C’est ainsi que, pour la première fois, il rencontra Adam Mitchell.
5
Les fantômes d’Hever Castle
Il fut vite évident qu’entre l’Honorable Peter et Adam Mitchell le courant ne passait pas. Sa Seigneurie eut beau s’annoncer comme le second fils du duc de Cartland, le nouveau patron du Yard lui accorda à peu près autant d’intérêt qu’à l’un des écaillers du port :
— Vous n’avez rien à faire ici, assena-t-il sans s’encombrer de fioritures. Je suis le Chief Superintendant Mitchell, donc le patron, et vous seriez le fils du roi que je vous en dirais tout autant ! Filez !
Peter le toisa du haut de son monocle :
— Je connais bien la région ! Il ne vous vient pas à l’idée que je pourrais vous être utile et que...
— Non ! Ça ne me vient pas à l’idée ! Et je vous ai déjà dit de dégager le terrain ! Au fait ! Ces deux-là ? Qui c’est ? ajouta-t-il en désignant ses compagnons. Des copains à vous ?
— Nous venons de nous rencontrer ! Ce sont des gens de cinéma américains à la recherche de décors naturels pour un grand film sur les Tudors.
— Les Tudors vus par les Américains. Ça va être cocasse ! À propos, dites-leur de montrer leurs papiers !
— Dites-leur vous-même ! riposta Sa Seigneurie, vexée. Ils parlent anglais !
Mitchell n’y jeta même pas un coup d’œil, haussa les épaules, tourna le dos et retourna à son travail :
— Le cinéma, maintenant ! Je vous demande un peu ! ...
Tandis que les trois hommes retournaient vers leurs voitures, Aldo, qui avait profité de la brève altercation pour regarder brièvement le cadavre, luttait contre une impression aussi bizarre que désagréable. En dépit de l’état pitoyable où se trouvait le malheureux et du soin que l’on avait pris pour le défigurer, il avait de plus en plus de mal à repousser le sentiment qu’il s’agissait bel et bien de lord Allerton. Et plus il réfléchissait et plus l’idée s’ancrait. Mais qui avait pu commettre un crime aussi odieux et pourquoi ?
Si Warren était encore aux commandes du Yard, il n’eût pas hésité, même une seconde, à lui faire part de son impression, mais avec un abruti de cet acabit et surtout dans sa propre situation, c’eût été jouer avec le feu.
Pour ne pas se montrer indiscrets, Aldo et Adalbert s’étaient écartés de quelques pas. Wolsey se hâta de les rejoindre, encore tout fumant d’indignation :
— Quel rustre ! Non, mais quel rustre ! Il va falloir que j’en parle à mon père parce que je me demande comment cet incapable a réussi à se glisser dans le fauteuil de Warren, et cela m’étonnerait fort que ce soit celui-ci qui l’ait recommandé !
— Il arrive que l’on se trompe, hasarda Adalbert. Ou alors ce Mitchell possède-t-il plus de talents qu’il n’en a l’air...
— À moins qu’il ne s’agisse de liens d’amitié ? compléta Aldo.
Ce à quoi Peter répondit par une sorte de grognement :
— On voit bien que vous ne connaissez pas le vieux « ptérodactyle » !
La stupeur fit perdre aux deux hommes la suite du discours. Le surnom qu’eux-mêmes avait donné d’emblée à Warren au début de leurs relations – épineuses ! –, allusion au vieux macfarlane jaunâtre dans le meilleur style Sherlock Holmes dont les emmanchures en forme de cape évoquaient les ailes membraneuses de l’oiseau préhistorique. Seule note fantaisiste chez un homme habillé visiblement par un bon tailleur et toujours impeccable. S’y ajoutait l’œil rond, de couleur moutarde lui aussi, qui accentuait la ressemblance et dans lequel il semblait impossible de faire briller la moindre lueur de sympathie. Cela n’avait d’ailleurs pas empêché Gordon Warren de lier une sorte d’amitié avec les deux compères, amitié qui s’était révélée parfois extrêmement utile. Un peu comme avec Langlois, et si l’on y ajoutait le chef de la Police métropolitaine de New York, Phil Anderson, ces hommes étaient, selon Morosini, les seuls policiers de la Terre qui ne se fussent pas pris d’une immédiate antipathie pour lui en raison d’une foule de détails dont le titre princier n’était pas le moindre...
