— Même un ami comme Kledermann ? Il pourrait au moins le croire quand il lui certifie que son gendre n’y est pour rien ?
— C’est ça, la malédiction des pierres célèbres. Parent, ami, on ne croit plus personne. Que l’on retrouve le diamant et il tombera dans les bras du cher banquier, disant qu’il n’en a jamais douté ! Vous pariez ?
— Certainement pas, ma chère amie ! soupira Clementine. En attendant, que pourrions-nous faire pour aider ce que l’on peut appeler l’équipe de secours qui se dévoue vingt-quatre heures sur vingt-quatre dans des conditions plus que difficiles ?
— Je vais demander audience au roi ! Je sais qu’il n’a pas des pouvoirs très étendus mais il est... le roi ! Et il pourrait peut-être calmer les ardeurs guerrières du nouveau patron de Scotland Yard ! Un policier émérite, sans doute, frais revenu des Indes, mais cela n’explique pas la hargne qu’il met à poursuivre Morosini. Et il n’est pas Premier ministre, que je sache !
— Si ceux qui le protègent lui assurent la confiance de George VI, vous allez perdre votre temps, Caroline ! Ça, pour vous recevoir, il vous recevra, car il sait quelle femme vous êtes...
— Et si vous pouviez m’obtenir l’honneur de vous accompagner, madame la duchesse ? proposa soudain Mme de Sommières, je pourrais l’implorer d’entrer en contact avec la France et, surtout Pierre Langlois, le directeur général de la Police judiciaire, qui l’éclairerait sur bien des choses ?
— On peut toujours essayer... à condition que ce soit vraiment ce Langlois qui lui réponde réellement !
La marquise devint plus pâle si c’était possible.
— Vous ne voulez pas dire que l’on oserait...
— Eh si ! C’est bien ce que ma remarque signifie ! Avec le gouvernement que nous avons en ce moment et dont je vous avoue, non sans honte, qu’il n’y a guère lieu d’être fiers, on peut s’attendre à tout ! Ces gens n’oublient pas que notre cher souverain est un grand timide par nature !
— Mais pas la reine ! s’écria Clementine. Elle est énergique, forte, et comme il l’aime profondément il l’écoute !
— Vous avez entièrement raison et là on tient une chance, intervint la duchesse. S’ils étaient en ville, nous serions déjà en train de galoper sur le chemin de Buckingham Palace sans que personne puisse nous en empêcher, mais, à cette heure, ils sont à Balmoral, et d’ici là on pourrait nous mettre des bâtons dans les roues ! C’est loin !
— À qui pensez-vous en disant « on » ?
— Si seulement je le savais ? N’importe, l’idée est excellente et je vais faire en sorte de la réaliser au plus vite... mais sans vous, madame !
Mme de Sommières, vexée, demanda :
— Pourquoi sans moi ? Il me semble...
— Ne soyez pas fâchée et écoutez-moi. Je crois pouvoir assurer sans me vanter que je suis une amie d’Elizabeth et les portes du palais me sont grandes ouvertes... Parce que c’est normal ! Ce le serait moins avec vous car immédiatement il se trouverait quelqu’un pour poser une question !
— Vous avez tout à fait raison ! Pardonnez ma réaction.
— Ce n’est rien. Mais à propos de question, Clementine, avez-vous enfin des nouvelles de votre époux ?
— Oui. Il est en train de rentrer et je l’attends sous peu !
— Enfin une bonne nouvelle ! Vous connaissez le colonel Sargent, je suppose, madame de Sommières ?
Ce fut Clementine qui répondit :
— C’est en Égypte que nous avons fait connaissance et où nous nous sommes liés d’amitié ! Sir John appréciait beaucoup son neveu. Cela me ferait une peine énorme s’il avait changé d’avis et ajoutait foi à cette accusation de vol !
La duchesse se mit à rire :
— N’ayez aucune crainte ! C’est l’un des hommes les mieux renseignés de la planète... mais je n’en dévoilerai pas plus ! Surtout, racontez-lui l’histoire dès qu’il arrivera, Clementine. Je suis persuadée qu’elle le passionnera ! Et qu’il pourrait y fourrer son nez ! En attendant, il faut que je me débrouille pour voir la reine ! Courage, madame, ajouta-t-elle pour la marquise. Mon petit doigt me dit que les choses pourraient s’arranger !
