— Je suis très bien comme je suis. En outre, Antonio, Amelia et Marco finiraient par en hériter. Alors ?
Il y avait eu un silence. Tous deux s’étaient regardés un moment sans rien dire avec, entre eux, la main toujours tendue de Marie-Angéline et le diamant qui scintillait dessus, un peu comme un défi. Soudain elle demanda, en plantant son regard dans celui d’Aldo :
— Où est-il ?
Point n’était besoin de préciser le nom. Hugo ! L’homme qui, en dépit de profonds sentiments chrétiens, avait commis le crime majeur à ses yeux en devenant parricide. Elle ajouta cependant :
— On ne l’a pas arrêté, j’espère ?
— Il vous a sauvée, non ? Il a seulement disparu.
— Dans quelle direction ?
— En Normandie. Le monastère de la Trappe.
— Il a vraiment choisi celui-là ? Le plus terrible ? J’espérais un peu qu’il choisirait la Grande Chartreuse...
— La règle est presque aussi sévère.
— Mais le paysage est tellement beau. J’ai entendu parler de la Trappe. Je voudrais y aller !
— Je ne vous le conseille pas. Et d’abord pour quelle raison ? Mesurer le degré de peine que s’est imposé votre sauveur ?
— Non. Remettre ceci au Père Abbé ! Tout monastère possède une sorte de trésor. Caché, évidemment. Il me semble que nulle part ailleurs ce maudit diamant serait mieux à sa place.
— Impossible, voyons ! Vous en savez plus long que moi sur l’Église, Plan-Crépin. Aucune femme n’y est admise... et fort peu d’hommes.
Et pourtant, elle y était allée. Cachée au fond de la voiture d’Adalbert, la main de Mme de Sommières resserrée sur la sienne, trop fine pour ne pas deviner ce qu’elle endurait. Rien n’était, au monde, plus sévère, plus sombre à la limite de l’effrayant, que le monastère de la Grande Trappe dans le département de l’Orne.
Situé sur le cours de l’Itonne, petit affluent de la rive droite de l’Iton et non loin de Sées, au pied du versant occidental du plateau sur lequel s’étend la forêt domaniale du Perche et de la Trappe, il est bordé au sud par de nombreux étangs que les moines ont creusés au cours des siècles. Fondé en 1147, le monastère avait connu toutes les vicissitudes possibles jusqu’à ce que, en 1664, l’abbé de Rancé, entré en religion après une terrible épreuve – la confrontation avec le corps décapité de sa maîtresse passionnément aimée –, se fût tourné vers Dieu et eût entrepris la plus sévère des réformes.
La voiture arrêtée dans un bosquet si obscur qu’elle y disparaissait presque, les deux femmes avaient regardé ceux en qui elles ne pouvaient s’empêcher de voir les messagers de Dieu se diriger vers l’entrée du redoutable couvent, tellement semblable à ce que Marie-Angéline avait pu lire, avant de partir, dans un vieux livre de Mémoires. « Ce lieu est vraiment d’une horreur tellement sauvage que l’on comprend aisément que des hommes l’aient choisi pour y commencer à mourir entre des montagnes dont beaucoup sont chauves, des marais noirâtres et tant de ruines que le cœur s’en émeut. »
Bien plus que le petit couvent de la frontière suisse, c’était vraiment le monastère des solitudes dans un silence mortuaire où nul ne parle, un vallon si désolé qu’il ne connaît que le cri des oiseaux d’eau, le clapotement des marais et le tintement grêle des cloches appelant aux offices.
Le silence en effet y était de règle. Seuls l’Abbé, le frère infirmier et celui qu’on appelait « le causeur », pour les rares relations avec le monde extérieur, pouvaient y faire entendre leurs voix... et encore, le moins possible !
— L’abbaye est, dit-on, vouée à Notre-Dame, avait murmuré Plan-Crépin. Pourquoi aucune femme ne peut-elle entrer dans l’église pour y prier ?
La marquise, qui apparemment en savait beaucoup plus qu’on n’aurait pu l’imaginer, lui avait répondu :
— Aucune femme, jamais ! Sauf la reine de France, dans des cas extrêmement rares et pas plus loin que la chapelle. Allons, Plan-Crépin ! Reprenez-vous ! Jamais je n’aurais dû vous permettre de venir en ce lieu !
— J’y serais venue tout de même ! répondit-elle, farouche.
— C’est la raison pour laquelle j’y suis aussi ! Mais... vous n’allez pas pleurer ?
