— Il était impossible de la reprendre sans ameuter la domesticité. Veuillez m’excuser de survenir aussi impromptu mais la chance semble nous sourire et nous allons pouvoir passer une journée entière là-bas en belle et fort nombreuse compagnie. J’ose espérer que vous y assisterez, mesdames, ainsi que lady Sargent bien sûr, mais auparavant c’est pour vous demander une grâce particulière que j’ose me présenter ce matin à une heure incongrue pour les visites.

— Vous avez très certainement une excellente raison ? sourit la marquise.

— La meilleure. Je voudrais faire appel au concours de Mademoiselle. D’après lady Mary, elle serait douée de talents...

— N’allez pas plus loin, je suis au courant et j’accepterais l’aide d’un quarteron de sorcières ! Je vous la confie donc, mais prenez-en soin. Il se trouve que j’y tiens.

Le soleil ayant consenti à se montrer éclairant, un jeune printemps plein de bonne volonté qui avait fait éclore – ou plutôt planter dans la nuit ! – une quantité de fleurs, la grâce sévère d’Hever Castle et ses parterres offraient une image vraiment radieuse. Appuyés aux vieux murs, des massifs de rhododendrons et d’azalées dans les tons d’aurore adoucis composaient avec eux une symphonie sur laquelle pennons et bannières armoriées dansaient au gré du vent matinal, tandis qu’à l’intérieur les plus beaux vases débordaient de corolles.

Une armée de serviteurs en costumes d’époque attendaient l’arme au pied et, bien qu’il ait fait de son mieux pour éviter cette « corvée », lord Astor ne pouvait retenir un sourire satisfait tant le coup d’œil était magique. Et que dire quand les princes orientaux eurent fait leur apparition avec leur suite : on crut plonger dans les Mille et Une Nuits !

D’abord ils étaient beaux tous les deux et d’une extrême élégance. Lui, proche de la cinquantaine dénoncée par une fine moustache grise, avait un visage étroit aux traits réguliers qu’éclairait quand il le voulait un charmant sourire. Sa poitrine aurait pu rivaliser avec la vitrine d’un joaillier de la place Vendôme, à ceci près qu’il ne portait que des rubis et des diamants, mais quels rubis et quels diamants ! Le plus gros des premiers, posé sur un turban au milieu du front, devait atteindre facilement les 80 carats – plus les diamants qui l’entouraient, et le plumet d’aigrettes qui en jaillissait, de minces tiges, supportaient, comme un bouquet épanoui en éventail, d’autres pierres beaucoup plus petites...

Quant à elle, l’Anglaise, née Linda Syce, elle était sans doute l’une des plus jolies femmes que l’on puisse voir et faisait honneur au goût de son époux. Brune, pas grande mais faite au tour, la peau soyeuse de son ravissant visage mettait en valeur les immenses yeux sombres et veloutés, un petit nez et des lèvres si roses qu’un maquillage quelconque eût été superflu. Drapée de bleu argent comme son mari, elle portait des bijoux magnifiques quoique différents : trois seulement mais combien séduisants : un collier, un seul bracelet et un diadème composé de pierres de toutes les couleurs, rubis, saphirs, émeraudes et, bien sûr, diamants, toutes petites pierres qui, naturellement, n’étaient pas aussi importantes que celles du nabab. Si ce n’est peut-être le diamant qui étincelait, solitaire, sur sa main gauche. Les couleurs de leur suite se mariaient à merveille avec celles que portait le couple...

— On a de la chance, chuchota Peter à Mary qui, armée d’un bloc de papier lavis, crayonnait avec ardeur, s’en remettant à sa mémoire infaillible pour retrouver les bons coloris. D’habitude, les nobles visiteurs qui viennent de là-bas sont gras, huileux, voire obèses et portent des joyaux de contes de fées qui auraient un urgent besoin d’aller faire un tour chez le teinturier...

— N’exagérons pas ! répondit la jeune femme qui savait de quoi elle parlait. Vous oubliez le parfait gentleman qu’est Kapurthala, le fabuleux Patiala, l’homme aux émeraudes, Bikaner ou le nizam d’Hyderabad. En tout cas, ceux-là sont parfaits !

— Juste ce qu’il nous fallait ! Ils concentrent toutes les attentions et on ne fera pas attention à nous.

— D’autant qu’on a eu la bonne idée de nous déléguer les Kent et même le prince Philip ! Dire que c’est avec les Grecs que l’on fait les plus beaux Anglais !

