— Après ce qui vient de m’arriver ? Vous voulez rire. Pas de destination plus lointaine que Paris, et principalement l’hôtel de Sommières. Lisa prétend qu’on ne devrait jamais quitter Venise !

— Elle n’a pas tout à fait tort. Cela lui vaudra au moins, à elle, une vie plus tranquille !

— Dire que je n’en aurai plus envie serait un gros mensonge, surtout avec Adalbert, mon vieux compagnon de voyage, qui lui-même est un peu fatigué de me raccompagner au logis pour y servir de « mot d’excuses pour absence trop lointaine et trop prolongée ». Pourtant il y a une dernière aventure dans laquelle j’aimerais me lancer !

— Et celle-là, soupira Plan-Crépin, j’ai peur que vous n’y résistiez guère si la moindre piste se présente ? La chasse au Sancy, n’est-ce pas ? Tant qu’il n’aura pas reparu, celui-là, vous ne vivrez pas tranquille !

— Essayez de me comprendre ! C’est l’un des plus beaux diamants du monde et je ne suis pas le seul qui souhaiterait mettre la main dessus ! Malheureusement on n’a pas le moindre bout de piste !

— Pourquoi ne le chercherait-on pas en Amérique ? proposa Peter, ce serait le plus logique, surtout sachant qu’Ava est capable de tout ! Et d’ailleurs, pour quelle raison ne bénéficierions-nous pas des nouveaux et si rares talents de Mlle du Plan-Crépin ? Sans elle, nous n’aurions jamais retrouvé vos traces, prince !

— C’est vrai ? Vous voilà médium, Angelina ? Pourquoi ne brancheriez-vous pas vos pouvoirs tout neufs sur le diamant ? Il doit émettre de sacrés rayonnements, celui-là ?

— Ce serait déjà fait si je possédais un témoin pour diriger mes recherches. En outre, je crains d’avoir perdu mes pouvoirs !

— Vous désespérez trop vite, intervint Mary. J’ai lu hier dans un journal français que Botti aurait repris ses consultations après une absence plus brève qu’on ne le craignait ! Téléphonez-lui, il doit avoir une réponse à votre problème !

Ce qu’elle fit sans plus tarder. Deux heures plus tard, elle volait vers Paris en compagnie de Mary qui ne voulait pas la laisser voyager seule et afin de ne pas fatiguer Mme de Sommières qui avait grand besoin de repos. Enfin, le soir même, toutes deux sonnaient à la porte de la rue Campagne-Première. Après avoir présenté à Botti la grande journaliste Mary Windfield, Marie-Angéline retrouva avec bonheur l’impression réconfortante de sa première visite quand, assises en face de lui, elle glissa sa main dans les siennes, toujours aussi chaudes, et que son regard se perdit dans ce qui ressemblait de plus en plus à un ciel semé d’étoiles.

— Dites-moi tout ! ordonna-t-il doucement. Vous auriez perdu vos pouvoirs ? Vous entre toutes ?

— C’est une sensation épouvantable !

— Je sais, mais il doit être possible de vous les rendre. Racontez-moi ce qui s’est passé depuis la dernière fois !

Il l’écouta attentivement puis observa :

— Quand vous partiez en expédition, vous n’emportiez pas, je suppose, votre témoin en or massif ?

— Non, bien sûr, c’eût été trop dangereux ! Un objet de cette valeur !

— Quoi alors ?

— Ce que vous m’aviez vous-même conseillé, une photo d’Aldo !

— Alors prenez une reproduction aussi fidèle que possible de la pierre. Personnellement, je penche pour les États-Unis. Oh, je sais, le pays est immense et l’exploration des cartes à peu près irréalisable, mais vous avez la foi.

— Ne pourriez-vous nous aider ?

— En m’y rendant aussi ? Peut-être, pourquoi pas ? Une pierre, vous devez vous en douter, n’émet pas les mêmes radiations qu’un être humain, sinon la chasse au trésor aurait fait florès depuis longtemps, mais la dose de malfaisance de l’individu qui la convoite ne manque pas de puissance. C’est là-dessus qu’il faut miser. Ainsi un portrait de cette Ava par exemple ? Vous, Mary, avez tout ce qu’il faut pour cela. Faites-en un pour vous et un pour moi ! outre que ce ne sera pas un paiement royal... mais vous devriez être un très bon conducteur car je sens que vous n’aimez pas cette femme !

— Qui l’aimerait ? À part elle-même.

— Justement, la haine attire la haine à la façon d’un aimant, et si l’on y ajoute les traînées de sang laissées par l’objet au cours de l’Histoire !...

