Tous les ans, à de très rares exceptions près, et à date plus ou moins fixe, l’Adriatique envahissait Venise, trempant les accès aux habitations et obligeant la municipalité à équiper les rues et surtout les larges espaces vides, comme la place Saint-Marc, de tout un réseau de hauts trottoirs en bois auxquels les Vénitiens habitués ne faisaient même plus attention, sa flotte de vaporetti et de motoscaffi, de barges, de gros transports et ses gondoles se révélant largement suffisante pour leur assurer une vie quotidienne normale. Mais, depuis que ses enfants étaient en âge de se déplacer tout seuls, Lisa, connaissant leur potentiel inventif lorsqu’il s’agissait de faire des bêtises, jugeait plus prudent de les confier au château de sa grand-mère où l’eau se changeait en neige bien blanche et ne risquait pas de vous noyer.
Cette fois, cependant, elle avait pris de l’avance sur la marée à cause de la bronchite conjugale. En bonne Suissesse, ennemie jurée de toute espèce de microbes, bacilles et autres bactéries, Lisa avait déjà expédié ses trois lurons vers les cimes enneigées du Salzkammergut et le château alpestre de « Grand-Mère » qui était bien le terrain de jeu le plus passionnant qui soit. Bien qu’à leur avis le palais paternel posé sur l’eau eût présenté quelques avantages si l’on ne les y surveillait pas vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Aussi Aldo put-il jouir d’une paix divine durant les heures qui suivirent son retour d’Angleterre, livré aux mains tendres de sa belle épouse... et au problème que posait pour lui la disparition soudaine de lord Allerton. Celui-ci étant l’un des plus sérieux parmi ses clients, Aldo n’arrivait pas à croire à une mauvaise plaisanterie, ledit Allerton ne plaisantant jamais.
Eût-il été alors dans un état normal qu’il se fût livré aussitôt à une enquête, quitte à suivre la piste jusqu’au bout, mais il se sentait même incapable d’aligner deux idées à la suite, sa « vive » intelligence n’étant hantée que par l’envie de revoir Venise et, si possible, depuis son lit ! Même la pensée d’une escale rue Alfred-de-Vigny ne l’avait qu’effleuré : on ne débarque pas chez une tante aussi chère – et aussi âgée ! – que la marquise de Sommières, transformé en bouillon de culture ! Son « héroïsme » recevait à présent sa récompense... Malheureusement, cet état de grâce ne dura pas. À peine nanti de son plateau, il vola en éclats quand Guy se précipita dans sa chambre :
— Lady Ribblesdale-Astor est en bas, Aldo !
Occupé à tremper un morceau croustillant de croissant dans sa tasse de chocolat aussi moelleux que parfumé, Aldo lui jeta un regard noir :
— Et vous ne lui avez pas dit que j’étais à l’agonie et qu’en conséquence je ne reçois pas ? Vous me surprenez !
— Bien sûr que si ! Mais elle m’a répondu que cela n’en rendait cette entrevue que plus urgente !
— Toujours, avec elle ! Cette femme est bourrée d’idées tordues jusqu’aux ouïes. Demandez donc à Lisa de s’en occuper !
— Ce serait déjà fait mais votre épouse vient de partir chez son coiffeur !
— Dans ce cas, priez Mme Ribblesdale-Astor de vous confier son problème, sans oublier de préciser que vous êtes mon fondé de pouvoir et que vos décisions sont aussi les miennes !
— Je l’en ai informée mais il paraît que c’est trop grave... surtout pour vous, d’ailleurs ! Elle ajoute qu’elle ne repartira pas sans vous avoir vu ! Là-dessus, elle s’est installée dans votre cabinet de travail en déclarant qu’elle n’en bougerait pas avant de vous avoir rencontré. Et elle semble très déterminée !
— Oh, je vois : « Nous sommes ici par la volonté du peuple et nous n’en sortirons que par la force des baïonnettes ! » Encore une qui se prend pour Mirabeau !
— Elle n’a rien dit de semblable. Seulement : « Une promesse est une promesse ! »
— Cela, je m’en doutais déjà, et, dans un sens, elle a raison : je lui ai promis de lui fournir un diamant en échange du mauvais pas dont elle m’a tiré à Pontarlier et, si je ne me suis pas précipité, c’est que je pense tout simplement convaincre mon beau-père de me revendre le « Miroir du Portugal », sans trop de difficultés puisque c’est moi qui le lui ai vendu et que, s’il ne change pas d’avis, je suis son légataire... Donc rassurez-la et dites-lui que je lui téléphonerai dès que je l’aurai...
