— C’est loin de Londres ? demanda Plan-Crépin.
— Je n’y pensais pas, mais c’est assez proche de l’endroit qui passionne le plus l’Angleterre depuis quelques jours : Hever Castle !
— C’est en effet passionnant ! s’exclama Marie-Angéline dont les yeux jaunes s’étaient soudain mis à briller comme des louis d’or.
Aucun doute là-dessus, elle réagissait comme un cheval de bataille qui entend sonner la trompette de la charge. Quant à Mme de Sommières, elle était déjà aux prises avec les affres de la tentation. Langlois lui-même hésiterait peut-être à s’opposer à un petit séjour chez l’un des hommes politiques les plus en vue. D’ailleurs, on n’exagérerait pas : quelques jours au plus et on rentrerait sagement rue Alfred-de-Vigny.
Son regard croisa alors celui de Marie-Angéline :
— Si vous alliez téléphoner Quai des Orfèvres ? suggéra-t-elle à l’adresse de Plan-Crépin. Vous savez en quelle estime on tient vos talents !
L’intéressée devint pourceau, mais ne se le fit pas répéter deux fois. Un quart d’heure plus tard on avait satisfaction. Avec un seul bémol : pas trop longtemps !
La « cérémonie du thé » achevée et tandis que la marquise faisait préparer ses bagages, on alla faire un saut chez Mary afin de la prévenir mais aussi de la présenter à lady Clementine qui ne la connaissait pas et que cette perspective enchantait positivement.
Naturellement, Lisa disparut dans sa chambre quand on les annonça. Elle n’avait pu faire autrement que révéler sa présence quand Tante Amélie et Marie-Angéline étaient venues à Londres, sans d’ailleurs donner la moindre explication sur la raison profonde qui l’avait amenée en Angleterre.
— Il m’a semblé qu’il fallait que je vienne, s’était-elle bornée à leur déclarer. Je suis la femme d’Aldo et je sais mieux que personne où il était au moment du vol. Aussi, jusqu’à ce que mon père consente à reparaître, j’entends me battre pour mon mari mais je n’ai aucune envie d’alimenter la curiosité des foules...
Elle s’en félicita, d’autant plus que, à peine les trois dames étaient-elles arrivées, Timothy annonçait l’Honorable Peter Wolsey qu’elle ne parvenait pas à trouver amusant. Elle s’en méfiait même depuis qu’elle avait appris de Tante Amélie sous quelle apparence se cachaient Aldo et Adalbert, et qu’elle l’avait entendu proclamer son intérêt soudain pour le cinéma sous toutes ses formes.
N’ayant encore jamais rencontré lady Sargent, il fut charmant, courtois, homme du monde jusqu’au bout des ongles... quoique étant le seul mâle au milieu de ces femmes, le bon ton eût voulu qu’il ne s’attarde pas et se retirât le premier. Mais non ! Confortablement installé dans son fauteuil, un verre, dont le niveau n’avait pas l’air de baisser souvent, à la main, il semblait au contraire enraciné là jusqu’à la consommation des siècles, et cela en dépit des regards sévères que Plan-Crépin ne lui ménageait pas.
Finalement elle n’y tint plus : se penchant vers lui, à l’effarement de Mme de Sommières, elle questionna sur le ton de la confidence :
— Seriez-vous invité à dîner par hasard ?
C’était tellement inattendu qu’il en perdit son monocle :
— Moi ? Non ! D’ailleurs vous pouvez remarquer que je ne porte pas de tenue convenable. Je devrais être en smoking et ce serait un brin prématuré. Pourquoi ? Ma présence vous gêne ? fit-il, rendant insolence pour insolence.
— À votre avis ?
— À mon avis, c’est oui. Seulement, j’ai une affaire assez importante à communiquer à notre amie. C’est pourquoi j’attendais sans impatience que vous partiez, ajouta-t-il gracieusement.
— Fort bien ! Je crois que vous allez avoir satisfaction ! répondit-elle en constatant que lady Sargent se levait. Mais nous nous reverrons ! chuchota-t-elle sur un ton vaguement menaçant qui lui valut un regard furieux de Mme de Sommières – la seule qui eût entendu l’insolent aparté.
— Vous mériteriez que je vous renvoie à Paris ! souffla-t-elle.
— J’en conviens volontiers, mais nous n’en ferons rien parce que je sens que je ne serai pas de trop pour venir à bout de cette vilaine affaire où nous avons tout contre nous. Jusques et y compris la police.
