— J’ai pourtant entendu dire qu’il arrivait à des gens convenables de s’y aventurer...
— C’est surtout sur Chinatown et singulièrement Limehouse parce que le jeu clandestin y fleurit... et puis il existe des « patrons » qui en tirent des revenus aussi souterrains que confortables, et on n’envoie pas la police tuer la poule aux œufs d’or, même si c’est la pire misère qui les pond !
Le ton soudain grave de l’Honorable Peter ne se discutait pas.
— Toujours quand nous cherchions la Rose, reprit Adalbert, songeur, on a – si j’ose dire ! – exploré un endroit au bord de la Tamise où on jouait un jeu d’enfer. Ça s’appelait le « Chrysanthème Rouge »...
— Il s’appelle encore ainsi, même si le propriétaire d’alors s’est suicidé et si l’on a ramassé les cadavres de deux de ses sbires parmi les déchets de l’île aux Chiens. Ce n’est donc certainement pas là qu’il veut se diriger !
— L’île aux Chiens ? Le pendule en est assez éloigné. Il s’orienterait plutôt de ce côté-là ! fit Marie-Angéline en indiquant un endroit sur la carte.
— Le territoire de l’Éventreur ! Pas tellement étonnant, il flanque la frousse encore maintenant à des tas de gens et, de ce fait, c’est l’un des plus misérables.
On décida que Finch garerait sa voiture dans le recoin le plus obscur de Berner Street où l’on avait retrouvé l’une des victimes du monstre. Si dans la journée il inspirait une curiosité malsaine, de nuit c’était une véritable terreur, comme les autres lugubres sites de ces meurtres sauvages.
— Pas peur des fantômes, Finch ? taquina Adalbert qui, durant sa maladie, avait appris à apprécier ce serviteur silencieux, doué, à l’instar de son Théobald, de multiples talents.
Enfin, la nuit venue, on prit le départ sous le regard angoissé de Mary que ses propres dons de médium, moins puissants que ceux de Plan-Crépin mais cependant appréciables, faisaient vivre dans la crainte. L’équipement garçonnier de son amie parvint à lui arracher un sourire :
— Il faudra que je vous peigne ainsi affublée ! Ne fût-ce que pour égayer notre pauvre marquise qui ne possède, elle, aucun talent de médium en dépit de sa vaste intelligence.
— Ah, mais on peut être un médium sans le savoir et complètement crétin ! répondit-elle sans y penser. Ce n’est pas le même processus ! Et c’est déjà un bon point de savoir de quel côté chercher... Consultez les cartes pendant ce temps-là !
Adalbert ronchonna :
— Ça suffit, les causeries ! Il est l’heure de partir !
On s’installa dans la voiture qui attendait à demi cachée par une statue. La nuit était sombre et humide, avec des écharpes de brouillard. Adalbert réitéra sa question à Finch :
— Vous ne m’avez pas répondu, Finch ! Vous n’avez pas peur des fantômes ?
— Pas plus de ceux d’ici que de ceux d’Hever Castle. Ils sont pitoyables plus que méchants, et les vivants sont bien plus redoutables.
— Mais vous y croyez ?
— Comme tout bon fils d’Albion et, par exemple, comme Sa Seigneurie elle-même !
— C’est vrai, Peter ?
— Mais évidemment que c’est vrai ! Et mon regret est de ne pas en avoir assez rencontré... et même pas rencontré du tout, bien que les châteaux de mon ducal père en soient squattés par une bonne demi-douzaine. Qui ne m’intéressent guère, d’ailleurs ! Ceux qui m’attirent, ce sont les femmes. Jolies de préférence ! Ainsi je donnerais cher pour être mis en présence d’Anne Boleyn, assez belle pour faire divorcer un roi, détacher l’Angleterre de Rome et bouleverser le pays de fond en comble, mais avec cet âne d’Astor, je n’ai jamais réussi à me faire inviter à passer une nuit au château. La perte de son fichu diamant est en train de lui faire perdre le sens des réalités !
— Et vous voudriez la voir... même si elle transporte sa tête sous son bras, ce qui ne doit rien avoir de séduisant !
— Je suis sûr qu’elle doit faire une morte merveilleuse ! conclut-il avec âme...
Pendant ce temps on avait roulé, faisant honneur au sens de l’observation de Finch car, à mesure que l’on approchait de l’East End, le brouillard s’épaississait ; un de ces brouillards troués par les cornes de brume et le pâle halo des réverbères. Assez pour inquiéter le chauffeur muni d’ailleurs d’une boussole.
— Il ne manquerait plus que je nous perde ! mâchonna-t-il.