Un peu réconforté, Guy disparut... mais ce fut pour reparaître trois minutes plus tard :
— Je suis désolé, cette dame insiste et...
Il n’eut pas le loisir d’achever sa phrase. Elle était là ! Vêtue en toute simplicité d’un fabuleux manteau de vison sable sur une robe de velours à la teinte assortie, coiffée d’une toque à la russe épinglée d’une rose en perles fines, sac et chaussures de lézard, la redoutable Ava semblait prête pour une réception d’ambassade ou un mariage dans la haute société plutôt que pour courir les rues de Venise un matin d’hiver. En même temps, elle entamait un discours aux termes duquel le monde menaçait de s’écrouler si son « petit prince » ne se rendait sur l’heure à ses exigences. Restait à savoir lesquelles. Ce dont Aldo, aux prises avec une migraine naissante, s’enquit sans plus tarder :
— J’aimerais que vous éclairiez ma lanterne, lady Ava. Que venez-vous chercher ici ?
— Mon diamant, bien sûr !
— Votre diamant ? Écoutez ! Il y a tout juste un mois que je vous en ai promis un et j’ai pour habitude de tenir mes promesses, mais il faut tout de même que vous me laissiez le temps de me retourner.
— Mais justement vous vous êtes retourné : où étiez-vous donc avant-hier ?
— Je pourrais vous répondre que cela ne vous regarde pas, mais comme je tiens à rester courtois, je veux bien vous répondre : j’étais en Angleterre. Satisfaite ?
— Pour le moment, oui. Voyons si cela va continuer. J’espérais que nous aurions le temps de faire tranquillement nos affaires, mais dans l’état actuel des choses je crois que le mieux est que vous me le remettiez tout de suite. Je paie et je disparais...
— Vous payez quoi ? demanda Aldo dont la migraine s’intensifiait.
— Je répète : le diamant ! Je suis accourue dès que j’ai su la nouvelle. Et d’abord, sachez que je vous suis infiniment reconnaissante ! Évidemment, je ne vais pas pouvoir le porter pendant un moment, mais au moins je l’aurai avec moi et je pourrai le contempler tout à mon aise.
— Enfin, sacrebleu, de quel diamant parlez-vous ? Je ne me suis pas rendu en Angleterre pour acheter quelque pierre que ce soit...
L’ex-Ava Astor lui offrit son plus éclatant sourire :
— Allons, ne faites pas l’enfant ! Pas avec moi, puisque dans cette affaire nous sommes associés. Vous me dites ce que je vous dois, je vous signe un chèque et...
— Pour l’amour de Dieu, dites-moi que je ne suis pas en train de devenir fou ! Et commencez par préciser de quel diamant vous me rebattez les oreilles ?
— Cette bronchite ou je ne sais quel gros rhume vous affecte vraiment beaucoup ! soupira-t-elle, compatissante. Mais le Sancy ! Le précieux trésor de cette dinde de Nancy Astor, ma cousine par alliance ! Vous ne pouvez pas savoir à quel point je vous suis reconnaissante ! Et aller le piquer sous son nez, c’est encore plus magnifique !
Aldo sentit que ses méninges commençaient à bouillir :
— On a volé le Sancy ?
— Vous devez le savoir mieux que personne puisque vous êtes l’auteur de ce chef-d’œuvre de la cambriole ! À Hever Castle, par-dessus le marché ! Autant dire sous son nez ! Oh ! Combien je regrette de m’être si souvent moquée de vous ! Vous êtes un grand homme, mon cher Aldo !
Le « grand homme » éprouva alors un pressant besoin d’un supplément d’informations, crédibles si possible ! Il décrocha le téléphone intérieur posé sur sa table de chevet :
— Guy ! appela-t-il en s’efforçant au calme. Voulez-vous venir un moment ?
— Bien entendu ! J’arrive !
L’instant suivant il était là et dut faire effort pour ne pas rire devant le spectacle qu’on lui offrait : Aldo assis dans son lit, le cheveu hérissé tant il fourrageait dedans pour s’éclaircir les idées, l’œil farouche et, près de la cheminée où flambait un beau feu, un amoncellement de vison sable qui, visiblement, s’y trouvait bien et venait de sortir un carnet de chèques d’un étui en lézard et un stylo en or massif, en faisant remarquer que, dans un cas pareil, le temps était des plus précieux et que mettre le joyau à l’abri relevait de l’urgence et que...
— Il paraît que l’on a volé le Sancy ? questionna Aldo. Vous étiez au courant ?
— Pas avant d’avoir feuilleté le journal que Pisani vient de rapporter ! Et volé à Hever Castle, dans le château même de lord Astor. Cela requiert un certain sang-froid !