— Parfait ! exulta Plan-Crépin. Quand partons-nous pour New York ?

Angelo Botti eut un geste apaisant :

— Rien ne presse et mieux vaut laisser un peu de temps au temps ! Au moins à une artiste de renom, celui d’exécuter deux chefs-d’œuvre de plus !

— Quelle merveille ! s’exclama Mary devant La Madone à la grenade. On savait peindre à l’époque ! Il est vrai que tout le monde ne s’appelait pas Botticelli !

— Grâce à Dieu, il y a aussi de grands peintres de notre temps ! Puis-je me permettre de demander à quoi vous pensiez ?

— Si on m’avait dit un jour que je reproduirais les « traits » sublimes de cette bourrique d’Ava Astor ? C’est vraiment indispensable ? Vous savez que cela va être pour moi la pire des pénitences ?

— Pourtant, ce faisant, vous rendrez peut-être à vos amis si chers le plus appréciable des services ?

— Pourquoi ? Tout rentre dans l’ordre à présent et chacun chez soi ? intervint Marie-Angéline.

Il se rapprocha d’elle et baissa la voix de plusieurs tons :

— Surtout ne réagissez pas ! Tout n’est pas réglé pour tout le monde !

Un filet d’eau glacée coula dans le dos de la jeune femme :

— Je me doute naturellement de ce que tous nos ennemis ne sont pas abattus et que certains s’acharnent. La sagesse ne serait-elle pas de rapatrier tout le monde à Venise, et ce soir même ?

— Avant la soirée d’au revoir que donne la duchesse de Cartland ? Je me demande si la précaution ne serait pas plus dangereuse. Songez donc ! Le roi, la reine, la Cour au grand complet... et Morosini triomphant qui s’en irait sans prévenir ?

— S’il existe encore un danger, il faudrait peut-être au moins avertir sir John Sargent ?

— Il existe toujours des dangers, petits ou grands ! Morosini revient de loin, certes, mais il a trouvé ceux qu’il fallait pour l’en sortir ! Au surplus, une vague impression n’est qu’une vague impression, chère amie ! Et les hommes sont faillibles !

Il n’empêche que ni Plan-Crépin ni Mary n’étaient tranquilles en rentrant en Angleterre. Mary, pour sa part, avait trouvé le « grand homme » rien de moins que rassurant. S’il existait encore une menace, qu’il le dise, bon sang ! Et qu’on n’en parle plus ! Aussi convoqua-t-elle son ami et amoureux platonique, l’Honorable Peter, l’homme aux menus cadeaux quotidiens et au five o’clock tea, pour lui confier ses soucis. Il se mit presque en colère :

— C’est à moi qu’il va avoir affaire s’il persiste dans cette direction, votre grand homme ! Allez lui dire que, chez nous – sauf cas Ava ! –, on ne pratique pas les chausse-trappes et que, quand on donne une fête en l’honneur de quelqu’un, il en revient plutôt content et ne souhaite que recommencer. Mais après tout, réflexion faite, ce monde est tellement tordu qu’il est préférable de veiller au grain et je vais en toucher un mot à ma mère ! Quant à vous, essayez de vous faire belle !

— Ne le suis-je pas suffisamment ?

— Que si ! Mais encore plus belle !

— Comme... Lisa, par exemple ! Personne ne peut la surpasser, n’est-ce pas ?

Il y avait encore pas mal d’innocence dans le cœur candide de Peter. Il rougit comme une belle pivoine, confirmant ainsi glorieusement ce dont l’œil d’artiste de Mary avait bien cru s’apercevoir : il jouait à la perfection, auprès d’elle, les amoureux transis, mais c’était de Lisa dont il était éperdument amoureux... et elle le plaignit de tout son cœur. Face à Aldo, il ne pouvait peser lourd !

Le grand soir était arrivé. Chez Adalbert, les Sargent et à peu près toute la haute société, chacun se préparait, et si le Sancy manquait toujours à l’appel, les joyaux sortis des coffres et des écrins avaient de quoi faire rêver plus d’une femme sans compter les hommes, et n’était point besoin pour cela qu’ils soient célèbres.

Dans leur chambre, Aldo agrafait au cou gracieux de Lisa le haut collier de chien de diamants, d’aigues-marines et de perles qu’il aimait particulièrement parce qu’il faisait chanter l’éclat de sa peau, de ses épaules nues, de sa somptueuse chevelure d’un rare blond doré cuivre, sur l’arrière de laquelle des pierres assorties au collier formaient une sorte de petite couronne. De minces cercles des mêmes gemmes entouraient l’un de ses bras alors que l’autre restait nu, se contentant en fait d’ornement de la grosse émeraude qui avait été sa bague de fiançailles. La longue robe légèrement traînante était de velours noir.