— Le pire, c’est que c’est vrai ! À présent, remercions le Ciel et allons visiter Chartwell. C’est bien ça ?
— À propos, c’est quoi Blenheim ?
— Vous qui n’ignorez rien en histoire, vous ne le savez pas ? Blenheim, c’est le gigantesque château des Marlborough, et sir Winston y est né. C’est donc un Marlborough, et il y a droit de cité quand il veut... mais il faut une armée pour le garder !
Tandis que les trois dames quittaient Londres, Peter s’octroyait un nouveau whisky devant une Mary intriguée et un peu surprise, elle aussi, par son attitude.
— Auriez-vous un secret à me confier ? s’enquit-elle.
— J’ai surtout un objet à vous montrer. Un souvenir de la nuit de tempête que j’ai passée à Hever Castle en compagnie de deux cinéastes américains à la recherche de décors authentiques pour une production historique...
Après un bref récit de cette soirée vraiment pas comme les autres, il tira de son portefeuille une de ces enveloppes spéciales où l’on range les photographies.
— Vous connaissez Finch, mon valet, et vous savez à quel point il m’est précieux. C’est un homme qui voit tout, qui entend tout et qui a de multiples talents... Or quand nous avons visité le cottage des deux Américains dont on aurait juré qu’il n’avait été occupé par personne, il a senti rouler un objet cylindrique sous un repli du tapis, n’a rien dit et l’a mis dans sa poche. Et ce matin, il est venu me trouver dans ma bibliothèque où je compulsais ma dernière acquisition de livres, un rare...
— Au fait, Peter, au fait !
— C’était un petit rouleau de négatifs sans doute échappé d’une poche que, naturellement, il s’est hâté de développer. Regardez !
Il tendit une douzaine de photos qu’elle regarda distraitement :
— Je ne vois là rien de passionnant ! Des vielles demeures, des châteaux... ah, celui-là je connais. C’est celui de...
— Aucune importance ! L’important, c’est ceci, coupa-t-il en offrant la dernière image qui fit sursauter le peintre :
— Mais... c’est le portrait qu’on m’a volé ! Ou plutôt non, c’est incroyable. Qui a osé ? Car enfin, il ne fait pas de doute que j’ai peint et signé cette toile ! Qui a eu le culot de le rectifier ?
Et soudain elle appela :
— Lisa ! Sors de ta chambre et viens voir ! Cela m’étonnerait que tu le regrettes !
Évidemment, celle-ci accourut et s’empara de la petite image :
— Aucun doute, c’est Aldo ! Et pourtant ce n’est pas vraiment lui.
— En tout cas c’est ma signature et j’aimerais savoir qui est l’auteur de cette imposture ?... Celui qui a volé le portrait assurément...
Pendant ce temps, l’Honorable Peter ne soufflait mot. Il se contentait de contempler Lisa. Cette dernière planta à son tour son regard dépourvu de lunettes dans celui du jeune homme. Et sans plus hésiter :
— Je suis Lisa Morosini, la femme de celui que l’on accuse de vol. Dans ce but on a été jusqu’à falsifier son image... et moi, je veux tout savoir. Vous êtes l’ami de Mary, elle vous fait entière confiance, alors racontez !
— Si je peux avoir un autre whisky, je ne demande pas mieux. Heureux si je peux vous être de quelque utilité !
— Elle est longue, votre histoire, Peter ? intervint Mary.
— Cela dépend si vous voulez la version longue...
— Alors vous dînez avec nous et inutile de filer endosser votre smoking...
Tandis que Mary allait donner des ordres à Gertrude et à Timothy, Peter, qui se serait bien gardé de commencer son histoire sans elle, n’avait pas l’air à son aise. Lisa s’inquiéta :
— Vous semblez soucieux ?
— Oh ! Je le suis... Il s’agit des dames qui étaient ici quand je suis arrivé. J’ai eu... des mots avec l’une d’elles et je ne sais même pas pourquoi. On aurait dit que ma présence la dérangeait. Elle a un nom compliqué.
— Marie-Angéline du Plan-Crépin ! Vieille noblesse française ! Ses ancêtres ont « fait » les Croisades, ajouta-t-elle en retenant un sourire. Pourquoi ces « mots » ?
— Elle ne comprenait pas pourquoi je ne partais pas.
— Elle vous l’a demandé sans bouger un sourcil. C’est tout elle, ça !
— Vous la connaissez bien ?
— Elle est de notre famille.
— Mon Dieu ! Mais alors pourquoi ne vous a-t-on pas vue pendant leur visite ?
