ne l’a jamais vu de près et qui a su profiter d’une absence de lady Nancy, cela ne doit pas être insurmontable !

— Ce qui l’est, remarqua Lisa, amère, c’est comment faire pour le retrouver. Autant chercher une aiguille dans une botte de foin !

Peter sortit un étui à cigarettes – en or armorié ! – de sa poche et l’offrit ouvert à sa voisine de palier qui en accepta une.

— Connaissez-vous une pièce de théâtre appelée Docteur Jekyll et Mister Hyde ? On en a même fait un film !

— Je ne vais pas beaucoup au théâtre et encore moins au cinéma !

— On y assiste à la transformation d’un homme plutôt beau en véritable monstre, et vice versa. Finch qui a servi jadis dans la police connaît parfaitement ce monde-là. Il va s’en occuper.

— Le plus simple, soupira Lisa, serait évidemment de retrouver m... le banquier Kledermann, mais il est parti au diable !

Peter Wolsey lui offrit son plus beau sourire en demi-lune :

— C’est un trop important personnage pour se déplacer sans laisser de traces. Les ambassades et les consulats sont là pour veiller sur eux. En principe, tout au moins.

— Quand on possède une telle fortune, on fait à peu près ce que l’on veut ! intervint Mary. Songez, Peter, qu’il a son avion personnel !

— Personne n’a encore réussi à traverser l’Atlantique Sud en aéroplane ! remarqua sévèrement l’Honorable Peter Wolsey. Alors il a bien dû faire comme tout le monde : prendre le bateau ! Ce n’est pas votre avis... princesse ? ajouta-t-il en se penchant vers Lisa.

4

Où il est question de cinéma...

Jamais Marie-Angéline n’avait eu si froid ! En plus, il neigeait. Aussi, à peine rentrée de sa messe de 6 heures à Saint-Augustin s’était-elle ruée à la cuisine pour avaler une tasse de café bouillant avant de monter rejoindre Mme de Sommières dans sa chambre afin d’y commenter les nouvelles du matin. Tout en avalant son « jus de fournaise », elle jetait un coup d’œil rapide à la presse anglaise que, depuis le drame, elle achetait ponctuellement au kiosque près de l’église.

Soudain, elle s’étrangla, posa sa tasse, chercha un peu d’eau, l’ingurgita, n’en finit pas moins son café pour s’assurer qu’elle ne rêvait pas puis, ne gardant qu’un seul journal, quitta la cuisine en courant, escalada l’escalier sans respirer et déboucha finalement dans la grande chambre où Louise, la vieille camériste de la marquise, déposait un plateau sur les genoux de la vieille dame.

— Bonjour, Plan-Crépin ! fit celle-ci. Comment se fait-il que vous ne déjeuniez pas avec moi ? Il y a déjà un moment que je vous ai entendue rentrer ! Vous avez fait assez de bruit pour ça !

— Je vous en demande bien pardon, mais j’étais tellement gelée que je me suis arrêtée à la cuisine pour boire quelque chose de chaud. En même temps je lisais cet article !

Du doigt, elle désignait une photo occupant la largeur de deux colonnes traitant du vernissage des dernières œuvres de la grande portraitiste Mary Windfield, à l’Académie royale de peinture. La photo représentait l’artiste s’entretenant sur le mode souriant avec Sa Majesté la reine Elizabeth3.

— C’est toujours un événement, commenta la marquise. Mary est décidément peut-être la meilleure portraitiste de sa génération ...

— Ça on le sait ! coupa Plan-Crépin dont l’émotion gommait quelque peu la bonne éducation. Moi, ce qui m’intéresse, c’est la jeune femme qui est derrière elle, légèrement en retrait dans l’ombre !

N’ayant pas l’habitude d’aller se coucher avec ses sautoirs et autres face-à-main, Mme de Sommières chercha ses lunettes sur sa table de chevet et en chaussa son nez, fronça les sourcils, les ôta, refronça les sourcils et finalement les remit avant de déclarer :

— On dirait Lisa !

— Il n’y a pas de on dirait : c’est bien elle ! J’en mettrais ma main au feu !

— Vous seriez bien avancée après : mais qu’est-ce qu’elle peut faire là-bas ? Aldo n’en a pas parlé.

— Probablement parce qu’il ne le sait pas. En d’autres circonstances, ce serait moins surprenant : Mary est sa meilleure amie et il serait normal qu’elle ait voulu la féliciter. D’autant que le portrait qui orne le bureau d’Aldo depuis l’année dernière est une pure merveille, mais qu’elle y soit allée en ce moment ? Cela ne me paraît guère la place de la princesse Morosini.

