Chaque matin, donc, il envoyait Finch aux nouvelles, et vers le soir il venait « prendre le thé », quand l’heure approchait où l’errant était censé se chercher un asile pour la nuit, car selon le pendule Aldo était toujours vivant... Le reste du temps, il le dépensait près du téléphone, avec une remarquable simplicité, prêt à filer au moindre appel, prêt à se mêler à n’importe quelle foule ou à expédier Finch accommodé dans le même esprit. Tous deux avaient passé des heures devant le portrait d’Aldo au point d’en connaître chaque trait par cœur avec, comme il se devait, l’aide d’Adalbert.

Celui-ci avait eu d’ailleurs une excellente idée : Finch avait tiré une série de photos sur lesquelles toutes sortes de transformations avaient été portées avec barbe, moustache, cheveux plus ou moins longs sous des couvre-chefs plus ou moins misérables comme il en pullulait dans les bas quartiers. L’aide de Mary avait été précieuse pour réaliser ces montages. Non seulement elle le connaissait parfaitement, mais son œil et son pinceau magiques réalisaient des merveilles, stimulée par le mot incroyable : vivant !

Une première piste leur avait été fournie presque par hasard dès le second jour pendant une exploration générale de la Tamise : le dock Sainte-Catherine, près de la Tour de Londres, qui n’était pas vraiment le plus guenilleux. Là accostaient les grands navires venus du bout du monde, apportant leurs charges de thé, d’indigo, de bois exotiques, de parfums, de houblon pour la bière, de nacre ou de marbres.

— Cela pourrait s’expliquer. N’oublions pas que toute une flopée de dockers, de clochards, de tire-laine et aussi de mendiants y grouille...

— De mendiants ! avait souligné Plan-Crépin avec une amertume que Mary avait aussitôt corrigée :

— Soyons logiques ! Selon ce que vous a dit Botti, il serait dans une noire misère, sans un sou en poche : il faut bien qu’il se nourrisse ! Alors...

— Pardonnez-moi ! Je suis sans doute encore trop néophyte...

Finch qui connaissait Londres comme sa poche – ayant vécu jadis une « période difficile » – s’était précipité et avait sillonné le dock la nuit entière. En vain ! Le lendemain, le pendule ne l’indiquait plus... et ne signalait pas d’autre piste, sinon la mention de la vie persistante...

— Il aura peut-être emprunté une barque, à la fois pour y dormir et se laisser glisser vers l’aval...

— Dangereux ! coupa Peter ! On l’aurait retrouvé, car nulle part ailleurs la police fluviale n’est mieux faite qu’à Londres et ils ont des as dont le roi est sans se tromper le sergent Worraby. Dans celle de la Cité ou la Métropolitaine qui ne se défendent pas trop mal, aucun ne vient à la cheville de Worraby ! Surtout, d’ailleurs, pour repérer les noyés ou qui menacent de le devenir, et cela parce qu’il éprouve une véritable passion pour son métier. Il ne conçoit rien de plus séduisant que la Tamise nocturne, ses docks et ses eaux lourdes à l’odeur de vase épaisse et tenace...

— Oui, mais ça, Morosini ne le sait pas ! dit Mary.

— Il se peut, mais à y réfléchir, je me demande si tomber dans les mains de Worraby ne serait pas la meilleure solution pour lui. C’est un policier essentiellement humain et compréhensif. Au moins, il serait bien traité et pourrait attendre sereinement que Kledermann remette les choses en ordre !

— Et ça se passera comment, quand lord Astor aura retiré sa plainte ? s’enquit Mary.

— Oh, le plus facilement qui soit. Ce sera proclamé à travers le royaume ! Une immense publicité si vous voulez et, où qu’il soit, il sera mis au courant et n’aura plus qu’à sortir de son trou !

Or il advint l’impensable et ce fut un coup de téléphone de Lisa qui les en informa. Furieux, bien entendu :

— J’ai reçu un télégramme de mon père. Il a aussi télégraphié à lord Astor pour qu’il fasse cesser ce scandale, et ce misérable – il n’y a pas d’autre nom ! – a répondu qu’il avait accueilli mon époux, que c’était bien lui, qu’il était reparti avec le Sancy et qu’il ne retirerait pas sa plainte tant qu’il n’aurait pas récupéré son diamant ! Que faut-il faire ?

— Rien ! répondit Mary. Attendre qu’il rentre et, face à face, ce ne sera peut-être plus la même chanson. En attendant, essayer de retrouver Aldo !