L’époux de la future reine et sa belle-sœur attiraient tout autant les regards que les seigneurs exotiques, et plus d’une Anglaise sur deux sentait son cœur s’accélérer quand paraissait la haute et élégante silhouette du duc d’Edimbourg dans son uniforme d’officier de marine, de même que la grâce, le sourire et la parfaite élégance de la princesse Marina.

— Bon ! conclut Sa Seigneurie, il y a un monde fou et ils ont tous suffisamment à regarder pour ne pas s’occuper de nous !

— Je ne vous ai pas vu arriver. Comment avez-vous disposé vos troupes ?

— La Rolls paternelle a amené Mme de Sommières, lady Sargent et ma mère. Moi, j’ai pris – et je conduis – celle de mon père...

— Le duc ne vient pas ? C’est à peine croyable ?

— On ne fait pas toujours ce que l’on veut, ma chère Mary. Sa Grâce s’est réveillée avec une fluxion dentaire qui a doublé le volume de sa joue gauche. Conclusion, le dentiste, et naturellement il est au désespoir, mais j’avoue que je ne suis pas mécontent...

— Vous n’avez pas honte ?

— Pas du tout ! Il a certaines tendances à m’observer qui pourraient se révéler gênantes. Enfin, Finch a pris l’une des voitures passe-partout du garage pour rejoindre son poste avec Mlle du Plan-Crépin !

— Bravo ! applaudit Mary, vous avez réussi à vous mettre son nom dans la tête. On peut dire que cela n’a pas été sans mal ! Et où est Finch maintenant ?

— Il a dû se garer dans un coin tranquille et plutôt discret qu’il a repéré, avant de déposer sa passagère pour qu’elle sache où est la voiture, et à présent ils ont dû rejoindre le gros de la troupe pour s’affubler en domestiques Tudor pur jus !

— Telle que je la connais, Marie-Angéline doit être ravie ! Elle adore se déguiser...

— Moi aussi, mais cela dépend des circonstances. En arrivant tout à l’heure, je ne me sentais pas vraiment à mon aise...

— Toujours vos prémonitions ?

— Oui. J’ai très mal dormi cette nuit ! Quant à vous, êtes-vous certain de retrouver le cottage où on les avait logés ? Ils se ressemblent un peu trop !

— Tout ce que je sais, c’est que c’est l’un des plus exigus... En attendant, suivons la foule ! C’est l’heure des discours, je présume...

Le château lui aussi avait revêtu ses atours de fête. Il y avait des fleurs partout, et les coins sombres, obligatoires dans une demeure de cette époque, étaient illuminés par des chandeliers portant de longues bougies azurées, la couleur des invités princiers. Le coup d’œil était féerique et Astor arborait un large sourire tant que l’on parcourait les salons où, la veille même, Mary Windfield avait fait accrocher le portrait de Nancy au beau milieu du plus grand.

— Magistral ! admira le nabab qui, sans laisser à Mary le temps de rougir, enchaîna : Et quel merveilleux diamant ! C’est le grand Sancy, je pense ?

— Votre Grandeur qui en arbore de si belles connaît nos pierres occidentales ? s’étonna Astor.

— Évidemment ! La plupart ne viennent-elles pas de chez vous, avant que l’on ne découvre les gisements d’Afrique du Sud ? Bien qu’il ne soit pas énorme, j’aime particulièrement celui-ci ! Et je pourrai, j’espère, l’admirer !

C’est là que la scène tourna au burlesque :

Comme tous les Astor présents à Londres, il y avait naturellement Ava. D’ailleurs, ne l’eût-on pas invitée qu’elle serait venue et, bien sûr, elle ne rata pas une si belle occasion de se manifester :

— Le malheur est qu’il n’est plus possible de l’offrir à l’admiration de Votre Grandeur. Il y a peu, le prince Morosini est venu se faire inviter ici et il est parti en l’emportant !

— Il l’a acheté ?

— Non. Il l’a volé !

Le nabab eut un haut-le-corps :

— Vous plaisantez, madame, je suppose ?

— Pas le moins du monde. Je lui avais commandé un diamant célèbre. Il a trouvé celui-là et il l’a pris, seulement il a préféré le garder pour lui...

— C’est impossible, voyons ! J’ai fait la connaissance du prince aux fêtes de Kapurthala dont le maharadjah est son ami, il y a quelques années, et je l’apprécie vivement. Une pareille accusation sur un tel homme est pure folie. Personne ne peut croire cela !

— Pourtant on le recherche, mais il doit se cacher...