Sur la Tamise nocturne, Adalbert et Peter faisaient force rames, aiguillonnés par la distance qui se rétrécissait peu à peu :
— Il y a plusieurs courants dans le fleuve, expliquait Sa Seigneurie avec satisfaction. On a dû tomber sur le bon du premier coup ! Un vrai coup de chance !
— Ça c’est un mot qu’il ne faut jamais dire tant que l’on n’a pas encore atteint son but ! intervint sévèrement Marie-Angéline. J’ai entendu dire qu’il y avait aussi des tourbillons ! Alors conservez votre souffle et souquez ferme !
— Ce que vous pouvez être désagréable quand vous vous y mettez ! ronchonna-t-il, douché. Alors que c’est plutôt agréable de vous fréquenter. Mais elle a raison, Peter !
Il n’en dit pas davantage. Un incident imprévu survenait devant eux. Soudain furieuse, Plan-Crépin jura :
— Dieu du Ciel ! Je le perds !
— Quoi ?
— Il n’est plus devant nous ! Il a dû tomber sur l’un des tourbillons en question. Je savais ce que je disais, qu’il ne faut jamais parler de chance avant la victoire !
Le pendule en effet venait de s’immobiliser... et les cœurs des trois poursuivants en firent autant, puis il s’agita dans tous les sens comme pris de folie.
— Cessez de ramer quelques instants ! Il faut que je le retrouve !
Marie-Angéline sortit le morceau de plan qui correspondait à cette partie du fleuve, une discrète lampe électrique qu’elle confia à Adalbert et commença à balayer la région sans que le petit guide se décidât à opter pour une nouvelle direction.
— J’espère que ce machin ne lui a pas fait faire demi-tour ? hasarda Adalbert.
— Ce n’est pas impossible, le renseigna Peter. La barque n’est pas lourde et il doit être incapable de la maîtriser.
Muette pour le moment, Plan-Crépin avait peine à empêcher sa main de trembler. Plusieurs instants s’écoulèrent qui ne durèrent guère, pourtant il leur parut un siècle avant qu’elle ne s’écrie :
— Non. Il n’a pas fait demi-tour. Je viens de le repérer et il va toujours dans le bon sens... seulement c’est maintenant plus proche de la rive droite et ça ne va pas faire l’affaire de Finch ?
— On tâchera de le rejoindre après ! L’urgent, c’est de récupérer Aldo !
Elle indiqua la bonne direction et ses compagnons se remirent à ramer avec plus d’énergie que jamais, après s’être craché dans les mains en accord avec les vieilles traditions, et pour du beau travail, ce fut du beau travail ! L’embarcation volait presque sur les flots, incontestablement l’écart diminuait. On approchait, on approchait et bientôt le petit bateau fut en vue. La victoire, leur victoire était devant eux ! Encore quelques efforts, et Aldo serait dans leurs bras et on en mettrait un bon coup pour descendre l’estuaire vers le point où ils avaient donné rendez-vous à Kledermann, équipé, lui, d’un puissant moteur grâce auquel on atteindrait sans perdre de temps la prairie discrète où son avion devait déjà les attendre.
Encore quelques coups de rame ! Le bateau sans conducteur était à présent à leur portée.
On y était et Adalbert retint le cri de triomphe au moment de sauter à bord.
Seulement, la barque était vide...
La déception était si rude qu’il leur fallut un instant pour réaliser. Où était-il ? Que s’était-il passé ? Le bateau ne s’était pourtant pas retourné quand il avait été pris dans le tourbillon : il le serait encore ? Aurait-il été repéré par un ennemi et suivi ? Prostrée, Marie-Angéline n’osait même plus interroger son pendule...
La voix soudain dure et étranglée, Adalbert ordonna :
— Ce n’est pas l’heure de flancher. Il faut savoir ! Posez la question, bon Dieu !
— Je n’ose pas !
— Alors posez-la autrement ! Il a été enlevé ?
— Non !
— Il est peut-être tombé à l’eau, avança Peter.
Marie-Angéline parut ressusciter. Le pendule bougeait :
— C’est ça ! On dirait qu’il est toujours vivant !
— Pourquoi, on dirait ?
— Parce que dans l’élément liquide le pendule n’est pas aussi performant que sur terre !
— Mais Aldo est vénitien ! C’est un homme de la mer et il nage comme un poisson.
« À condition d’être en forme ! pensa Peter et ce ne doit pas être le cas. »
Cette fois, Plan-Crépin posa la question et la réponse lui arracha un cri de joie.
