En présence du couple royal à qui l’on présenta les héros de la fête rétablis de la façon la plus flatteuse, on but à leur santé. Après quoi George et Elizabeth se retirèrent sur un bref discours à la grande satisfaction de Peter :

— J’adore Leurs Majestés mais les trucs officiels et moi... M’accorderez-vous une danse, princesse ? demanda-t-il à Lisa en rougissant furieusement.

— Toujours avec un vif plaisir quand c’est un ami qui m’en prie... et vous nous êtes devenu cher, Peter !

En regardant le jeune homme enlacer Lisa, Adalbert pensait qu’il devait vivre là « le » moment de sa vie et s’en alla inviter Plan-Crépin. Comme tout ce qu’elle faisait, elle dansait bien et, ce soir, elle était plutôt « réussie ». Il ne résista pas au plaisir de le lui dire puis ajouta :

— Contente de revoir la rue Alfred-de-Vigny ?

— Ah, là, là ! Vous n’imaginez pas ! Et aussi la messe de 6 heures à Saint-Augustin, les potins de quartier dont je régalais notre marquise en rentrant partager son petit déjeuner... et le délicieux café à l’italienne ! Ici, ils doivent le faire à l’eau de vaisselle ! Quant à vous, inutile de savoir si vous êtes content de réintégrer votre cher vieux bureau, votre bibliothèque, les pharaons et leurs pyramides ? Mais rien ne vaut le quartier Monceau... si ce n’est peut-être Venise ? À propos de vos projets, c’est quoi, le prochain ouvrage ? Un bouquin, un retour en Égypte pour renouer avec l’excitation des fouilles ?

Adalbert fit une affreuse grimace :

— Vous trouvez que cela ne suffit pas, les voyages, pour cette année ? Surtout dans de pareilles conditions ? Alors, et puisque nous sommes en Angleterre : Home sweet home.

Après un court silence, Marie-Angéline murmura sur le ton de la confidence :

— Depuis le début de ce drame, je me pose une question... Et je ne peux la poser qu’à vous... ou à notre marquise, mais je craindrais de me faire rembarrer...

— Laquelle ? Vous voilà bien sombre tout à coup ?

— Pauline Belmont, si passionnément amoureuse d’Aldo et que Lisa déteste en proportion ! Si l’horreur de ces derniers temps avait duré, comment aurait-elle réagi... car je suppose que le scandale lui est parvenu ?

— Il a fait le tour du monde et, naturellement, des États-Unis en premier. Elle doit être très malheureuse. Elle est prisonnière du serment qu’elle a fait à Lisa de ne plus s’approcher d’Aldo de près ni de loin, et Mme de Sommières a reçu ce serment. Que peut-elle penser ?

— Vous avez raison. Elle doit souffrir énormément !

Appartenant à l’une des plus puissantes familles de New York, sculpteur de talent, milliardaire, Pauline était d’une beauté chaleureuse qui ne pouvait laisser aucun homme tant soit peu sensuel indifférent. Sans qu’il soit question d’amour chez lui – et encore se posait-il la question lors de leur dernier revoir ! –, Aldo avait vécu avec elle une aventure passionnée, sorte de brûlure au fer rouge telle qu’il n’en avait jamais connu avec Lisa, qu’il aimait autant mais trop « Suissesse » pour n’avoir jamais rien éprouvé de semblable. Quand il évoquait ses nuits avec Pauline, Aldo sentait renaître un désir irrésistible... et pas vraiment de remords avant que, renseignée, Lisa ait voulu tout briser de ce qui les unissait.

Au bout d’un instant de réflexion, Adalbert chuchota :

— Si Ava avait réussi sa vilaine besogne, Pauline, n’écoutant plus que son amour, aurait fait table rase de son serment pour voler au secours de celui qui est devenu sa raison d’être...

— Je le crois aussi... et me demande même si Ava est en sécurité là-bas. Pauline tire l’épée comme d’Artagnan et au pistolet comme Buffalo Bill ! Je la crois parfaitement capable d’effacer son ennemie du monde des vivants sans la moindre hésitation, et cela même avec l’aide de tous les Belmont – une sacrée famille hautement pittoresque pour qui Aldo incarne ce qui existe de mieux sur la planète. Belmont jouit dans le pays d’une étonnante puissance, allant jusqu’à s’assurer l’aide de gouverneurs et de vaisseaux de guerre pour ses propres affaires...

— Enfin, conclut Plan-Crépin ce sont là des paroles en l’air... et tout est bien qui finit bien !

