— C’est quoi, cette merveille ?

— Vous le saurez plus tard quand le Sancy sera retrouvé ! Et je ne comprends pas ce qui a pu vous faire croire que j’y étais pour quelque chose !

— Vous étiez bien dans le Kent, ces jours derniers ?

— Je ne le nie pas. Chez l’un de mes correspondants ! Et je ne vous dirai pas son nom parce que cela relève du secret professionnel...

— N’essayez pas de me raconter des histoires parce que je sais tout !

— Tout quoi ?

— Ce qui s’est passé. Vous êtes allé tranquillement à Hever où mes cousins – cette bécasse de Nancy surtout car elle brûlait de vous connaître – vous ont reçu. Vous y êtes resté la nuit... et vous êtes reparti avec le Sancy dans vos bagages. Bien sûr, ils ont été fort déçus...

— Ils m’ont vu, moi ?

— Naturellement, et ils ajoutent qu’ils ont été ravis... d’abord. Un peu moins ensuite, mais ça leur passera. On vous a fait visiter la maison – c’est là qu’a été élevée paraît-il une certaine Anne Boleyn que le roi de l’époque a d’abord épousée avant de lui faire couper la tête parce qu’elle n’accomplissait pas des prouesses au lit. On dit même que, certaines nuits, on peut rencontrer son fantôme avec sa tête sous le bras... Cela doit paraître bizarre tout de même !

— Vous l’avez rencontrée ? fit Lisa sur le ton de la conversation mondaine pour donner à son mari le temps de souffler, ce dont il la remercia d’un sourire.

— Moi ? Non. J’ai horreur de ce genre de rencontre ! Malheureusement, en Angleterre il y en a un peu partout ! Sauf chez moi ! Après la mort de mon époux, j’ai tout fait récurer de fond en comble et repeindre à neuf, mais la plupart du temps je vis à l’hôtel ! Vous devriez parler du diamant à votre beau-père. M. Kledermann est de leurs amis et il s’est rendu souvent chez eux ! Aussi...

— Il y était également quand le vol a eu lieu, puisque vol il y a ? coupa Aldo.

— Vous savez bien que non. Vous ne vous seriez pas emparé du diamant, lui présent. Je ne crois pas qu’il vous aurait aidé mais vous étiez seul au château.

— Et les Astor ont reçu en ami quelqu’un qu’ils n’avaient jamais vu ?

— Vous êtes célèbre, mon petit prince ! Il faut vous y habituer. Cela présente parfois quelques inconvénients. Quant aux cousins, ils sont très accueillants, vous savez. Et comme vous aviez un gros rhume – on dirait que vous l’avez toujours ! –, ils ont tenu à vous garder pour la nuit à cause du mauvais temps.

Ce fut le coup de grâce. Aldo resta sans voix. Cette histoire rocambolesque prenait des allures de cauchemar !

— Vous voyez que je sais tout ! enchaîna ledit cauchemar avec satisfaction. Je comprends que vous ayez envie de garder « mon » diamant encore un peu pour le contempler, mais cela ne serait pas raisonnable... Je le paie et...

— Mais je ne l’ai pas ! tenta de hurler Aldo qui n’obtint qu’un glapissement enroué. Je donnerais ma main gauche pour savoir qui est l’enfant de salaud qui s’est fait passer pour moi et qui l’a volé sous le nez de ses propriétaires ! Et surtout avec qui ces abrutis m’ont confondu !

Après avoir frappé trop discrètement pour qu’on l’entendît sous les mugissements furieux de Morosini, Angelo Pisani entra, portant une petite enveloppe contenant un billet plié en quatre qu’il remit à son patron. Celui-ci y jeta un coup d’œil surpris, le replia et le mit dans sa poche. À sa stupéfaction, Lisa vit l’ombre d’un sourire éclairer le visage mal rasé de son mari :

— Il y a longtemps que j’ai remarqué qu’en écoutant aux portes il arrivait que le Saint-Esprit vous souffle quelques bonnes idées ! Voulez-vous déjeuner avec nous, lady Ava ?

— Mais je..., fit-elle, interloquée.

— Vous êtes descendue au Danieli, je suppose ?

— Oui, mais c’était pure précaution. Au cas où vous auriez voulu le garder encore un peu. J’aurais préféré de beaucoup ne pas m’attarder et repartir tout de suite avec mon diamant...

— Pour la énième fois, je ne l’ai pas. Mais nous pourrions envisager de vous mettre à sa recherche ? Alors vous acceptez ?

— Que je... ? commença-t-elle, de plus en plus désorientée.