— Rassurez-vous, on est dans la bonne direction, assura Plan-Crépin qui avait sorti son pendule... caché jusque-là dans son soutien-gorge.
— Vous l’avez emporté ? s’inquiéta Peter. Et si vous vous le faites voler ?
— Je le tiens solidement, n’ayez crainte ! Quant à l’étui à cigarette en or, je l’ai remplacé par une petite photo d’Aldo.
Bien heureusement, le brouillard s’effilocha en écharpes de brume comme l’on venait de franchir le canal. En même temps, le remugle d’une vieille tannerie vint offenser leurs odorats :
— Nous arrivons ! triompha Finch. On va rentrer dans Berner Street totalement déserte à l’exception d’un chat.
Il rangea la voiture dans l’endroit prévu où elle était quasiment invisible et l’on se dépouilla des manteaux. Plan-Crépin consulta son guide d’améthyste, qu’elle promena sur la photo :
— C’est par là ! dit-elle en indiquant un boyau noir entre deux bâtisses à demi en ruine.
Et après avoir recommandé à Finch la prudence, on s’enfonça dans les ténèbres vers des lieux plus fréquentés. Très fréquentés même ! À l’exclusion des endroits où le sang des malheureuses femmes avait coulé avec leurs entrailles, White Chapel était presque aussi vivant de nuit que de jour, comme si, en se rassemblant, sa population minable tentait de se protéger de coups invisibles.
Des filaments de brume déchiquetée flottaient ici et là, à cause de l’humidité pénétrante venue du fleuve quand il faisait froid. Les explorateurs regrettèrent leurs manteaux, mais le jeu devait être joué comme on le pratiquait ici. Une rixe éclata soudain, mais personne ne s’en mêla, pas davantage quand le vaincu se releva pissant le sang par le nez et vomissant des injures avant de se diriger vers un caboulot chichement éclairé qui devait être pour ces malheureux l’équivalent du Ritz.
— Allons voir ! murmura le faux garçon. Il ne devrait pas être très loin.
Son cœur battait quand même la chamade en franchissant le seuil en si mauvais état qu’elle faillit s’étaler.
— Moi d’abord ! fit Adalbert entre ses dents et en la doublant... Salut la compagnie !
Plutôt minable, la compagnie, mais ils s’y intégrèrent facilement. Pour quelques pennies ils eurent une mauvaise bière devant laquelle Plan-Crépin s’interdit d’évoquer un chocolat bouillant... Remarquant un jeune garçon qui regardait son verre avec avidité, elle le poussa vers lui :
— Prends-le ! J’en ai pas vraiment envie ! J’aimerais mieux une tasse d’eau chaude...
— Fallait le dire, grogna le patron, mais l’eau chaude, ça s’paie !
— Oh, ça va ! grinça Adalbert en lançant une piécette sur le comptoir crasseux. Donne-lui sa flotte et qu’on en parle plus ! Fait bougrement mauvais ce soir...
— Fait mauvais tous les autres soirs pour nous autres...
Tandis que les hommes échangeaient quelques propos avec le tenancier, Marie-Angéline – rebaptisée Marc ! – s’intéressait à son obligé. Il avait un accent d’Europe centrale et n’avait sûrement pas plus de dix-huit ans.
— Pourquoi t’es là, dans ce trou pourri, alors que t’as toute la vie devant toi ?
— Où veux-tu qu’j’aille ? J’suis tout seul...
— Justement, va à la campagne ! T’es maigre mais pas si mal bâti ! tu trouv’rais à t’placer comme garçon d’ferme ? Et au moins tu mang’rais tous les jours à ta faim !
— C’est pas facile d’sortir d’ici une fois qu’on y est rentré ! On s’habille avec des loques et on vit dans la misère. Ou alors, ajouta-t-il tout bas, faut appartenir à une bande, et ceux-là sont impitoyables ! Un crime de plus ou de moins, ça compte ? Le type qu’on a éjecté c’te nuit en sait quelque chose !
— Quel type ? demanda-t-elle alors que son cœur manquait un battement.
— Un pauv’gars qui déambulait par ici depuis quelques jours. Seulement il était trop gentil... et surtout y causait pas comme nous ! Un des chefs de bande a décidé que c’était sûrement un espion... et tout à l’heure j’l’ai vu embarquer. Pour où ? J’en sais rien. Note, ils auraient pu le tuer mais ils ont préféré s’en débarrasser en l’jetant ailleurs. Faut quand même prendre des gants, des fois qu’il appartiendrait à la police. Lui arrive d’avoir des réactions brutales à la rousse, quand elle pique une rogne...
Le regard angoissé de « Marc » rencontra celui d’Adalbert qui ne put s’empêcher d’enchaîner :
— Y r’essemblait à quoi, ce mec ?