À cet instant précis, l’atmosphère changea. Chacun – même les moins sensibles – éprouva l’impression qu’un danger approchait, et chez certains cela alla même jusqu’au frisson. Joyeuse, somptueuse, la fête parut se ternir, les lumières s’affaiblir. La musique baissa puis s’arrêta.

La duchesse, qui buvait une coupe de champagne avec un ambassadeur, fronça les sourcils et se tourna vers l’entrée des salons. Peter lâcha Lisa, inquiet lui aussi, et regarda dans la même direction.

— Voyez donc, Peter, ce qui nous arrive là ! Des hommes en noir, des uniformes ! Cela fait penser à une descente de police ! Chez moi et un pareil soir, alors que Leurs Majestés se sont à peine retirées ? Allez me faire sortir tous ces gens et réclamer des excuses ! On n’entre pas chez nous comme dans un moulin ! Dehors ! Et plus vite que cela ! Sinon lâchez « les chiens » et faites-les refouler !

— Je ne sais pas pourquoi mais j’ai peur ! murmura Lisa en se rapprochant d’Aldo qui entoura ses épaules de son bras.

— Il n’y a aucune raison d’avoir peur !

Le « gang Morosini » resserrait les rangs. Si incroyable que cela parût, l’ennemi gagnait du terrain. Se détachant de l’importante force de police qui, à présent, obstruait les entrées, un groupe d’hommes en noir, des officiels de toute évidence, fonçait littéralement la tête dans les épaules en direction de la duchesse qui, imperturbable et arrogante à souhait, les attendait visiblement de pied ferme.

— Que signifie cet envahissement et surtout qui êtes-vous pour vous permettre d’investir ainsi la demeure des ducs de Cartland, alors que le roi et la reine viennent à peine de nous quitter ? Vous avez perdu la raison, je suppose, et cela va vous coûter cher !

L’homme s’inclina profondément :

— Croyez bien que je ne remplis pas cette mission par plaisir, mais quand mon devoir l’exige, je lui obéis. J’appartiens en effet à la police : Chief Superintendant Adam Mitchell de Scotland Yard !

— Et qu’est-ce que le Chief Superintendant Mitchell ose venir faire ici, un soir de fête ? Vous voyez, autour de moi, une grande partie du gouvernement !

— Et nous espérons d’eux une explication... valable ! martela Peter, qui maîtrisait d’autant plus mal sa colère que la réputation de Mitchell n’était plus à faire. Quelle que soit votre mission, vous auriez pu choisir un autre endroit pour l’accomplir.

— Si choquant que puisse être un devoir, l’important est qu’il soit accompli et nous n’avions plus de temps devant nous. Croyez que j’en demande infiniment pardon à Votre Grâce ! ajouta-t-il avec son sourire méchant.

La scène devenait pénible. De nombreuses protestations s’élevaient, visiblement issues de personnages influents. L’un dit :

— Nous réglerons ce scandale dès demain au Conseil des ministres. En attendant, voyons de quoi il est question ! Alors ? Votre si important devoir ?

Mitchell ne répondit pas, ébaucha un sourire fielleux et, fonçant droit sur l’entourage de la duchesse Caroline, martela, une note de triomphe dans la voix :

— Prince Aldo Morosini, au nom du roi, je vous arrête !

Le brouhaha fut indescriptible. Aldo interrogea, dédaigneux :

— Encore ? Combien vous faudra-t-il de preuves pour admettre que je ne suis pas un voleur ?

Visiblement, le policier savoura sa réponse. Un éclair de haine l’accompagna :

— Aussi n’en est-il plus question. La prison, après tout, ce n’était pas si terrible... même avec une pointe de déshonneur ! Cette fois, c’est toujours la prison ! Plus la corde ! Vous êtes accusé d’avoir assassiné lord Allerton... et nous avons des témoins !

Tandis qu’avec un cri Lisa s’évanouissait dans les bras de Plan-Crépin, Aldo réagit d’une façon fulgurante. Son poing jaillit comme une bombe en direction du menton de Mitchell qu’il envoya au tapis... ce qui sauva son ennemi – quel autre nom lui donner ? – de ceux d’Adalbert et de Sa Seigneurie bien partis pour en faire autant. En dépit de son flegme, le colonel Sargent avait esquissé un geste dans ce sens :

— Cela m’aurait causé un vif plaisir, mais je pense qu’il y a mieux à faire ! Et que nous allons avoir beaucoup à faire !

— Si on vous le permet ! murmura Mme de Sommières, accrochée au bras de lady Clementine et dont les yeux laissaient couler leurs larmes que Marie-Angéline, revenue auprès de la marquise, essuyait d’un geste preste.