— Parfait. Pisani va vous accompagner et retournera vous chercher. Moi, il est temps que je me rende présentable...

Le programme ainsi arrêté et Ava repartie avec Angelo, Lisa explosa :

— Tu n’es pas malade d’inviter cette folle ? Elle est capable de n’importe quoi pour se procurer ce fichu diamant !

— Moi aussi, figure-toi ! Aussi tu vas te mettre illico presto à la recherche de ton père. Il faut qu’il m’emmène au plus vite à Hever Castle. Lui connaît très bien les Astor. Ils sauront au moins qu’ils ont eu affaire à un imposteur ! Je ne supporte absolument pas que l’on me prenne pour un voleur !

— On dirait que tu as un sosie quelque part ? remarqua Lisa avec un sourire rêveur. J’aimerais assez le voir...

— Moi aussi... Mais pour lui casser la figure. Qu’il me ressemble, je l’admets puisque, selon les bruits, nous aurions chacun notre sosie dans le monde, mais que l’on y ajoute mon nom pour en faire mauvais usage, ça, je ne l’admettrai jamais ! Moi, je vais prendre un bain...

— Un bain ? Et ta bronchite ?

— Ma bronchite ? Au diable ! J’ai surtout besoin de me sentir propre !

Il toussota, renifla, s’appliqua une main sur le front pour en tester la température... qui était redevenue normale, et la légère migraine avait elle aussi disparu !

— Et voilà ! conclut Lisa. Ça recommence ! Qu’une aventure quelconque se pointe à l’horizon...

— Il ne s’agit pas d’une aventure quelconque ! Il s’agit de mon honneur, de ma réputation, du nom que tu partages avec moi, princesse ! Ça devrait t’inciter à plus de respect, chipie !

— Oh ! Et j’imagine qu’il faut te préparer une valise et des vêtements chauds ?

— Très juste ! Je pars cette nuit après avoir fait de mon mieux pour dégoûter Ava de ce magnifique diamant. Cela signifie que je vais t’aider à la supporter jusqu’à ce soir...

Lisa était à deux doigts de piquer une colère : cela se devinait au pincement de ses narines.

— ... À propos, c’est quoi, cette lettre que tu as fourrée dans ta poche ?

— Ce n’est pas une lettre, mon cœur ! Juste un billet d’Adalbert qui est venu me chercher.

— Adalbert ? Mais il est où, celui-là ?

— Dans le placard aux balais !... Dans l’arrière-cuisine ! Pisani ira déjeuner à la cuisine avec lui !

— Et pourquoi pas avec moi ? C’est l’homme que j’aime le plus au monde... après Papa et toi, tout de même ! Elle prend une drôle de tournure, ton histoire. Comment comptez-vous quitter Venise cette nuit ?

— Zian nous emmènera à Mestre avec le Riva... pour l’instant je n’en sais pas davantage.

— Comme tu voudras ! soupira Lisa. Encore un détail : si j’ai Papa au téléphone, je lui dis quoi ? En tenant compte du fait que les écoutes téléphoniques fonctionnent assez facilement ici ?

— Mmmm ! Que Tante Amélie est malade, moi aussi, et que tu souhaiterais qu’il aille aux nouvelles au parc Monceau !

Cette fois, Lisa fit la grimace :

— Je n’aime pas les mensonges de ce genre ! Il arrive assez souvent que cela se change en réalité... et j’aime beaucoup Tante Amélie !

Ému par la tristesse qu’il perçut dans la voix de sa femme, Aldo la prit dans ses bras :

— Moi aussi, mon cœur, tu le sais bien !...

Les mains noyées dans l’opulente chevelure d’un si joli blond vénitien, il caressa des lèvres les beaux yeux d’une si rare teinte violette. Suivit un baiser aussi peu conjugal que possible. Qui fit rire la jeune femme :

— C’est un miracle ! Tu vas vraiment mieux ! Va te raser ! Tu piques !... Au fait ! Quel rôle m’as-tu réservé pour les jours à venir ? L’épouse au foyer attendant le retour du guerrier ?

— Comme si tu ne savais pas ?

— D’accord ! Je partirai pour Vienne dès que je serai certaine que tu as quitté Venise sans problème. Et, à propos de problème, qu’est-ce que je fais d’Ava ?

— Rien du tout ! J’espère avoir réglé la question avant ce soir ! L’important est de ne pas la perdre de vue jusqu’à ce qu’elle reprenne le Simplon ce soir. Tu penses bien qu’elle n’a pas dû prévoir un long séjour : venir ici, prendre le diamant et filer le plus vite possible par le train qui part ce soir.

