— Je m’en flatte, se rengorgea Astor avec raideur. Je me suis même attaché à ce qu’il soit impossible de trouver mieux, sinon, peut-être, Hampton Court... et encore j’ai des doutes !

Un début de discussion s’engagea à laquelle Aldo ne se mêla pas : il regardait, osant à peine en croire ses yeux.

En lui, l’antiquaire s’était réveillé brusquement devant les trésors qu’il découvrait. Jusqu’à faire passer l’affaire du Sancy au second plan. Il avait devant lui les portraits – authentiques ! – d’Henry VIII et d’Anne Boleyn par Holbein ; celui de Philippe II d’Espagne, l’époux à éclipses de Marie Tudor, par le Titien, de Charles IX de France par François Clouet et celui de Martin Luther par Lucas Cranach, sans compter ceux d’Édouard VI d’Angleterre, d’Éléonore et d’Élisabeth d’Autriche – aussi par Clouet – puis quelques tableautins qui eussent fait se traîner à genoux le directeur de n’importe quel musée. Et ce n’était pas tout !

Dans la salle à manger – où elles n’avaient d’ailleurs pas grand-chose à faire, et là il avait des doutes –, des armures portées, paraît-il, par le gigantesque François Ier, roi de France, et son fils – modèle nettement plus réduit ! – Henri II, s’enlevaient en force sur des tapisseries flamandes ou bourguignonnes de la même époque. Quant à la longue galerie du premier étage, elle réservait d’autres merveilles.

On put contempler sous vitrines des souvenirs de la Grande Elizabeth Ire : des brosses à cheveux et des pantoufles de satin voisinant Dieu sait pourquoi avec le lit – seulement le bois et les colonnes de lit ! – d’Anne Boleyn que leur propriétaire semblait vénérer.

Adalbert et lui allaient de surprise en surprise, jusqu’à ce qu’ils tombent en arrêt devant une chaise à porteurs de style indéfinissable et qu’on leur annonça avoir appartenu au cardinal de Richelieu !

— Qu’est-ce qu’il fait là ? s’exclama impulsivement Adalbert, qui se reprit presque aussitôt. L’an dernier, on a tourné Les Trois Mousquetaires, et je peux vous garantir que le grand type qui jouait le rôle n’aurait jamais pu entrer là-dedans, sinon plié en deux !

Ramenés quelques mois plus tôt à leurs aventures franc-comtoises, lui et Aldo revoyaient l’imposant portrait ornant l’un des murs de la salle à manger du manoir Vaudrey, une fort belle copie de celui peint par Philippe de Champaigne. Certes, le Cardinal, sur la fin de sa vie, quand la maladie le terrassait, avait usé du portage équestre et même humain, mais c’était son lit au complet que l’on déplaçait ! Avant d’en arriver là, il montait à cheval avec élégance ou usait d’un carrosse pour un plus long voyage.

— Je peux pourtant vous assurer que cette chaise est authentique, asséna le propriétaire. L’antiquaire de la 5e Avenue qui me l’a vendue a été formel, et si vous la voyez ici, c’est en hommage à l’importance du personnage.

Aldo pensa que l’antiquaire en question aurait pu choisir un meuble d’époque. Si ce truc était authentique, il était sans doute français mais plus jeune d’une centaine d’années. Comme quoi, il convenait peut-être de se méfier de certains autres trésors du château.

La visite terminée, on revint dans le salon aux portraits. Après un instant d’hésitation, Astor proposa tout de même à ses visiteurs de s’asseoir afin de partager avec eux le thé rituel.

Les deux « Américains » auraient préféré une boisson plus roborative, mais ce n’était pas le moment de contrarier un personnage dont ils espéraient obtenir quelques éclaircissements. Or, leur supposée nation étant connue pour avoir une certaine tendance à « mettre les pieds dans le plat », ils se résignèrent à avaler la « tisane nationale » accompagnée de sandwichs au concombre qu’Aldo haïssait autant que le haddock, avant de lancer :

— Tout ce que vous venez de nous montrer est absolument magnifique, et je ne crois pas possible de trouver pour notre film des décors, surtout d’époque, aussi convaincants. Aussi...

— Je vous arrête tout de suite ! coupa sèchement lord Astor, il ne saurait être question un seul instant d’installer dans cette maison vos équipes de film !

— Mais... pourquoi ?

— Parce que l’on ne fait pas évoluer des cabotins dans un sanctuaire et que ce domaine est un sanctuaire !