Cette fois, le tandem se contenta d’échanger un sourire, augmentant l’espèce de sympathie amusée que leur inspirait l’Honorable Peter... et permit à celui-ci de les emmener tâter du haddock à la crème – rance ! – du Devon.
— J’aurais aimé essayer d’en apprendre davantage sur ce malheureux que l’on vient de repêcher, expliqua Peter, mais là, ce n’est vraiment pas la peine de se priver : on a largement le temps avant d’aller se pendre à la sonnette d’Hever Castle.
Et l’on ne coupa pas au régal. Tout au moins Adalbert, Aldo ayant employé le trajet à se découvrir un problème de vésicule biliaire en rapport avec le maquillage – discret mais plutôt verdâtre – qui corrigeait son teint naturellement mat.
Malheureusement, il dut renoncer aussi aux œufs et se « pourlécher » d’un genre de pâté au goût indéfinissable sur la provenance duquel il se posa des questions, auxquelles Sa Seigneurie apporta une réponse qui lui fit regretter le haddock, même à la crème aigre. Il s’agissait du « haggis », le plat national écossais, l’épouse du cuisinier ayant vu le jour dans les « Hautes Terres » !
Il y a des jours comme cela où l’on se croit poursuivi par le destin...
Comme l’expliqua doctement l’Honorable Peter à ses nouveaux compagnons, l’Américain Astor – qui n’était pas encore lord ni même anglais mais simplement très riche – représenta la chance d’Hever Castle. Habité par la passion de l’Histoire – il avait pondu quelques romans historiques où des fantômes se promenaient à longueur de nuits et même de jours, et il souhaitait se trouver un cadre où ils se sentiraient bien chez eux, et d’autant mieux qu’il rêvait de s’introduire dans la peau d’un bon Anglais, si possible décoré d’un blason et d’un titre de lord.
Il rencontra son rêve quand, parcourant en solitaire la campagne comme il aimait le faire, il tomba sur un vieux château assez délabré mais qui conservait encore une certaine allure. Naturellement, il se renseigna. Construit au XIIIe siècle, Hever avait été acheté en 1500 par la famille Boleyn dont la plus illustre représentante, lady Anne, allait faire perdre la tête au volcanique Henry VIII, en attendant de perdre la sienne au pied de la Tour de Londres sous l’épée du bourreau de Calais que l’on avait fait venir pour la circonstance5.
Entre-temps, elle avait fait divorcer le gros Henry de Catherine d’Aragon, créant un schisme qui séparerait à jamais la royauté anglaise de la papauté, s’était fait couronner reine, mais n’avait jamais été capable d’offrir à son époux l’héritier mâle qu’il désirait.
— Après son exécution, son père, mis en quarantaine par ses voisins effrayés, vécut à Hever jusqu’à sa propre fin, et Henry, ne sachant trop que faire de ce château plus ou moins maudit, l’offrit à sa quatrième épouse, Anne de Clèves, une futée celle-là. Laide mais de joyeuse compagnie, elle n’inspira au roi aucune pensée libidineuse et occupa leur nuit de noces à jouer aux cartes où elle était très forte. Divorcée, heureusement, et décorée du titre de « sœur du Roi », elle vécut dès lors dans l’opulence et le plus agréablement du monde, mais rarement à Hever qu’elle trouvait trop solitaire. Le château vivota comme il put, jusqu’à ce qu’Astor le rencontre et en tombe amoureux.
— Il devait être plutôt délabré ?
— Plutôt, oui, mais l’homme était riche et on réalisa ce que vous allez découvrir. Avant lui, le « parc » ne comprenait que des marais, des prairies et des vergers à l’abandon. Il ne regarda pas à la dépense et, pendant quatre ans, des ouvriers défrichèrent 18 hectares. Détournée de son cours, la petite rivière Eden devint un lac assez large pour que des bateaux puissent y voguer, et, derrière le lac, les jardins furent dessinés sur le modèle des villas romaines...
— Romaines ? Chez les Tudors ? Ça ne va pas faire du tout notre affaire !
— Un peu de patience ! On n’en est pas là ! Astor a bien appris sa leçon. À partir d’une certaine date, je ne saurais vous préciser, il aurait rencontré la nuit de Noël le fantôme de la reine et, depuis, c’est comme s’il s’était mis entièrement à son service...
— Elle avait sa tête en place ou sous son bras ? lâcha Adalbert à qui son rôle de mâcheur de chewing-gum hollywoodien était parfois insupportable.