L’orgueilleuse marquise pleurant en public, c’était à n’y pas croire. Et la descendante des Croisés ne voulait pas voir ça !

Flegmatique, Sargent interpella le policier :

— Quels sont vos ordres ?

Désignant Aldo d’un signe de tête, l’autre, en s’épongeant le front, lâcha, rentrant sa fureur :

— L’emmener pour les premiers interrogatoires ! Puis Brixton Jail, le procès...

— On n’en est pas encore là. Il aura le meilleur avocat ! On se battra pour sa défense !

— Cela ne me regarde pas !! Emmenez-le, vous autres !

— Un instant !

Hautain, Aldo s’interposait, ses yeux froids fixés sur l’homme :

— Pas ici ! dit-il calmement. Épargnez au moins à cette noble demeure la honte d’une arrestation !

— Cela signifie quoi ?

— Que vous évacuez, me laissez sortir libre jusqu’au-dehors ! Là, je me rends à vous et vous pourrez m’emmener !

— Des blagues ! fit l’un des policiers. Il va filer...

— Vous avez ma parole et jamais je n’y ai manqué !

— Vous avez aussi la mienne, gronda Peter. Sortez tous ! Je l’accompagnerai dès qu’il n’y aura plus aucun policier dans la maison.

En dépit de son audace, Mitchell dut sentir qu’il ne fallait peut-être pas dépasser certaines limites. Peut-être y avait-il trop de gens influents susceptibles de devenir d’irrécupérables ennemis. Or sa carrière n’était pas finie... et il la voulait longue !

— C’est bon ! gronda-t-il, maté. On fait comme ça... mais gare !

— Pas de gare ! explosa Sargent. Dehors, les mauvais coups !

Les salons se vidèrent de ce qui n’y avait rien à y faire. Mitchell sortit le dernier, le dos rond, l’œil mauvais.

— Celui-là, murmura Sargent, il va falloir que je m’en occupe sérieusement ! En attendant, Morosini, je vous promets le meilleur avocat du monde. Et je vous accompagne !

Aldo, cependant, saluait la duchesse qui lui tomba dans les bras en pleurant, serrait quelques mains, déposait un baiser sur les lèvres de Lisa évanouie, embrassait Tante Amélie et Plan-Crépin. Enfin, la tête haute, il quitta Cartland House et rejoignit ceux qui l’attendaient.

— Pas de menottes ! lança une voix anonyme, sinon cela se paiera un jour ou l’autre... comme le reste !

Plusieurs voitures stationnaient devant la maison. Mitchell fit monter Aldo avec lui... et bientôt tout eut disparu dans la nuit. Une heure plus tard, la prison se refermait sur l’époux de Lisa...

La duchesse ne perdit pas un instant pour entamer le combat. Le lendemain même, accompagnée de lady Clementine et de Mme de Sommières, elle était à Buckingham Palace où Mary reprenait ses séances de pose, et, avec son franc-parler, ne cachait pas ce qu’elle pensait de Scotland Yard, le fleuron de la Couronne :

— Elle a peut-être été la meilleure des polices jusqu’à maintenant, mais aux mains d’un véritable monstre, elle fait régner la terreur et frappe n’importe où et n’importe comment !

La reine Elizabeth eut un doux sourire :

— Je sais qu’il est difficile mais on le dit le meilleur policier qui soit. Cela compte.

— On ne peut faire de bonne police en soulevant la haine, se permit lady Clementine, sœur de Gordon Warren, le grand chef du service. Et je veux espérer que c’est toujours provisoire.

— Cela dépend entièrement de la santé de Warren, et il semble qu’elle fasse des progrès prometteurs !

— Que Dieu entende Votre Majesté. Quand il saura ce qu’il se passe, il sera épouvanté : le prince Morosini, accusé d’abord de vol et de forfaiture, puis innocenté, pour se retrouver presque aussitôt sous une accusation de meurtre avec témoins ! Il faut pour cela n’avoir jamais rencontré Morosini !

— Quand il sera dans le box des accusés, tout le monde pourra s’en donner à cœur joie ! commenta Mary avec amertume. Ce que je ne comprends pas, c’est que cet homme s’acharne ainsi après Aldo ! Malade, celui-ci rentrait à Venise au moment de la disparition de lord Allerton ! Alors, quels témoins l’ont vu le tuer ? Leur fiabilité me paraît douteuse ! Et le procès n’est pas pour demain ! Dites-vous aussi, et c’est plutôt rassurant, que les juges ne sont pas des policiers. Ils jugent « en conscience », et surtout pas sous influence !