— Vous n’imaginez même pas à quel point ! Savez-vous ce que lady Ribblesdale est venue faire ici ce matin ? (Et comme Guy l’interrogeait du regard, il ajouta :) Elle est venue chercher le diamant ! Elle est persuadée que je suis coupable du vol et elle veut le mettre à l’abri avant que l’on ne vienne m’arrêter !
Buteau n’eut pas le temps de répondre ! Une nouvelle voix se mêlait au concert :
— Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? s’exclama Lisa qui revenait de chez son coiffeur en répandant une fraîche odeur de rose. Et d’abord je m’étonne que vous ayez perdu le sens commun en recevant une dame dans votre chambre, mon ami ! Et en mon absence, en outre !
— C’est bien le moment de délivrer un cours magistral sur les convenances, Lisa ! Et ne me dites pas que vous n’avez pas reconnu lady Ribblesdale ?
— Naturellement, et c’est en toute connaissance de cause que je lui souhaite la bienvenue, mais vous admettrez avec moi qu’il y a dans cette maison suffisamment de salons, sans compter votre cabinet de travail, pour accueillir quelqu’un sans aller jusqu’à la chambre à coucher !
— Ne soyez pas si formaliste ! Cela dit, j’aimerais que l’on m’accorde la permission de sortir de ce lit où je ne tiens plus en place. Allez m’attendre dans la bibliothèque, par exemple, lady Ava...
— Je préfère le salon des Laques ! décréta l’Américaine avec aplomb. J’aime beaucoup les portraits des dames !
— Pourquoi pas ! marmotta Aldo qui l’aurait envoyée jusqu’en enfer pour pouvoir sortir de ce lit où il se sentait vaguement ridicule. Et, Lisa, sachant que vous allez sans doute faire servir quelque chose, pensez à trois cafés pour moi ! J’en ai le plus pressant besoin ! Le chocolat m’écœure ! Allez, ouste ! Tout le monde dehors ! Je ne serai pas long !
Ayant constaté que l’œil bleu de son mari virait au vert, ce qui était chez lui signe de mauvais temps, Lisa emmena l’intruse et ses visons, curieuse de savoir – n’en ayant jamais vu de cette couleur ! – où elle les avait achetés, bien que ce ne fût vraiment pas le moment de parler chiffons !
Aldo ne se fit d’ailleurs pas attendre et, quelques minutes plus tard, toute dignité retrouvée par les vertus d’un pantalon, d’une robe de chambre bleu marine et d’un foulard de soie ton sur ton autour du cou, il les rejoignait dans l’élégante pièce où Zaccharia était déjà en train de répartir le contenu d’une cafetière d’argent dans de petites tasses en vieux Meissen qui ne paraissaient pas intéresser outre mesure l’invitée imprévue : elle était retournée se planter devant le portrait de la mère d’Aldo qui semblait la fasciner tout comme lors de sa première visite1. Assise à trois pas d’elle dans l’un des gracieux fauteuils couverts de soie ancienne, Lisa, qui n’avait jamais autant vu l’illustrissime Ava Lowle-Willing devenue par la suite Ava Astor puis lady Ava Ribblesdale, en profitait pour l’observer avec attention en résistant courageusement à l’envie de lui demander à quelles mains miraculeuses elle confiait les soins d’une beauté qui devait caracoler quelque part entre soixante-dix et quatre-vingts ans...
L’arrivée de son époux la ramena sur terre. Sans rien dire, elle lui tendit une tasse dont il avala le contenu sans paraître s’apercevoir qu’il était brûlant, et même se fit resservir. Après quoi, il entra dans le vif du sujet :
— À présent, essayons d’y voir plus clair dans cette histoire de fous. Si je m’en rapporte à ce journal, le diamant nommé Sancy, ô combien célèbre depuis le XVIe siècle, a été volé il y a trois jours au château d’Hever dans le Kent.
— C’est ce que je me tue à vous dire. Aussi...
— Permettez ! Vous m’en avez dit beaucoup plus long, puisque vous prétendez que je suis l’auteur de cet exploit !
— Bien sûr que vous l’êtes et je ne vous en remercierai jamais assez, puisque c’est pour moi... Vous me l’aviez promis !
— Distinguons ! Je vous ai promis « un » diamant célèbre mais il n’a jamais été question du Sancy. J’ai dans l’idée une pierre très belle et très illustre, mais je n’ai pas besoin de me déguiser en cambrioleur pour me la procurer. Après des palabres peut-être un brin ardues, je n’aurai d’autre peine à me donner que signer un chèque et aller vous le remettre le plus officiellement du monde !
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