— Parce qu’elles n’étaient pas seules. Je n’ai aucune envie d’alimenter la curiosité.
Mary revenait et le dialogue s’arrêta là. Vu la mine soucieuse de l’Honorable Peter dont ce n’était pas l’expression habituelle, Mary avait décidé que l’on dînerait froid afin de supprimer les allées et venues du service, et les plats furent portés en même temps sur la table. Puis voyant que la mine de son invité ne s’améliorait pas, elle sortit une bouteille de champagne du rafraîchissoir et la lui tendit :
— Tenez ! Servez-nous et buvez-en d’abord une bonne rasade ! J’ai l’impression que vous en avez grand besoin, puis allez-y de votre histoire, on a assez attendu !
À mesure qu’il évoquait pour les deux femmes la nuit de tempête à Hever Castle, Mary et Lisa, d’abord amusées, s’assombrissaient. Surtout Lisa, dont le visage devenait d’une pâleur alarmante. Au point que, soudain, Mary, repoussant son assiette, se leva pour aller s’emparer du téléphone.
— Je redoute un désastre, murmura Lisa. Qui veux-tu appeler ?
— Plan-Crépin ! Je veux qu’elle vienne demain. Il faut que nous parlions et nous n’avons que trop perdu de temps !
— Mais... pourquoi ?
— Parce que je me demande si les deux cinéastes américains si fort épris de style Tudor ne seraient pas... Avec eux on peut s’attendre à tout et, si c’est ça, je suis persuadée que ni Mme de Sommières ni Marie-Angéline ne l’ignorent... Leur « transformation » a dû avoir lieu chez elles !
L’invitation à Chartwell enchantait Plan-Crépin que l’ultimatum de Langlois avait agacée. Que peut-on faire en deux jours ? Là au moins, on aurait le temps de se retourner. Le coup de téléphone de Mary acheva de la remettre en selle. Naturellement, Mme de Sommières était invitée aussi, mais la simple courtoisie lui faisait un devoir de demeurer auprès de celle qui leur offrait une hospitalité aussi opportune. Quant à elle, pour rien au monde elle n’aurait refusé. Sa Seigneurie avait quelque peu tendance à lui taper sur les nerfs, mais son intuition lui disait que Lisa ne serait pas loin.
Depuis la dramatique aventure franc-comtoise où elle avait failli périr dans d’atroces conditions, Plan-Crépin se sentait plus proche de Lisa. Elle avait commencé à comprendre pourquoi, fille de collectionneur, épouse de collectionneur, et bien qu’elle aimât se parer pour le plaisir des yeux d’Aldo, elle prenait au fil des années en grippe les joyaux célèbres, royaux ou pas, mais toujours somptueux, qui faisaient délirer tant de gens normalement constitués. Que dire alors d’une Ava Astor prête à n’importe quoi pour sa parure personnelle ?
Les aventures plus ou moins dangereuses vécues avec ceux qu’elle appelait « les frères de la côte » avaient apporté un incroyable piment à sa vie aux côtés de « sa » marquise, et elle n’était pas prête à y renoncer, bien au contraire. Mais il s’était passé quelque chose !
*
Elle se revoyait face à Aldo, dans la bibliothèque de Vaudrey-Chaumard, lui présentant sur le plat de sa main un magnifique diamant pyramidal aussi brillant que le soleil : le trop fameux Talisman du Téméraire7. Il avait eu un haut-le-corps de surprise, l’avait pris entre ses longs doigts pour mieux l’examiner, puis le lui avait rendu.
— Ainsi, c’est là qu’il était ? s’était-il contenté de dire. Qui aurait pu l’imaginer...
— Personne sans doute ! En tout cas, il est à vous ! Je vous avais volé un rubis, je vous rends un diamant ! Cela me paraît normal.
— Pas à moi, étant donné les conditions dans lesquelles il a reparu. Il me semble légitime que vous le gardiez !
— Moi ? pour en faire quoi, grands dieux !
— Votre précieux trésor secret ? Enfermé dans un coffre dans la chambre forte d’une banque, il sera à l’abri des convoitises. Vous le léguerez à vos héritiers !
— Ne vous moquez pas de moi : je n’aurai jamais d’héritiers... sinon vos enfants. Or, si je vous ai compris, vous n’en voulez même pas pour votre collection dont il serait pourtant la vedette !
— Pour d’autres peut-être ! Pas pour moi ! Tenez, vendez-le donc à mon beau-père ! Il en délirera de joie et fera de vous une femme riche !
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