— Voilà ! Ça recommence ! claironna la voix de l’Honorable Peter. Ce que cette brave dame oublie de dire, c’est qu’elle est allée droit chez lui pour se le faire remettre quand elle a appris le vol. On aurait pu l’arrêter pour recel...

— Et si nous laissions de côté cette triste affaire ? proposa Nancy. Rien ne doit gâcher notre joie de recevoir des hôtes aussi illustres. Passons à table, après quoi nous vous présenterons nos jardins...

Quand on y descendit, Peter coinça son ennemie entre deux orangers fleuris :

— Vous, la prochaine fois que vous recommencez ce numéro, menaça-t-il en pointant un doigt autoritaire sur son estomac, je vous dénonce comme commanditaire avec faux témoins tout le diable et son train, et on verra comment vous vous tirerez de là !

Envahis par une foule chatoyante, les jardins donnaient une impression de féerie. Les maîtres d’hôtel – les seuls en habits noir – et les « servantes » en costumes sillonnaient la masse des invités et veillaient à ce que nul ne manque de quoi que ce soit, aussi bien liquide que solide. Peter, tout en bavardant avec l’un ou l’autre, gardait un œil sur Marie-Angéline qu’il vit soudain s’arrêter auprès d’un petit cottage au toit crêté d’iris sous le prétexte d’ôter un caillou de son soulier et le regarder attentivement. Il la rejoignit aussitôt :

— Je jurerais que c’est ce que nous cherchons, souffla-t-elle.

— Qu’est-ce qui vous le dit ?

— Je ne sais pas, c’est imprécis. C’est comme une voix intérieure... Il se peut que je me trompe.

— Mes voix intérieures me disent à moi que vous pourriez avoir raison. Reste à savoir si la porte est fermée à clé...

— C’est sans importance, je sais ouvrir une porte close.

Elle devait en effet à Adalbert quelques utiles leçons de serrurerie, plus un petit matériel de poche bien pratique.

— Parfait ! Quand il fera nuit, débarrassez-vous de cette défroque encombrante, et allez vous cacher où vous pourrez. Sous un lit, par exemple. Moi, je vais prévenir Finch.

Celui-ci avait mis à profit le lunch et la visite intérieure du château pour en explorer à peu près tout le rez-de-chaussée et même une ou deux chambres, sans grand espoir d’ailleurs, les Astor ne pouvant en aucune manière se trouver mêlés à une histoire sordide. On ne pouvait guère leur reprocher leur passion des fantômes et l’espèce de religion qu’ils leur vouaient. Évidemment, ils avaient commis une erreur monumentale en prenant un parfait inconnu pour Aldo, mais comment le leur reprocher ? Le coup avait été préparé de main de maître !

Finch reçut l’ordre de rejoindre le cottage qu’on lui indiqua, mais auparavant d’approcher le plus près que possible, et dans le coin le plus discret, la voiture avec laquelle il avait amené Plan-Crépin. Il ne restait plus qu’à attendre le départ à la nuit des invités.

Par chance, il n’y avait pas de lune sinon un infime croissant qui éclairait chichement, mais le cœur de Marie-Angéline ne lui battait pas moins fort quand, après s’être assurée qu’elle était seule – le cottage était l’un des plus éloignés du château –, elle se débarrassa au bénéfice d’un épais buisson de rhododendrons de ses atours Tudor dont l’ampleur lui avait permis de dissimuler une jupe et un pull-over gris foncé, puis, armée d’une pochette contenant le cadeau d’Adalbert et une discrète lampe de poche, elle s’approcha de la porte qui, en dépit de ses ferrures Renaissance, ne lui opposa pas de difficultés.

Elle entra, tira les rideaux et alluma, ce qui lui permit de découvrir l’intérieur tel qu’il était apparu aux deux faux cinéastes : une pièce commune, une cuisine et deux chambres pourvues d’imposants lits à colonnes. Le tout dans un ordre parfait. Le feu était prêt à être allumé et il y avait des victuailles de base dans la cuisine, plus du whisky et du cognac dont elle s’adjugea une lampée afin de se remettre les idées en place.

Elle avait la bizarre impression que la maison avait un secret à lui révéler. C’était comme une présence invisible et pourtant certaine. Mais venue d’où ? Il n’y avait strictement rien qui puisse servir de cachette. Cependant, entendant des pas au-dehors, elle se glissa vivement sous l’un des lits à colonnes sous lesquels il y avait largement la place pour se cacher.