Il appartenait à la Fluviale depuis vingt-cinq ans et exerçait naturellement de nuit. De jour, c’était l’enfance de l’art que repérer un objet insolite flottant paresseusement en surface. Mais la nuit ? Célibataire endurci, Worraby se souciait fort peu de son avancement. Il n’avait pas besoin d’argent et ne concevait pas d’horizon plus séduisant que sa Tamise, ses quais mouvementés, ses docks, ses odeurs, ses relents de vase épaisse et tenace, et ses eaux lourdes qui recélaient pour lui toutes les fascinations de l’inconnu.

Tout cela avait fini par doter Worraby d’une sorte de sixième sens, et les jeunes policiers qui faisaient leur apprentissage avec lui prétendaient qu’il possédait un radar personnel pour détecter les noyés. Alors qu’on ne remarquait rien d’anormal, le sergent, parcourant du regard une étendue d’eau apparemment déserte, ordonnait de foncer droit sur un certain point connu de lui seul. Les apprentis suivaient avec plus ou moins de bonheur les directives de leur chef qui ne leur ménageait pas ses encouragements, usant en virtuose d’un vocabulaire direct et coloré. En fait il connaissait son fleuve comme on connaît sa maison ou le chemin de son bureau. Tous ses aspects, toutes ses particularités lui étaient familiers : ses remous, ses tourbillons, ses eaux mortes, ses différentes profondeurs et tous les recoins où la marée haute pouvait déposer un corps que la marée basse s’efforçait ensuite de récupérer.

Pour le sergent, le problème était simple : il fallait arracher ses noyés à la Tamise, leur donner une sépulture, afin de leur éviter d’errer lamentablement entre deux eaux pour réapparaître inopinément en plein jour et dans les endroits les moins souhaitables : par exemple au flanc d’un yacht ou d’un paquebot au moment de l’embarquement des passagers...

Quand cela arrivait, il s’informait de l’heure exacte et, sans prendre la peine de consulter l’annuaire des marées qu’il connaissait par cœur, il déclarait que le noyé venait d’un endroit précis du fleuve, était tombé à l’eau à tel ou tel endroit... et ne se trompait pratiquement jamais !

La nuit où Aldo avait disparu, l’air était frais et la brume qui flottait sur la Tamise menaçait de se transformer en brusque brouillard, assez rare d’ailleurs à cette époque de l’année. Au bord de sa vedette, Worraby et ses deux acolytes, Bill Wall et Tom Carpenter, patrouillaient, remontant le fleuve en direction de Waterloo Bridge sans se presser. La marée dont le coefficient était faible approchait de l’étale. Assis à l’avant, sous le roof, Tom Carpenter tenait la barre. À l’arrière, Worraby inspectait l’eau. Les deux garçons bavardaient. Worraby y mêlait de temps en temps son grain de sel puis se penchait de nouveau pour inspecter la nuit...

Soudain, il fit claquer ses doigts :

— Lumière, Tom !

Le projecteur fixé sur le toit de la vedette s’alluma et son pinceau balaya au milieu de cette immensité noire et brumeuse un point presque précis :

— Il y en a un là ! Foncez, que diantre !

— Tu vois quelque chose, toi ? chuchota Tom.

— Rien du tout ! Un vague reflet peut-être ?

— Lui voit et ça doit suffire ! Ça va lui faire un exploit de plus !

En approchant, ils virent un homme. Enfin probablement, puisque le chef le disait ! Celui-ci d’ailleurs bramait :

— La gaffe ! Encore un malheureux qui en a eu marre de la vie. D’après ce que je distingue, ça a l’air d’être un pauvre type ! Laissez-moi passer !

En posant un pied sur une banquette et l’autre sur le plat-bord, Worraby brandit d’un geste majestueux son bras droit armé de la gaffe... Malgré son âge et son poids, le sergent était encore agile et ses mouvements n’avaient rien perdu de leur précision. Du premier coup, le crochet de la gaffe agrippa ce qui ressemblait à une ceinture façonnée d’un bout ce corde et le tira vers l’embarcation en prenant grand soin de ne pas faire basculer le corps.

— Y a peut-être pas très longtemps qu’il est là ? avança Tom, mais le sergent fit la moue :

— M’a l’air en sale état ! De toute façon la règle est la même pour tout le monde : faut le ramener au poste !