— Mais ce n’est pas la princesse Morosini, assura Marie-Angéline. Elle ressemblerait plutôt à la défunte Mina van Zelten... en plus élégant tout de même. L’original aurait attiré par trop l’attention et je ne vois pas Mary s’afficher avec une pareille caricature : ce que je voudrais savoir, c’est si Aldo est au courant ?

— J’en serais fort surprise. L’Angleterre est un pays plus que malsain pour la famille, ces temps-ci. De toute façon, il le lui aurait interdit !

— Aldo, interdire quelque chose à Lisa ? Ce serait nouveau ! Si Lisa est allée à Londres, c’est sans sa bénédiction. Mais je suis certaine que c’est elle. Et je peux toujours téléphoner à Rudolfskrone... en demandant qu’elle rappelle si d’aventure elle s’absente.

— Un brin cousu de fil blanc, non ? On ne l’a pas habituée à tant de sollicitude.

— Et Guy Buteau ?

— Dira rien !

Il y eut un silence que chacune des deux femmes employa à réfléchir. Puis, poussée sans doute par sa passion pour l’aventure, Marie-Angéline proposa :

— Et si on y allait ?

— Qui ? Nous ? Pour quoi faire, grands dieux ?

— Je ne sais pas encore, mais mon petit doigt me souffle que nous pourrions ne pas être inutiles ?

— Ce n’est qu’une litote et toutes ne sont pas paroles d’Évangile ! On ne va tout de même pas s’éparpiller de tous les côtés. On ne sait déjà pas où sont Aldo et Adalbert...

En effet, depuis trois jours, Langlois, exaspéré par l’énervement croissant des deux hommes dont il connaissait bien le besoin d’activité, s’était résigné à leur rendre la liberté. C’était déjà une bonne chose d’avoir soustrait Aldo aux pièges toujours possibles d’une police vénitienne plus ou moins infiltrée par les hommes du Fascio d’où le repli sur Paris, mais, aussi bien qu’Adalbert, c’était avant tout un homme d’action et il fallait lui donner du grain à moudre, et tout au moins le laisser se battre à sa façon. Les dames de la rue Alfred-de-Vigny étaient aussi soucieuses que lui. Le policier avait donc posé une question :

— Si je vous lâchais dans la nature, que feriez-vous ?

Ils avaient répondu d’une seule voix :

— Filer en Angleterre voir de plus près !

— Droit dans la gueule du loup, autrement dit ?

— Pas obligatoirement, fit Adalbert. Tout dépend de la façon de s’y prendre !

— Et alors ?

— Je ne peux pas attendre indéfiniment que mon beau-père reparaisse. Il n’est plus si jeune et il est toujours à la merci d’un accident. Je pense qu’il faudrait reprendre l’histoire par le début : je suis parti là-bas sur l’invitation de lord Allerton. Or, en arrivant chez lui j’ai appris non seulement qu’il ne m’attendait pas, mais qu’il avait disparu. Donc la première chose est d’essayer de savoir ce qu’il est devenu.

— Logique ! Et vous pensez vous y prendre comment ?

— On pourrait ressusciter Michel Morlière et Lucien Lombard, ces braves journalistes passe-partout qui nous ont déjà rendu quelques services, fit Adalbert. L’un comme l’autre nous parlons parfaitement l’anglais, même avec l’accent belge ou américain, selon les besoins...

— À votre place, j’essaierais un autre style ! émit Plan-Crépin. Une carte de presse ne change pas beaucoup l’aspect physique...

— C’est exactement mon avis ! approuva le policier, et j’ai pensé à avancer une suggestion : il est de quelle époque, le château de lord Allerton ?

— Tudor pur jus ! assura Aldo. C’est même de là que lui est venue sa passion pour les joyaux de cette époque, et sa collection vaut... ou valait le déplacement... même avec une bronchite carabinée ! En outre, c’est un si charmant vieux monsieur ! Il vous plairait, Tante Amélie !

— Je n’ai pas une passion particulière pour les vieux messieurs, bougonna celle-ci. J’ai toujours préféré le style...

— Morosini ? insinua Langlois. C’est là justement que le bât blesse. Il se promène déjà quelqu’un qui lui ressemble, alors qu’est-ce que ce sera si on lâche l’original. Il va falloir changer d’aspect physique tous les deux, messieurs !

— Voyons toujours votre idée ?