— Mais il est peut-être déjà trop tard ?

Sa voix tremblait à cause des larmes qui l’encombraient, ce qu’entendant, Marie-Angéline prit l’appareil :

— Je suis certaine qu’il vit toujours !

— Mais comment ?

— Je vous expliquerai après ! Il est important que vous restiez en contact avec votre père ! Vous avez compris ?

Au bout du fil, la voix changea. Mme von Adlerstein avait pris l’appareil :

— Oui ! Soyez tranquille de ce côté-là. Je veille sur elle. Avez-vous des nouvelles de France ?

— D’hier : le grand patron de la Sûreté française, grâce à qui on a pu joindre M. Kledermann, met en branle toutes les autorités pour obtenir satisfaction. Il est certain que la résistance d’Astor ne doit pas lui plaire ! D’autant plus qu’elle est incompréhensible, mais on lui fait confiance.

Difficile, en effet, de révéler que les « autorités » annoncées se réduisaient sans doute au discret mais sans aucun doute efficace agent que Langlois avait annoncé son intention d’infiltrer à Hever Castle. L’attitude plus que surprenante de lord Astor – un homme irréprochable pourtant ! – devait le confirmer dans son initiative.

— Et nous, conclut Peter, on continue !

Ce jour-là, d’ailleurs, il apportait une bonne nouvelle qui, si elle n’adoucissait guère la déception, était tout de même un peu réconfortante : après une légère dispute avec Finch, Adalbert avait déclaré qu’il entendait rejoindre l’unité combattante, que cela plaise ou non. Ses forces étaient à présent suffisantes pour qu’il puisse se lancer dans les rues.

— Il faut le laisser faire ! assura Plan-Crépin – après consultation du pendule. Non seulement il peut le reconnaître sous n’importe quelles frusques, mais son amitié le rend capable de le flairer à la façon d’un chien de chasse !

Encore fallait-il se rendre sur le « terrain de chasse » sans attirer l’attention, et cela, c’était le domaine de Finch. Il acheta à son nom la voiture la plus modeste qu’il pût marchander, et on se lança dans la première expédition. La nuit venue, il embarquait Adalbert, vêtu plus que sobrement, et Marie-Angéline, pratiquement invisible à force de discrétion. Mais bien entendu armée du pendule.

— Je vous emmène où ? questionna-t-il.

— Il serait quelque part du côté de White Chapel, mais ça a l’air pas mal embrouillé...

— Ça le serait même en plein jour ! L’un des quartiers les plus misérables et les plus populeux de Londres...

— Des plus mal famés aussi, précisa Peter, depuis les exploits de Jack l’Éventreur. Même sous le soleil, ce qui est rare, ce n’est pas facile de ne pas s’y perdre. Alors la nuit !

— Quand on se cache, on n’est pas difficile ! commenta Adalbert. Nous l’avons un peu exploré jadis, avec Aldo, en courant sur les traces de la « Rose d’York ». Il est vrai que nous avions un guide des plus pittoresque et froussard comme il n’est pas possible, mais bien utile. La plupart de ses discours, il les empruntait à Shakespeare. Physiquement, c’était un petit bonhomme au corps replet avec la tête d’un épagneul mélancolique.

— Quel était son métier ? interrogea Mary.

— Il était – en principe ! – journaliste et faisait les « chiens écrasés » à l’Evening Mail, mais il ne se débrouillait pas mal avec les quartiers pourris !

— On ne sait jamais, il pourrait peut-être servir ? pensa tout haut Plan-Crépin.

Ce n’était pas l’avis de Peter :

— Un journaliste, en face d’un pareil scoop ? La gloire et la carrière assurées ? Vous rêvez, chère amie !

— Vous avez sans doute raison ! soupira-t-elle en se promettant d’en toucher un mot au pendule.

Pour le moment celui-ci indiquait White Chapel, et c’est là qu’on allait !

Histoire de se rendre compte de ce que cela donnait de jour et en dépit des protestations de Mary, elle était allée s’y promener comme une domestique qui a eu des malheurs, surveillée par Finch accommodé dans le même style, et ce qu’elle avait découvert l’avait effrayée en dépit de son courage.

Elle se faufila dans les méandres d’un monde misérable. La foule encombrait une étroite ruelle encore rétrécie par les étalages volants où s’agitaient des vendeurs haillonneux vantant à grand bruit leur triste marchandise, linge effrangé, vêtements plus ou moins usagés, chaussures éculées, savates, couvre-chefs variés aussi repoussants que possible : tout se vendait... même des montres, luxe inouï, sans doute chapardées dans un quartier cossu.