L’Honorable Peter, qui buvait son thé avec toute la dignité requise, entreprit de s’étrangler et ne réussit pas à maîtriser le phénomène en dépit des claques assénées dans son dos par Adalbert :

— Un... sanctuaire ? Pour qui ?

Le châtelain leva un doigt solennel vers le plafond :

— Les esprits qui n’ont cessé de hanter cette demeure depuis le drame affreux où la plus belle des reines a laissé sa tête.

— Vous voulez dire Anne Boleyn ?

— Et qui d’autre ? Cette demeure est, avant tout, la sienne. Elle a besoin de silence et d’obscurité. Vos faux-semblants ne pourraient que lui déplaire et peut-être même la mettre en fuite ainsi que ceux qui l’accompagnent dans son éternité. Autrement dit, vous détruiriez l’âme de cette maison et, de cela, je ne veux à aucun prix. C’est non ! Et vous voudrez bien m’excuser...

Il se levait déjà pour laisser entendre que « l’audience » était terminée, quand un violent coup de tonnerre retentit à travers le château. En un instant, le ciel se couvrit de nuages si sombres que l’on alluma aussitôt les torches et flambeaux dont on usait abondamment à Hever, l’électricité n’y ayant apparemment pas droit de cité. Presque simultanément apparut un hallebardier qui n’avait jamais dû être destiné à ce genre de profession, car il tenait son arme comme s’il craignait qu’elle ne lui explose dans les mains :

— Nous allons avoir un bel orage, annonça- t-il. Faut-il relever le pont-levis, Mylord ?

— Dès que ces messieurs seront partis bien entendu ! Vous connaissez vos consignes, je suppose. Messieurs, je crois qu’il va falloir vous dépêcher si vous voulez gagner un abri sûr !

La stupeur fit tomber le monocle de Peter au bout de son cordonnet de soie noire :

— Je ne vois pas où nous pourrions trouver un abri plus sûr qu’ici ? rétorqua le jeune homme, au moins jusqu’à la fin de l’orage ! À Cartland, chez mon père...

— Nous ne sommes pas chez votre père et la tempête peut durer la nuit entière...

Comme pour lui donner raison, un second coup de tonnerre suivit, encore plus violent que le premier. En même temps qu’une pluie diluvienne accompagnée de grêlons ajoutait au vacarme :

— En vous dépêchant...

À ce moment-là, un valet ouvrit une porte devant une dame vêtue de velours noir dans laquelle les visiteurs de l’exposition Windfield auraient reconnu sans hésiter la porteuse du Sancy. Un coup d’œil lui suffit pour comprendre la scène tragique dont son salon était le théâtre :

— Je ne sais pas qui sont ces messieurs... ah si ! Bonsoir, Peter !

— Lady Nancy ! répondit-il, en s’inclinant selon l’angle exact de la courtoisie anglaise. Heureux de voir que vous échappez à temps aux éléments déchaînés !

— Dans une voiture solide et avec l’aide d’un parapluie digne de ce nom, c’est relativement aisé...

— Parapluie ! grogna son époux. C’est paratonnerre qu’il faudrait dire ! Messieurs, je ne vous retiens pas et...

— Vous n’allez pas les obliger à sortir par un temps pareil ! Je connais vos idées, mais quelques minutes de grâce pourraient se montrer dignes d’une maison hospitalière ! Le temps de boire un verre, par exemple...

Elle agita une petite cloche qui fit accourir le maître d’hôtel, or son époux ne désarmait pas :

— N’insistez pas, ma chère ! Ce n’est pas la première fois que nous affrontons ce genre de temps et je peux vous assurer que, si c’est fini demain matin, nous aurons de la chance ! Il suffit d’entendre grincer les girouettes.

— Un peu plus, un peu moins ! Servez-nous donc quelque chose d’un peu réconfortant, Robert ! Après quoi nous mettrons « courtoisement » ces messieurs dehors afin de les conduire au village où ils recevront une hospitalité digne d’eux...

— Digne d’eux, digne d’eux ! À part l’Honorable Peter, nous ne les connaissons pas ! Ce sont seulement des cinéastes américains à la recherche de décors pour tourner un film sur les femmes d’Henry VIII...

— Comme c’est passionnant ! Enfin un événement qui sort de l’ordinaire ! Naturellement, vous avez déjà refusé ?

— Naturellement, et vous savez parfaitement pourquoi !