— Je ne peux pas m’en empêcher. Quand je le revois, cavalier accompli sur son beau cheval moreau, et qu’à présent j’aperçois cela... là-bas !
À mi-chemin du coteau, on pouvait deviner – plus qu’apercevoir ! – la silhouette d’un moine en train de défricher. Pieds nus dans des sandales de gros cuir, il portait un froc grisâtre qui avait peut-être été blanc il y a des décennies, sur lequel tranchait à peine une tunique noire sans manches resserrée par un ceinturon. L’attention de Marie-Angéline s’attacha sur lui et, son imagination toujours galopante s’en mêlant, elle allait se jeter sur la portière pour sortir mais s’aperçut qu’Aldo et Adalbert étaient revenus. Elle se renfonça dans les coussins :
— Alors ? murmura-t-elle.
— C’est fait ! répondit Adalbert en reprenant sa place derrière le volant. Cela n’a pas été sans mal !
— Pourquoi, puisque c’était un présent à Notre-Dame ?
— Sans doute, avait répondu l’Abbé, mais un tel symbole d’orgueil et de faste ! Nous ne sommes que de pauvres moines et nous prétendons le rester ! En outre, qu’un bruit quelconque de sa présence ici se mette à courir et Dieu sait quelle concupiscence il pourrait susciter ! Enfin, mis en vente, il rapporterait une fortune qui soulagerait bien des misères... et nous n’avons besoin de rien en surplus du peu que nous possédons... si cela peut s’appeler posséder !
— Nous craignons justement le bruit que cela pourrait déclencher. De plus, celui à qui il appartient par légitime héritage...
— Il est l’un de nous, rien de plus que nous et il ne possède rien !
— Mais la moitié de vos bâtiments menace ruine.
— Nous avons des mains pour les consolider...
Cela avait été le dernier mot.
— Et pourtant il a fini par garder le diamant ?
— Oui, mais sans dire à quoi il le destinait et en me priant de ne jamais revenir à la Trappe... sinon pour y faire profession... ce qui ne risque pas d’arriver. Mais je crois que je m’en doute...
Au plus sombre de la nuit suivante, une silhouette de moine, armée d’une bêche et sans la moindre lanterne, sortait de l’église par une petite porte et s’enfonçait dans le plus profond des bois, en évitant de trop s’approcher des marais d’où montaient des vagues de brouillard comme pour épaissir encore le mystère que jouait là ce moine solitaire. À quelque distance d’une ruine qui avait été une chapelle, il creusa le sol d’un vigoureux coup de pelle après avoir tâté du pied et ouvert un trou. Ensuite, il plongea la main au fond qu’il reboucha en prenant même soin de planter dessus une touffe d’herbe où il avait inséré une racine d’épineux. Puis, son travail achevé, il reprit sa bêche, partit sans se retourner et rentra à la chapelle pour y attendre que le son fêlé d’une cloche sonne matines...
*
Pour quelqu’un qui estimait la paix nécessaire à la perfection de son art, Mary Windfield se demanda un instant si c’était une si bonne idée de mettre l’Honorable Peter et la descendante des Croisés autour de la même table. Même si ce n’était pas la première fois, il fut vite évident qu’ils auraient du mal à déborder de sympathie l’un envers l’autre. Le nez arrogant de l’une et le monocle de l’autre n’avaient vraiment pas l’air d’être faits pour s’entendre. Mais ce fut Lisa qui mit les pieds dans le plat quand, ayant compulsé la série de photos de châteaux, Plan-Crépin put contempler le portrait falsifié et s’écria :
— Je pense que cela ne fait aucun doute pour personne que cet homme est celui qui s’est fait passer pour Aldo. Et dans ce cas, je ne comprends pas pourquoi on n’a pas tiré cette épreuve à des milliers d’exemplaires afin de rétablir la vérité. À commencer par la police, même si elle nous est hostile : l’évidence c’est l’évidence !
— À moins qu’elle ne refuse de l’accepter ! coupa Lisa. Si c’est tout ce que vous avez à nous conseiller, je ne vois pas ce que nous faisons ici !
— Justement essayer d’en savoir davantage en confrontant nos expériences, fit Peter en la remerciant d’un sourire. Cette photo n’est qu’un départ et son intérêt vient de ce que Finch, mon valet, ait trouvé ce petit rouleau sous un coin de tapis. Ce que je voudrais apprendre, c’est si l’une de vous a des renseignements sur deux cinéastes américains visitant l’Angleterre à la recherche de décors...