Des femmes, crottées jusqu’au ventre, affublées de casquettes d’homme et serrant autour de leurs épaules des châles mités, discutaient les prix à grand fracas, ne s’interrompant que pour flanquer des taloches à des gamins dépenaillés aux doigts déjà agiles. Et des ruelles comme celle-là, on en comptait des dizaines, suivant un « tracé » délirant dans lequel il n’était pas évident de s’y reconnaître de jour. Alors qu’est-ce que cela devait être la nuit sous le vague éclairage des lampes à acétylène accrochées ici ou là ? Pourtant, avant qu’elle ne plonge dans ce bourbier, le pendule – qu’il ne pouvait être question d’exhiber – avait, avant le départ, signalé la présence d’Aldo dans un certain périmètre, mais elle n’aperçut personne présentant la moindre ressemblance... et comprit qu’elle-même pouvait être en danger quand Finch, surgissant de nulle part, envoya d’une bourrade, dans la poussière, une matrone qui prétendait explorer ses poches, et entraîna Marie-Angéline au pas de course.

Pourtant, au logis, le pendule confirmait qu’il fallait chercher de ce côté.

— Il faut à tout prix que j’y aille ! gronda Plan-Crépin, les dents serrées, et qui s’en voulait parce qu’elle devait admettre qu’elle avait peur.

Peur, elle ? La descendante de ces gens qui, pour s’en aller délivrer le tombeau du Christ, traversaient des déserts et des terres hostiles jusqu’à Jérusalem – mais la cause était sainte et le combat glorieux ! Rien à voir avec ce qu’elle avait découvert aujourd’hui, cet amoncellement de taudis, ces ruelles sans tracé défini, ce dédale où le danger accompagnait chaque pas ! Et pourtant Aldo y survivait !

Elle évoqua Botti, et son conseil germa soudain dans son esprit : s’habiller en garçon. Pauvrement vêtue, sa chevelure bâchée d’une de ces larges casquettes irlandaises comme on en voyait partout. Finch qui ne la quitterait pas, la partie devenait beaucoup plus jouable, mais on se gardait bien d’en parler à Mme de Sommières... et à lady Clementine donc !

Or les protestations les plus violentes vinrent des hommes :

— Pourquoi Finch et pas moi ? s’indigna Adalbert. Vous pensez que, pendant ce temps-là, je vais rester benoîtement ici à regarder les aiguilles de ma montre ?

— J’en ai autant à votre service ! renchérit Peter. Il vous faut absolument une escorte solide ! Vous l’aurez ! la création théâtrale a toujours été l’une de mes passions et je peux parfaitement ressembler à autre chose qu’à une gravure de mode ! En outre, je vous rappelle – discrètement ! – que Finch est sous mes ordres !

Et l’on établit le plan de campagne suivant : Finch et sa voiture emmèneraient ses trois passagers à peu près normalement habillés jusqu’aux abords immédiats du lieu de White Chapel désigné par le pendule, portant tous les trois des manteaux noirs et amples cachant leurs déguisements... et des culottes pour Marie-Angéline et son pendule. Là ils chercheraient un coin retiré pour y dissimuler la voiture dans laquelle d’ailleurs Finch resterait, faisant confiance au sens de l’orientation de son maître pour le rejoindre sans peine. Arrivés à cet endroit, ils abandonneraient les manteaux, se coifferaient de casquettes et partiraient en chasse, armés, en ce qui concernait l’élément masculin, et Plan-Crépin deviendrait un garçon comme les autres.

— Mais enfin, se révolta-t-elle, la police ne vient jamais mettre son nez dans ce cloaque ?

— Elle fait un effort de temps en temps mais cela ne représente qu’une partie de l’East End. Ses enclaves de Wapping, Mile End, Limehouse – le quartier chinois – sont aussi dangereuses les unes que les autres. Jadis on y avait accumulé les fabriques nauséabondes comme les tanneries, les déchetteries, même les poissonneries, l’exode rural y a multiplié pendant plus d’un siècle un grand nombre de pauvres gens et d’étrangers venus d’un peu partout, y amoncelant les bouges de plus en plus sordides pour en venir à ce que nous affrontons. Naturellement, l’épouvantable histoire de l’Éventreur n’a rien fait pour rehausser la réputation...