— Oui ! Il faut le retrouver et dare-dare !
On fit demi-tour, mais remonter la Tamise était plus pénible que de la descendre et, en contemplant son immensité, Adalbert sentit le cœur lui manquer. Comment retrouver Aldo dans cet univers mouvant ?
La joie de Plan-Crépin fut de courte durée et se changea peu à peu en sanglots : le pendule faiblissait, faiblissait :
— Il est en train de se noyer !
— Et nous allons vivre le pire cauchemar de notre vie, murmura Adalbert. Apprendre à Tante Amélie, à Lisa, aux enfants qu’ils ont perdu ce qu’ils ont de plus cher !
Ce n’était en aucun cas ce genre de nouvelle que l’on attendait chez les Sargent. Sir John s’était annoncé pour le lendemain, et sa femme comme d’ailleurs la marquise l’attendaient avec impatience...
Sachant la haute position – plutôt secrète – qu’il occupait au Foreign Office et dont ceux que Lisa appelait le « gang d’Aldo » avaient pu se faire une idée en Égypte lors du drame déchaîné par un prince féroce et un anneau de légende, les deux femmes mettaient tous leurs espoirs en lui.
Le teint plus « bois de rose que jamais », les cheveux et la moustache neigeux dans le plus pur style « armée des Indes », droit comme un I dans sa tenue de voyage coupée par un maître tailleur, l’ancien colonel du 17e Gurkha fut reçu par sa femme avec autant de sang-froid que s’il revenait d’une chasse à la grouse en Écosse et non d’un point quelconque du vaste Empire britannique.
— Vous allez bien, John ?
— À merveille ! Vous aussi, Clementine, à ce que je vois ! Madame la marquise de Sommières, infiniment heureux de vous revoir... et je n’aurai pas le mauvais goût de vous demander des nouvelles de votre famille. J’en sais très suffisamment sur cette vilaine affaire que je considère comme une tache sur l’honneur de l’Angleterre.
— Pensez-vous y mettre bon ordre, John ?
— Évidemment, Clementine ! Il ferait beau voir que je laisse en l’état une telle monstruosité ! Et cela par la faute d’une femme que j’ai toujours considérée comme une véritable calamité. Je ne comprends pas d’ailleurs qu’on puisse lui permettre de se livrer aux pires turpitudes sans la mettre au moins à l’index !
— Elle vient de trouver son maître, ou plutôt sa maîtresse. La duchesse Caroline s’en est chargée au cours d’un bal somptueux. Caroline arborait alors une magnifique copie du Sancy et Ava est tombée droit dans le piège. Nous n’y avons pas assisté étant donné la conjoncture, mais Peter nous a tout raconté. Ce fut une exécution capitale dans toute sa splendeur. Caroline l’a carrément chassée de chez elle et fait savoir à ses amis qu’il leur faudrait désormais choisir entre sa présence et celle de cette femme !
— Je n’ai aucune peine à imaginer de quel côté a penché la balance de la haute société. Je n’en suis pas moins étonné par les réactions des Astor. Voilà longtemps qu’ils auraient dû procéder eux-mêmes à l’expulsion. De tout temps cette mégère a été indigne d’eux. C’est peut-être un reste d’attachement au sang américain face aux Anglais. Les années pourtant ont coulé depuis la guerre d’Indépendance... et ce sont des gens très bien !
— Alors pourquoi avoir refusé de retirer sa plainte devant Kledermann qu’il connaît depuis si longtemps ? Il ne voit qu’une chose : on lui a pris son diamant ! dit Mme de Sommières avec amertume. N’eût-il pas été plus élégant de s’associer à lui pour le retrouver ?
— C’est l’un des plus beaux du monde ! remarqua paisiblement Clementine. Et je commence à comprendre que les pierres exceptionnelles peuvent rendre fou ! Pour en arriver à s’en prendre au prince Morosini, il faut l’être ! Et pas qu’un peu !
— On est un homme ou on ne l’est pas, Clementine. À présent, faites-nous servir une coupe de champagne ! Ou bien la circonstance après une aussi longue absence ne le mérite-t-elle pas ?
— Mais il n’attendait que vous ! Pouvons-nous savoir quels sont vos projets ?
— D’abord, rendre compte de ma mission à qui de droit ! Ensuite... permettez que je n’en dévoile rien ! Voilà des mois que vous ignorez tout de moi. Quelques heures de plus ne devraient pas être insupportables ?
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