— Voilà ! La presse, internationale ou non, étant devenue beaucoup trop dangereuse ces temps-ci, on pourrait vous transformer en cinéastes à la recherche de documentation et de lieux de tournage pour un film se passant à l’époque des Tudors.

— Quelle nationalité ? s’enquit Aldo.

— Pourquoi pas américains ? Il en vient tellement en Europe, et ils ont une passion pour les films historiques à grand spectacle. J’ajoute, pour parfaire le tableau, qu’Hever Castle, où fut élevée Anne Boleyn, est assez proche de celui d’Allerton, d’après votre récit, Aldo.

— En effet ! Un joli château, assez simple. La famille n’était pas très fortunée.

— L’idée me paraît excellente jusqu’à présent, approuva la marquise. Mais il y a les pièces d’identité !

— Elles ne me poseront pas de problèmes, asura Langlois. Reste l’aspect physique de ces messieurs, et là, c’est une autre histoire, mais ne vous tourmentez pas ! Ce soir, je vous amène l’homme de l’art !

— Vous avez cette rareté sous la main ?

Le commissaire principal eut l’un de ses rares sourires qui n’en avaient d’ailleurs que plus de charme.

— Je crois que vous serez surpris ! précisa-t-il, narquois.

Quand il revint, il était accompagné d’un petit homme aimable, rond de partout, dont le sourire semblait être l’expression habituelle, pourvu en outre d’une parfaite éducation ainsi qu’en témoigna sa façon de s’incliner sur la main de la marquise de Sommières et de saluer Marie-Angéline. On l’annonça sous le nom d’Albert Duval, ce qui ne tirait pas à conséquence, que ce soit vrai ou non. Il transportait avec lui une valise dans laquelle, après avoir examiné soigneusement ceux que Plan-Crépin surnomma ses cobayes, il fit un choix :

— On va commencer par monsieur ! dit-il en souriant à Adalbert. C’est le plus facile !

Ce qui arracha une légère grimace à l’intéressé, mais sans autre commentaire. La transformation exigea tout de même une bonne heure. Quand ce fut fini, le blond Adalbert était devenu rouquin par la vertu d’une teinture capillaire et de l’adjonction d’une barbe et de moustaches follettes qui moussaient agréablement autour de sa bouche et sur ses joues. Pour Aldo, ce fut une tout autre histoire, et pourtant cela alla plus vite.

Après quelques essais, son beau visage ne se ressemblait plus guère par l’adjonction de tampons de caoutchouc assez judicieusement disposés pour n’être pas gênants, des petites plaques de collant invisible ajoutant quelques rides, une pellicule jaunâtre artistement étalée sur ses belles dents blanches et, côté pileux, on décida que le style « mal rasé » serait des mieux adaptés cependant que les tempes à peine grisonnantes « prenaient un coup de vieux », selon l’expression.

Restait la silhouette, et là, il y avait un problème. Grand et bien bâti, Aldo s’habillait à Londres et ne portait – avec quelle désinvolture ! – que des habits admirablement coupés. Après lui avoir fait retirer son veston et son gilet, M. Duval considéra un moment ses hanches étroites et sa taille mince :

— Veuillez retirer votre pantalon ! fit-il en corrigeant d’un aimable sourire le côté un peu choquant de l’injonction.

Pendant qu’Aldo s’exécutait, les deux femmes s’éclipsèrent aussitôt. Duval sortit de sa valise une large bande de tissu qu’en homme habitué il lui enroula autour de la taille à une vitesse de courant d’air. En moins de temps qu’il n’en faut pour l’écrire, Morosini était passé d’une élégante sveltesse à un aspect légèrement bedonnant qui amena un large sourire sur les lèvres d’Adalbert :

— Si tu oses rigoler, je te flanque mon poing sur la gueule ! gronda le « cobaye » qui suivait dans une des glaces du salon les progrès de sa transformation. Si ma femme me voyait comme ça, elle demanderait le divorce...

— Mais elle n’a aucune raison de te rencontrer sous cet aspect ! D’abord elle ne te reconnaîtrait pas !... et puis, pour une fois que c’est moi le plus beau !

— Le plus beau, c’est vite dit ! commenta Langlois, qui s’amusait franchement. En tout cas, ce qui est certain, c’est qu’il va vous falloir d’autres vêtements. Je ne sais pas si vous êtes plus beau, monsieur, mais vous êtes aussi trop élégant ! Je vais noter les tailles puis je vous trouverai ce qu’il vous faut et vous aurez cela demain ! Quoi qu’il en soit, ajouta-t-il, il ne s’agit pas de reconstituer votre garde-robe au complet ! Des cinéastes en tournée d’inspection ont surtout besoin de tenues pratiques et plutôt passe-partout ! Un peu comme les journalistes, et cela ne vous changera pas énormément. Et si nous faisions rentrer les dames pour avoir une première impression ?