Le moteur vrombit, la vedette manœuvra et fonça vers le poste de secours, tandis que Worraby, penché sur le corps, tentait les gestes de premiers secours, sourcils froncés. On l’entendit marmonner :

— C’en est peut-être fallu de peu... Et encore ! Rien de sûr !

Jamais Mme de Sommières n’avait passé une si bonne nuit ! Toute la presse proclamait l’innocence du prince Morosini, mais sir John Sargent ne comprenait pas pourquoi le héros ne s’était pas encore présenté et pensa qu’il était peut-être trop bien caché pour être seulement au courant. C’est alors que, s’étant rendu à la police de la Cité pour une affaire personnelle, il entendit vanter – un peu sur le mode jaloux – le nouvel exploit du « repêcheur de noyés ».

— Et un triomphe pour Worraby ! Et un repas de moins pour les poissons de la Tamise ! C’est pas possible, il n’est pas fait comme tout le monde, ce type !

— On sait qui c’est ?

— Pourquoi le saurait-on ? On a parlé d’un clochard ! Est-ce que ça a un état civil, un clochard ? Un pauvre mec de plus qui en aura eu ras le bol de la vie ! C’est la fosse commune qui l’attend !

Inquiet malgré tout mais sur le ton de la simple curiosité, le colonel s’enquit de l’endroit où l’on mettait les « clients » de Worraby et on lui indiqua la morgue d’un des hôpitaux du fleuve. Il s’y rendit tout droit, demandant à voir le corps :

— Ah, c’est pas chez nous qu’il faut chercher mais dans l’une des salles communes. Il paraîtrait que Worraby et son grand nez ont fait coup double. Son client n’était pas tout à fait froid !

— Qu’est-ce que vous dites ? Vous en êtes sûr ?

— Remarquez, c’est peut-être une question de minutes parce qu’on a mis du temps à le ranimer et il est loin d’être au mieux de sa forme...

Sargent ne l’écoutait plus et dégringolait vers les longues salles lugubres où s’alignaient des lits, cherchant le « rescapé de Worraby ».

— Le numéro 49, là-bas au bout !

L’instant suivant, sir John se penchait sur une couche semblable à toutes les autres donc impeccable de propreté, où un homme barbu, aux yeux clos, respirait avec difficulté. Il sursauta et réclama une ambulance d’urgence « pour emporter cet homme sans perdre une minute à la clinique du Pr Wilberforce » !

— Si quelqu’un peut le sauver, c’est lui, mais il faut faire vite !

— Le grand spécialiste des poumons ? Et qui va payer ?

— Ne vous inquiétez pas pour cela ! Il sera payé et plutôt deux ou trois fois qu’une ! Le clochard de Worraby, c’est le prince Morosini !

À peine deux minutes plus tard, une ambulance, sirène hurlante, emportait Aldo vers la vie si Dieu en avait décidé ainsi ! Quant au sergent Worraby, il avait réussi l’exploit de sa vie !

Il fallut faire garder la clinique luxueuse afin d’éviter qu’elle ne soit envahie par les journalistes.

— Oh, n’ayez crainte, il vivra ! assura Adalbert pour l’édification de Peter, dès qu’on sut la nouvelle. Il a une veine incroyable et trouve le moyen de survivre après les pires catastrophes... Par exemple, atteint d’une balle dans la tête, elle a raté le cerveau d’un cheveu. Grâce aussi aux doigts d’or d’un jeune chirurgien de Tours !

— Si c’est cela, vous pouvez faire confiance au Pr Wilberforce ! Il consulte dans le monde entier.

— Si vous le dites, Peter !

L’aventure qu’ils vivaient depuis l’affaire d’Hever Castle avait donné naissance à une véritable amitié entre ces deux-là. En fait, le cadet des Cartland était à présent adopté par toute la famille, et si en serrant la main d’Aldo qui ne lui avait pas ménagé ses remerciements alors que l’autre main reposait dans celles d’une Lisa radieuse il avait éprouvé un pincement au cœur – n’était-il pas secrètement amoureux d’elle alors qu’il jouait auprès de Mary les amoureux transis et un peu naïfs, porteurs chaque jour d’un petit présent pour justifier la tasse de thé quotidienne ? –, il avait, en vrai gentleman, admis loyalement qu’auprès d’un tel homme il ne pouvait peser lourd et devait se contenter de l’amitié, ce qui, après tout, n’était déjà pas si mal que cela !

Quelqu’un, naturellement, avait découvert le secret de ce cœur virginal, et c’était sa mère. Caroline avait accordé elle aussi grand accueil à la tribu Morosini pour évoquer l’agréable moment qu’elle avait passé chez eux à Venise.