— Bien sûr que j’en ai ! lança Plan-Crépin. Ils sont sortis tout droit de chez nous – je veux dire de l’hôtel où nous vivons, Mme de Sommières et moi, rue Alfred-de-Vigny à Paris, après avoir subi de menues transformations destinées à les rendre méconnaissables entre les mains d’une sorte de sorcier que nous avait amené notre ami Pierre Langlois, le grand patron de la Police judiciaire française.
— Et il y avait qui, sous ces transformations ? flûta-t-il.
— Aldo Morosini, mon beau cousin, le visage déformé par des tampons de caoutchouc, un maquillage de ses dents blanches et environ quinze kilos supplémentaires... Et les vêtements ad hoc, comme il se doit. Quant à l’autre, c’était Adalbert Vidal-Pellicorne, égyptologue de renom, barbu, moustachu et repeint en rouge carotte.
— Quelque chose comme ça ?
De sa poche, Peter avait sorti un calepin sur lequel il avait reproduit grosso modo, mais non sans talent, « MM. Josse Bond et Omer Walter ». Et, cette fois, Plan-Crépin ne cacha pas sa stupeur :
— C’est ça ! C’est tout à fait ça ! Vous les avez vus ?
— Nous avons passé une journée ensemble, et même...
— Et alors ? Dites vite !
— Si vous le laissiez parler, Marie-Angéline, intervint Lisa. Je suppose que cela risque d’être intéressant ?
— Plus qu’intéressant, princesse... mais je doute que cela vous fasse vraiment plaisir...
L’heure n’étant plus à la plaisanterie, Peter raconta ce qu’avaient été cette journée, cette nuit de tempête à Hever Castle, et surtout la pénible surprise du matin. Conscient de la tension montant à mesure qu’il parlait, il évitait de regarder Lisa. Sous des dehors farfelus, Sa Seigneurie cachait une sensibilité qui supportait mal le spectacle de la douleur. Il était en train de dire à une femme dont il ne pouvait s’empêcher d’admirer la beauté – même fort peu mise en valeur – que son époux avait disparu et qu’elle ne le reverrait peut-être jamais...
Le bruit d’un couvert lâché plus que reposé sur l’assiette le ramena sur terre. C’était la drôle de fille aux cheveux jaunes et au long nez qui réagissait :
— Comment peut-on entrer à Hever Castle ?
— Comme partout ailleurs : on frappe à la porte, on demande à être reçu par le maître ou la maîtresse de céans et l’on vous accueille... à moins que l’on ne vous claque ladite porte au nez, ce qui arrive le plus souvent.
— Sauf bien entendu si l’on vous connaît et, pour les étrangers, si vous les accompagnez, par exemple ?
— Ce qui s’est produit... avec le résultat que je viens de vous exposer. À quoi pensez-vous ?
— À y entrer moi-même.
— Et cela vous avancera à quoi ? À partager avec eux quelques tasses de thé et des sandwichs au concombre ?
— Oh, ce n’est pas à cela que je pense. Je veux visiter le château de fond en comble !
— Je me tue à vous expliquer que c’est impossible ! Il faudrait pouvoir y séjourner et on vous envoie coucher dehors la nuit !
— Et les domestiques ? Ils couchent où ?
— Ceux du château ? Ma foi, je l’ignore. Il doit exister quelque part un bâtiment qui leur est réservé.
— Sans doute pour ceux qui ne sont pas chargés de la personne du ou des châtelains, comme le personnel des cuisines, les valets de pied, les gens du nettoyage, mais le valet de chambre d’un lord ou la camériste d’une lady ne sauraient aller loger à des kilomètres, parce que l’on peut avoir besoin d’eux à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit ! C’est impensable !
Peter, qui avait commencé de se ronger les ongles, ce qui était chez lui le signe certain d’une intense réflexion, entreprit de faire des boulettes de mie de pain.
— Peut-être, mais ces gens ne font jamais rien comme les autres. À quoi pensez-vous ?
— À entrer au service de lady Astor. Pas pour longtemps, évidemment, mais suffisamment pour essayer d’en savoir un peu plus sur les fantômes de la maison.
— Moi, je vois à ce beau projet deux obstacles de taille, intervint Mary. Un, vous ignorez tout du métier de femme de chambre et ça ne s’apprend pas en cinq minutes...
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