Quand il eut achevé de parer sa femme, Aldo la prit dans ses bras pour lui donner un baiser passionné... qu’elle lui rendit avec usure.

— Je t’aime ! Tu ne peux pas savoir comme je t’aime ! Quand j’étais si loin de toi, tu n’imagines pas ce que j’ai souffert de ton absence ! J’en venais à penser que tu n’avais été qu’un rêve ! Le plus beau de tous... mais un rêve impossible !

Les yeux emplis de larmes qu’elle levait sur lui étaient aussi pleins d’amour et ils renouèrent leur étreinte. Ce fut ainsi que les trouva Adalbert et il resta un instant à les contempler :

— Vous vous direz la suite au retour ! Ce n’est pas galant de « faire sécher la duchesse » !

— Elle est belle, ma Lisa !

— Plus que cela encore... mais tu n’es pas mal non plus ! ajouta-t-il avec une moue appréciative en considérant la silhouette racée, la carrure athlétique et le beau visage aux tempes argentées de son « plus que frère » qui évoquait si bien pour lui toute la fierté de Venise.

Il y avait eu des doges chez les Morosini, et cela se sentait !

« Pauvre Peter ! pensa-t-il. Il aura du mal à s’en remettre ! Mais il ne manque pas de classe lui non plus. Il ne se mariera sans doute jamais, ce qui ne veut pas dire qu’il sera malheureux ! L’état de célibataire est le plus confortable qui soit, et j’en ai toujours été fort satisfait ! »

Parvenus devant ce qu’on aurait pu appeler le palais Cartland, à Mayfair, le coup d’œil était magique tant par l’éclat du décor que par la foule étincelante qui s’y pressait. Comme l’avait prévu Adalbert, Peter reçut Lisa en pleine figure, et la duchesse Caroline vint passer un bras compréhensif sous celui de son fils cadet :

— La reine de Venise, je suppose ? fit-elle, tendrement moqueuse.

— À nulle autre qu’à elle, le titre n’irait mieux ! soupira-t-il.

— Nous allons donc garder ce beau couple près de nous pour accueillir Leurs Majestés.

— Vous ne pensez pas que ce serait plutôt le rôle de mon père ? Il est duc, sacrebleu !

— Vous savez comment il est et, moi, je préfère de beaucoup avoir mes aises. Enfin ce n’est pas la première fois qu’il ne verra pas Leurs Majestés qui sont presque aussi casanières que lui, sauf exceptions ! Mais regarde un peu nos invités d’honneur ! Ils sont vraiment superbes ! dignes d’un tableau !

En fait de splendeur, le Titien n’eût pas fait mieux !

Abandonnant pour ce soir ses dentelles et ses émeraudes ou diamants préférés, Tante Amélie, impériale, arborait une manière de simarre cardinalice en faille à traîne d’un rare rouge profond, d’une coupe inimitable destinée surtout à faire valoir, non seulement ses admirables cheveux blancs, haut relevés sous un diadème et des boucles de diamants, mais surtout quelques-uns des plus beaux rubis du Mogol qui se puissent trouver, ce qui avait éveillé la curiosité d’Aldo qui ne les lui connaissait pas. Un discret applaudissement salua sa parfaite révérence au couple royal... qui d’ailleurs la connaissait déjà, la marquise étant sans doute la personnalité la plus marquante en Europe.

À son rang et en moins somptueux comme il se doit, Marie-Angéline du Plan-Crépin présentait l’image d’une dame d’honneur : une parure de belles perles, une écharpe assortie à la toge portée au creux du bras, gants blancs jusqu’aux coudes, en faisaient une suivante des plus présentables... qui avait laissé Peter pantois !

— Par les tripes d’Henry VIII, comme vous voilà belle !

— J’aurais préféré un terme de comparaison plus flatteur ! Henry VIII ! Pouah !

— Cela ne l’a jamais empêché d’être un homme de goût !

— Il avait surtout le goût du sang ! Alors, s’il vous plaît, laissez-le là où il est ! Il n’a que trop fait de bruit dans le monde !

Étant donné le nombre des invités, il n’y aurait pas de dîner. Des buffets, une nuée de serviteurs circulant à travers la foule faisant couler le champagne, les vins, le whisky... et même le thé pour les passionnés de la boisson nationale. À la satisfaction générale, c’était beaucoup plus sympathique qu’aligner les gens autour d’une immense table pour s’y ennuyer copieusement.