— Vous nous l’avez rendu au centuple le soir où vous avez chassé Ava Astor de votre réception à la face de tout Londres.

— Et croyez-moi, il n’y a pas une foule d’amateurs pour la ramasser ! dit Peter en riant. J’en connais même un nombre impressionnant à qui ce camouflet a causé un vif plaisir !

— Elle s’est attiré trop d’ennemis pour qu’il en soit autrement, commenta Plan-Crépin – on dînait ce soir-là chez les Sargent. Personnellement je lui aurais volontiers tordu le cou mais il semble qu’elle ait disparu de la circulation ?

— Elle a fait la seule chose possible pour elle afin de donner aux gens le temps d’oublier le drame ; pris le premier paquebot pour New York. Là, quand on s’appelle Astor ou associé, on vous pardonne tout... ou presque ! Grand bien lui fasse ! conclut la duchesse.

En attendant la fin du traitement et passé la phase hospitalière, on avait réintégré avec enthousiasme la belle maison ancienne de feu le peintre Dante Gabriel Rossetti dont Adalbert était tombé brusquement amoureux, le jour où il en avait eu assez de fréquenter le Savoy. À l’origine, Aldo devait la partager, mais finalement Adalbert était resté le seul propriétaire. Au cours des années, la maison en avait vu de toutes les couleurs mais Adalbert, après avoir été sauvé du suicide par Plan-Crépin, avait décidé qu’il y demeurerait fermement attaché.

Adalbert s’était hâté d’y rappeler Théobald, son fidèle valet à tout faire, afin de retaper dare-dare le joyeux décor d’un jaune bouton-d’or où il faisait si bon dîner autour de la table ronde fleurie, placée près de la cheminée de marbre blanc.

Délirant de bonheur, Théobald était accouru avec armes, bagages... et casseroles, car ses talents culinaires n’étaient plus à démontrer et l’on avait fait bombance entre amis. Lisa s’était installée dans la chambre d’Aldo. Il n’y avait évidemment pas de place pour tout le monde et Mme de Sommières, ainsi que Plan-Crépin, réintégrée dans ses fonctions habituelles, demeuraient chez les Sargent. Voyant en cela une grâce particulière du Seigneur, cette dernière avait même découvert, dans les environs de la propriété, un modeste couvent catholique qui lui permettait de retrouver les joies de sa quotidienne messe de 6 heures, les copines de son club de bavardes en moins. Mais ce n’était que partie remise et elle se délectait en pensant à tout ce qu’elle aurait à raconter.

Seule Mme von Adlerstein ne s’était manifestée que par écrit. C’était dans son caractère. Il n’y avait déjà que trop de publicité autour de cette affaire et, en outre, cela aurait incité les enfants à poser des questions embarrassantes autant qu’inutiles.

Vindicatif, Moritz Kledermann n’avait pas cherché à renouer avec cet Astor qui l’avait si fort déçu. Il s’était borné à lui transmettre par le biais de son secrétaire :

« Si je trouve votre trésor, il vous sera rendu. Il est impensable qu’un passionné de joyaux ne déplore pas une perte si cruelle mais ne m’en demandez pas plus ! Vous auriez pu faire confiance à mon amitié ! »

En attendant, la gratitude de Morosini pleuvait sur ceux qui la méritaient et singulièrement son sauveur, le sergent Worraby, qu’il était allé remercier, féliciter de son incroyable flair, et auquel il avait offert une copie conforme de sa chère vedette.

Pour en finir avec le banquier, il n’avait pas renoncé à ses propres recherches et confié à son gendre que, chacun rentré chez soi, il avait bien l’intention de retourner au Brésil où il avait une bonne piste pour les émeraudes de Cabral.

— Et vous, quels sont vos projets ? demanda-t-il, ce qui lui valut l’un des plus séduisants sourires d’Aldo :

— Faire mon métier comme avant ! Après la grande soirée chez le duc de Cartland que préparent Caroline et Peter afin de célébrer notre retour à la vie normale, nous allons rentrer à Venise, y donner nous aussi une fête avec tous les amis et reprendre les joies de la vie quotidienne.

— La chasse aux merveilles du passé ?

— Seulement dans le cadre parfois agité mais sans péril des salles des ventes, voire des ventes privées...

— Plus d’expéditions lointaines dans le style Kledermann en Amazonie ?