— Difficile à dire ! Grand s’il s’était pas t’nu voûté, plus tout jeune ! Des ch’veux et d’la barbe partout ! J’vois rien d’autre ! Ah si, les yeux ! Ça change pas, la couleur des yeux ! Ça pâlit dans la maladie, c’est tout !
— Et les siens étaient ?
— Bleu clair... tirant sur le vert.
— On pose trop de questions ! souffla Peter à Adalbert.
Et, de fait, le patron commençait à s’intéresser à eux peut-être plus qu’il n’aurait fallu, et d’ailleurs apostrophait le jeune homme :
— Te mêle donc pas de c’qui t’regarde pas ! Et vous, si vous êtes cuités, foutez le camp ! Toi surtout, l’gars au tarin pointu ! T’es curieux... comme une bonne femme !
— Oh, ça va, protesta-t-elle languissamment. Quand on va au bistrot, c’est pour s’en boire un coup et s’changer un peu les horizons ! Sinon la borne fontaine suffirait ! et pour c’que c’est marrant ici !
— D’accord mais moi j’vous ai assez vus ! Alors on s’tire ! Sauf toi, Slobod. Tu me tiens compagnie encore un moment !
En se retrouvant dans la rue obscure, Plan-Crépin était au bord des larmes :
— C’est lui, j’en suis sûre ! On l’a manqué de peu ! C’est fichu pour cette nuit ! Rentrons !
Ils regagnèrent Berner Street sans réelle difficulté – le crime odieux qui la marquait en faisait un peu sa publicité... – mais en se relayant pour vérifier qu’ils n’étaient pas suivis. En rejoignant Finch, on rejoignit aussi les manteaux, et ceux-ci furent les bienvenus car tous étaient frigorifiés. Idem pour le retour chez Mary où, nantis du chocolat chaud évoqué tout à l’heure avec quelle nostalgie, on lui raconta comment s’était passée cette première exploration.
— En tout cas, constata-t-elle, et même si vous ne ramenez pas Aldo cette nuit, vous l’avez manqué de peu et le pendule de Botti me paraît fiable à cent pour cent ! Il nous dira demain où on l’a emmené.
— Et si c’est dans la Tamise ? évoqua Adalbert, vous croyez qu’il saura indiquer à quel endroit ?
— Sans aucun doute tant qu’il sera vivant ! répondit-elle en caressant avec une espèce de tendresse le bel étui d’or gravé.
— Mais après ?
Marie-Angéline posa la question rituelle et la réponse fut celle qu’elle espérait :
— Toujours vivant !
11
Nuit sur la Tamise
Depuis qu’il s’était endormi dans le cottage d’Hever, Aldo avait l’impression d’avoir été précipité tout droit dans un enfer, un enfer glacé comme seul Dante avait pu l’imaginer...
Il s’était d’abord réveillé couché sous une couverture, à l’arrière d’une voiture roulant à vive allure. Sur les sièges avant, deux hommes lui tournaient le dos et discutaient... de lui !
— Tu parles d’un truc ! disait l’un. Ç’aurait pas été plus simple de lui filer un coup d’surin et d’l’expédier à la baille ?
— T’as rien compris. Ce que veut le patron, c’est en premier de le déshonorer.
— Drôle d’idée ? Pourquoi ?
— Qu’est-ce que j’en sais ? Ce sont les ordres ! Après seulement il s’en débarrassera.
Soudain la voiture s’arrêta :
— Tiens ! Un bistrot, dit l’un d’eux. J’boirais bien un café, moi ! Surtout qu’y fait pas chaud !
— D’accord, mais faudrait peut-être qu’on l’attache ?
— Avec la dose qu’il a eue ? Va dormir comme ça jusqu’à destination.
Les portières claquèrent. Les deux hommes s’éloignèrent. Alors Aldo releva la tête qu’il avait un peu vaseuse. Il ne comprenait rien à ce qui lui arrivait mais une idée surnageait : fuir ! Et le plus vite possible !
Vivement, il ouvrit la portière, se glissa à terre en dérangeant le moins possible la couverture, réussit à refermer sans faire de bruit, se laissa aller et faillit crier : la route était au bord d’un terrain en assez forte pente sur laquelle il roula jusqu’à ce qu’un bosquet d’arbres et un épais buisson l’arrêtent, non sans lui faire mal. Cependant il retint son cri : là-haut la voiture redémarrait. Les truands ne s’étaient aperçus de rien.
"Le vol du Sancy" отзывы
Отзывы читателей о книге "Le vol du Sancy". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "Le vol du Sancy" друзьям в соцсетях.