— Vous m’en voulez ? grogna Aldo.

— Du tout, mais je vous propose un pari : Plan-Crépin va éclater de rire et Mme de Sommières déplorer de vous voir ainsi arrangé !

— C’est trop facile !

Or ce fut le contraire qui se produisit. La marquise se mit à rire de bon cœur et Marie-Angéline à pleurer !

— Qu’est-ce qui vous prend, Plan-Crépin ? s’étonna la première. C’est vraiment du très beau travail ! Aldo est méconnaissable !

— Nous voulons dire qu’il est affreux ! Quelle tragédie !

— Et quoi encore ? Comme rien ne l’empêchera d’aller traîner ses guêtres en Angleterre, vous préféreriez que le premier pékin venu le reconnaisse et le livre à la police ?

— N... on ! Mais il y a tout de même des limites ! Je ne suis même pas sûre de pouvoir le reconnaître, et au cas où...

— Où quoi ? fit Langlois, soudain exaspéré. Vous n’auriez pas dans l’idée de passer la Manche, vous aussi ?

— Et pourquoi pas ? se rebiffa-t-elle. Nous aimons beaucoup Londres où nous avons des amis dont Mary Windfield, et la presse britannique ne cesse de délirer sur sa nouvelle exposition ! Je crois que nous aimerions la voir, l’une comme l’autre ?

Mme de Sommières, elle, ne dit rien, se contentant de répondre au regard interrogateur du policier par un demi-sourire et un haussement d’épaules fataliste.

— Je vois ! Et je vous connais assez pour savoir que rien ne vous en fera démordre. Alors écoutez-moi bien ! Vous allez y faire un tour si vous voulez, mais selon un parcours bien défini ! Moi aussi, je connais Londres !

— Lequel ?

— Entre l’Académie royale de peinture et l’hôtel Ritz, la distance n’est pas longue : c’est tout ce que je vous accorde... et pas trop longtemps.

— Et si Mary nous invite ? Elle habite Chelsea, elle !

— Sincèrement, plaida Aldo, j’aimerais mieux que vous restiez ici ! Vous êtes en quelque sorte notre quartier général et...

— Taratata ! À quoi peut servir un quartier général quand tous ceux qu’il intéresse ont jugé bon de franchir le Channel ? Allez nous retenir des chambres au Ritz, Plan-Crépin ! Et je promets qu’on ne restera pas longtemps, précisa-t-elle à l’intention de Langlois. Cela dit, c’est facile à entretenir, cette espèce de maquillage, ou sont-ils condamnés à ne pas se laver pendant tout le temps de leur voyage ?

Duval se chargea de la réponse :

— Pas de problèmes pour les postiches ! Faciles à poser, facile à ôter. Le seul ennui sera je pense pour monsieur, poursuivit-il en désignant Adalbert. Il faudra le décolorer pour retrouver sa couleur d’origine... mais nous le ferons quand on n’en aura plus besoin. Le plus délicat sera d’entretenir une barbe de deux ou trois jours sur le visage de monsieur, ajouta-t-il pour Aldo, mais je vous fournirai un rasoir spécial. Et maintenant je vous rends votre aspect normal... ou presque !

Ce fut vite fait au grand soulagement d’Aldo qui cracha ses tampons avec enthousiasme... tout disparut en peu de temps, sauf évidemment pour Adalbert qui alla se poster devant une glace :

— Comme j’ai la peau claire, cela ne me va pas mal ! constata-t-il. Je me demande ce que va en dire Théobald ?

— Avec un pot d’eau froide dans la figure, cela devrait s’arranger ! fit Aldo, goguenard, en faisant jouer ses mâchoires. De toute façon tu n’avais pas l’intention de l’emmener ? Qu’est-ce qu’un cinéaste américain pourrait faire d’un valet de chambre ?

— Vous aurez le nécessaire demain ! assura Duval. J’ajoute que vous aurez une sorte de large ceinture qui vous grossira encore mieux que la bande de tissu et sera facile à mettre.

— Encore une question, dit la marquise. Comment peut-on obtenir la ressemblance de quelqu’un de séduisant à moins d’être son sosie ? Ce qui est très rare...