Ce qui lui valut un coup d’œil indigné de Sa Seigneurie :
— On ne plaisante pas avec cela ! Mon sang s’honore lui-même de quelques gouttes du sien !
« Un vrai miracle, pensa Aldo, amusé. Anne Boleyn n’ayant eu qu’un enfant, Elizabeth dite la Reine Vierge, je me demande comment on en est arrivé là ? »
Quoi qu’il en soit, le château, sans être immense, avait grande allure avec ses minces tours carrées encadrant un pont-levis impressionnant et les bâtiments de pur style Tudor qui leur faisaient suite.
— Tiens ! Un pont-levis ! fit Adalbert qui, pour faire plus vrai, avait entrepris de prendre des notes tandis que son complice sortait un appareil photo – qu’on lui fit ranger aussitôt en déclarant qu’il fallait une autorisation ! Est-ce qu’il fonctionne ?
— Je pense bien ! Astor veille de près à son entretien comme à celui des douves. Il est relevé chaque soir, dès que les invités éventuels ont été dirigés vers leurs cottages respectifs.
En effet un vrai village – ravissant, selon le goût d’Aldo – s’élevait à peu de distance. Trop silencieux aussi : il y manquait l’auberge traditionnelle sans laquelle aucun village anglais ne saurait exister valablement. Comme cela faisait partie de son rôle, il en fit la remarque. Sa Seigneurie la balaya d’une main désinvolte :
— Votre firme a sûrement les moyens d’en bâtir une et il s’en trouve un peu partout dans les environs qui seront ravies de se mettre à votre service. On apprécie les dollars presque autant que la livre sterling. Voyons maintenant si l’on aura l’obligeance de nous recevoir...
À première vue, ce n’était pas évident. Quand la Bentley s’engagea sur le pont-levis, la herse était baissée et deux hallebardiers on ne peut plus « Tudor » vinrent croiser leurs armes devant le noble radiateur. N’hésitant pas à remonter les siècles, Finch descendit, eut une brève inclinaison du buste et, solennel à souhait :
— Mon maître, l’Honorable sir Peter Wolsey, fils de Sa Grâce le duc de Cartland, souhaiterait s’entretenir un moment avec votre maître. Il s’agit d’une affaire importante qui pourrait séduire lord Astor. Est-il présent ?
En même temps, il tendait une carte de visite armoriée dont l’autre se saisit avec le respect convenable, et, sans lâcher sa hallebarde, il prit sa course à travers la cour intérieure pour reparaître peu après :
— Mylord attend Sa Seigneurie !
— Et mes compagnons ? Ce sont eux les plus intéressants pour lui !
— Naturellement ! S’il en était autrement, je l’aurais déjà dit !
En fait de cour intérieure, c’était surtout un jardin à l’ancienne où du petit buis dessinait des arabesques dans des carrés au milieu desquels étaient plantés des rosiers tiges. L’ensemble présentait un mélange entre une enluminure de manuscrit et l’un de ces herbariums de couvent auxquels les moines prodiguaient tous leurs soins. Les rosiers en plus !
L’Honorable Peter avait prévenu ses invités :
— Ce n’est pas très facile de s’y retrouver dans tous les Astor qui prospèrent de nos jours sur le sol britannique. D’abord, ils font en général plus de garçons que de filles, et pour simplifier les choses, ils se partagent en outre les même prénoms – John Jacob, William, Waldorf... – avec une absence d’imagination totale, ce qui les oblige, comme les rois, à des numérotations.
— Celui d’ici, c’est lequel ?
— William ! Il est très, très riche, mais pas autant tout de même que son cousin John Jacob, qui est vicomte et possède, sur la Tamise, le « palais » familial de Cliveden où se déroulent les grandes manifestations de la famille, à commencer par les réunions électorales de sa cousine Nancy que le châtelain d’Hever considère comme de pures horreurs. Enfin, pour compléter le tableau, j’ajouterais qu’ils se ressemblent tous : longs nez, longs mentons, longue bouche mince qui a l’air taillée d’un coup de serpe. Seule particularité : les cheveux, quand il y en a encore. Et maintenant, on y va !
Le maître d’Hever correspondait parfaitement à sa description. Peter reçut de lui l’accueil compassé normal pour le fils d’un duc, les deux autres avec la surprise, un rien méfiante, due à leur profession :
— Un film ? Ici ? Quelle idée bizarre !
— Je ne crois pas, expliqua Adalbert, qu’il soit possible de trouver, dans tout le Royaume-Uni, un décor plus proche de la vérité historique !
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