Sur ce, il se dirigea vers l’escalier en sifflotant son ariette de Mozart sous l’œil mi-soulagé, mi-courroucé de sa femme momentanément à court d’arguments. Aurait-elle jamais le dernier mot avec cet incroyable personnage auquel sa vie était liée depuis un nombre d’années qu’elle se refusait à compter, préférant commencer le décompte à la double apparition d’Antonio et d’Amelia, ses jumeaux. Une chose était certaine, il était l’homme des résurrections soudaines : revenu d’Angleterre à moitié moribond, elle pouvait maintenant l’entendre parler tout seul en faisant couler un bain – chaud de préférence ! – dans lequel il allait mijoter en fumant sans doute une ou deux cigarettes. Aucune force au monde ne pourrait l’empêcher de se lancer dans une aventure probablement dangereuse, tandis qu’elle se ferait un sang d’encre en attendant de problématiques nouvelles. Et le pire était qu’elle n’aurait pas voulu d’une autre vie et qu’un Aldo pantouflard, tiré à quatre épingles et partageant son temps entre son fastueux cabinet de travail, son magasin aux trésors, les achats en salle des ventes ou chez des particuliers, un emploi du temps réglé, immuable, sans décoller de Venise et où, tous les soirs, on irait jouer les paons chez les uns ou chez les autres sous l’œil admiratif d’une brochette de bécasses subjuguées par sa prestance aussi bien que par ses belles histoires, lui aurait été très vite insupportable. D’un autre côté...

L’exquise ariette du magicien de Salzbourg ayant fait place au robuste chant des « Montagnards » émaillé de fausses notes – c’était l’une des particularités d’Aldo : il sifflait juste mais chantait faux –, elle le rejoignit dans la vaste salle de bains où régnait un épais brouillard parfumé à la lavande anglaise Yardley. Habituée, elle alla s’asseoir sur le bord de la baignoire :

— Et si, pour une fois, tu m’en racontais un peu plus ? L’arrivée d’Adalbert sur la pointe de ses grands pieds ne me dit rien qui vaille.

— En toute franchise : à moi non plus, en dehors du fait qu’en sa compagnie tout devient possible. Même l’invraisemblable ! Tout ce que m’apprend le papier qui est dans la poche de ma robe de chambre est que, par extraordinaire, l’illustre Ava ne cultive pas le conte de fées. Les 55 carats du Sancy ont bel et bien disparu d’Hever Castle et c’est moi que la renommée accuse du vol...

— La renommée, la renommée... elle a bien un nom ?

— Lord Astor of Hever en personne. J’aurais été me présenter à lui en invoquant son amitié avec ton père. Reçu comme il se doit, je serais reparti en emportant le précieux trésor familial. Voilà pourquoi il faut que tu me trouves ton père à tout prix !

— Tu risques d’être arrêté ?

— On va le savoir, mais j’imagine que oui, étant donné les précautions dont s’est entouré Adalbert. Alors, en attendant que je disparaisse cette nuit, on garde Ava sous surveillance, après quoi, demain matin, tu lui remettras un mot lui donnant rendez-vous quelque part. On va en décider avec Adalbert.

— Il a eu lieu quand, ce vol ?

— Il y a trois jours... et tu sais aussi bien que moi que j’étais justement en Angleterre où j’ai attrapé cette crève qui m’a mis sur les genoux.

— Or, bizarrement, ton client non seulement ne t’avait pas appelé en urgence, mais il n’était même pas chez lui ! Évidemment, reste la distance entre les deux châteaux...

— Celui de lord Allerton est à vingt kilomètres d’Hever ! Conclusion ?

— Évidente pour le premier imbécile venu ! Donc...

— Donc, va me chercher Adalbert !... Il m’a déjà vu tout nu, il n’en perdra pas la vue... et envoie-nous du café !

— Encore ! Tu viens d’en avaler un litre après du chocolat !

— Il faut que je retrouve mes forces. Le chocolat, c’est pour le corps, et le café, pour l’intellect !

— Subtil distinguo ! On dirait que tu progresses à vue d’œil !

Elle sortit juste à temps pour éviter l’éponge mouillée qu’Aldo lui lançait à la tête...

Un instant plus tard, Adalbert Vidal-Pellicorne s’encadrait dans le chambranle de marbre, sa haute silhouette un peu dégingandée toujours élégamment vêtue dans le style décontracté, et ses cheveux blonds mêlés de gris dont une mèche indisciplinable retombait au-dessus d’un œil bleu dont l’innocence dissimulait une ruse de chef sioux. Il considéra son ami d’un œil sévère :