— Oh ! Je sais... mais cela n’exclut pas pour autant un verre de bon whisky, après quoi vous pourrez refermer votre cher pont-levis et laisser nos fantômes se balader à leur guise !

— Nancy ! Vraiment ! Comment pouvez-vous plaisanter après la catastrophe qui vient de nous frapper. Notre beau diamant...

— Vous n’avez toujours aucune nouvelle ? demanda Peter Wolsey. Pourtant vous semblez prendre ce... ce drame avec un certain détachement, lady Nancy ?

— Je ne dirais pas cela. Le Sancy est ravissant, c’est un plaisir de le porter, ou plutôt cela devrait l’être. Pourtant j’avoue qu’il me fait un peu peur. Trop de sang a coulé sur lui... Celui de Charles Ier d’Angleterre, celui de Marie-Antoinette, la malheureuse reine de France... Sans compter l’agréable séjour dans l’estomac du fidèle serviteur de Nicolas de Harlay.

— Jusqu’à présent, je pensais que vous preniez un certain plaisir à le porter ? protesta son mari, vexé.

— Je ne le nie pas et vous m’avez fait un cadeau sublime, répondit-elle gentiment, mais je vais vous avouer que là où je prends un réel plaisir à m’en parer, c’est quand Ava est dans les environs. Sa rage fait plaisir à voir !

— Et cette fois vous devez être au comble de la joie : tout Londres, la royauté, la Cour, la ville et le reste passent des heures devant votre sublime portrait.

— Mais le Sancy fait maintenant partie du trésor de ce Morosini, que nous avons eu l’imprudence de garder parce qu’il est le gendre de mon ami le banquier suisse Moritz Kledermann.

— Il a couché à Hever ? ne put retenir Aldo.

— Non, car la règle du château est formelle, mais nous l’avons invité à dîner et la soirée s’est prolongée assez tard.

Jugeant qu’il se taisait depuis trop longtemps, Adalbert questionna, l’air innocent :

— Mais ce... Kledermann dont la presse dit que c’est l’un de vos meilleurs amis...

— Vous pouvez dire le meilleur. Sa collection de joyaux est époustouflante !

— Lui, au moins, passe la nuit au château quand il vient vous voir ?

— Pas plus lui que les autres ! Il a son cottage particulier où l’on ne loge personne d’autre. Il ne s’en offusque pas afin de ne pas aller contre la volonté des fantômes ! Je crois d’ailleurs que cela l’amuse...

L’amuser ? Les deux hommes qui le connaissaient si bien en doutaient. Ils pensaient que s’il n’avait jamais mentionné ce détail à la limite de la muflerie, c’était par orgueil. On n’envoie pas un Kledermann coucher dehors quand il vous fait l’honneur de vous visiter... ou alors cela dénotait chez lui un respect pour les revenants anglais parfaitement invraisemblable.

« Je me demande comment Lisa prendra ça quand elle l’apprendra ? Si toutefois je la revois un jour ! » réfléchissait Aldo, non sans mélancolie.

Lisa ! La simple évocation de sa femme réveilla une nostalgie toujours un peu à fleur de peau ces temps-ci ! Quand la reverrait-il... ? De la façon dont tournaient les événements, il avait l’impression – ô combien pénible ! – qu’elle s’éloignait de lui de plus en plus. L’unique réconfort était de la savoir avec ses petits dans le sûr abri des palais ancestraux, gardée par l’affreux Josef capable à lui seul de mettre toute une armée en déroute...

Ce qui l’agaçait le plus était de ne pas pouvoir poser les questions qui lui brûlaient les lèvres mais que son rôle actuel lui interdisait. On était « chargé » de trouver des décors pour un film et l’on n’avait pas à se mêler de la façon dont vivaient les propriétaires des sites prétendument convoités. Même si c’était difficile !

À certains frémissements de son nez au-dessus de ses imposantes moustaches rousses, il sentait que c’était encore plus difficile pour Adalbert. D’ailleurs, avant d’achever son verre, celui-ci lâcha :

— Chez nous, aux States, on a plein de sociétés qui prétendent entrer en relation avec ce qu’ils appellent l’au-delà ! Vous devez sûrement en avoir quelques-unes dans les parages puisqu’il paraît qu’en Angleterre il y a autant de fantômes que de châteaux ?

— Pas seulement de châteaux ! répondit sérieusement Astor. Nombre de vieilles demeures sont « visitées »... et nous avons aussi nombre de sociétés psychiques...