— Au moyen d’un maquillage soigné de théâtre ou de cinéma, on peut s’en approcher en jouant avec les éclairages, mais dans la vie quotidienne c’est beaucoup plus difficile, voire impossible. Prenez monsieur, ajouta-t-il en désignant Aldo, je ne vois pas comment on pourrait le reproduire en partant d’un quidam quelconque. Sans parler du regard et des jeux de physionomie... Ah, j’allais oublier : naturellement, il vous faut des lunettes ! Vous n’en portez pas habituellement ?

— J’ai une légère tendance à la myopie, répondit Aldo, mais qui ne me gêne pas. D’autant que dans mon métier j’ai toujours une forte loupe de joaillier dans ma poche, pour évaluer une pierre par exemple !

— Continuez à l’emporter avec vous. Cela peut être utile... Reste la couleur des yeux !

— Ce qu’il oublie de vous dire, intervint Mme de Sommières, est que ses yeux dont vous pouvez constater qu’ils sont bleus ont tendance à virer au vert quand il est en colère.

— On va prévoir des verres teintés. Et vous, monsieur ? poursuivit-il en se tournant vers Adalbert.

— Oh ! Moi, je suis tout ce qu’il y a de plus normal. Mes yeux conservent leur azur même si j’écume de fureur.

— Vous devriez lui faire porter des lorgnons, susurra Plan-Crépin. Ne serait-ce que pour qu’il soit un peu moins beau ! Regardez-le se pavaner devant la glace ! Il ne s’est jamais trouvé aussi bien !

Quelques instants plus tard, M. Duval était parti en promettant de revenir le lendemain, non sans avoir distribué encore quelques judicieux conseils.

— D’où le sortez-vous, celui-là ? s’enquit la marquise que la séance avait intéressée au plus haut point.

— Là, marquise, vous m’en demandez trop ! Vous devez bien penser qu’en m’engageant dans cette histoire vaseuse je sors nettement de mes attributions habituelles, mais, dans mon métier, on doit pouvoir faire face à toutes sortes de situations et donc tenir en sous-main les spécialistes dont on peut avoir besoin, d’où M. Duval.

— Qui doit s’appeler Duval comme je m’appelle Rothschild ! remarqua Adalbert.

— En ce qui me concerne, je ne vous remercierai jamais assez ! murmura Aldo, plus ému qu’il ne voulait le laisser paraître. Vous êtes un véritable ami !

— L’amitié n’a rien à voir là-dedans. Je ne fais au fond que mon métier. Il faudrait être idiot pour imaginer le prince Morosini dont la réputation n’est plus à faire se changeant brusquement en simple cambrioleur, et cela pour faire plaisir à une demi-folle assez riche pour s’offrir tous les carats qu’elle veut dans les meilleures salles de vente d’Europe et d’Amérique.

Quarante-huit heures plus tard, MM. Josse Bond et Omer Walter, attachés de production d’une grosse firme de cinéma, quittaient l’hôtel Lutetia où ils avaient passé la nuit – la transformation s’était opérée chez « Duval » et il eût été de la dernière imprudence qu’on les vît attifés ! –, et, au volant d’une Packard majestueuse signant une prospérité certaine, prenaient la route de Calais d’où ils embarqueraient pour Douvres. À Londres, l’un étant un habitué du Ritz et l’autre du Savoy – avant l’achat de la maison de Chelsea ! –, leurs chambres avaient été retenues au Dorchester.

Il faisait toujours aussi mauvais, mais cette aventure qui ne ressemblait pas aux précédentes les amusait plutôt, une fois encaissé le choc de la transformation :

— Ce que tu peux être laid ! remarqua non sans un certain plaisir Adalbert en démarrant.

— Profites-en ! grogna Aldo.

La satisfaction de son complice lui avait remis les idées en place. Dieu sait pourquoi sa toison flamboyante enchantait Adalbert. Il ne manquerait plus qu’il eût envie de la conserver ? Mais celui-ci le connaissait trop bien :

— T’inquiète pas, rassura-t-il en ouvrant la boîte à gants pour y prendre son paquet de cigarettes. Tu me vois débarquer comme ça au musée du Caire ? Mon cher professeur Loret pourrait en avoir une crise d’apoplexie ! Au fait, et toi ? Comment te sens-tu ?

— Confortable ! Je n’en dirais sans doute pas autant en été, mais grâce au Ciel il fait froid. Ma ceinture de maçon me tient chaud et cette affreuse casquette irlandaise au fond très large avec sa visière abritant le visage parfait le déguisement, sans compter qu’elle protège des intempéries ! Pourquoi n’en as-tu pas pris une ?