— Que fabriquais-tu là ?

— Je faisais mon métier. Je m’étais laissé arracher un rendez-vous avec lord William Allerton, un vieux client et un homme délicieux. Propriétaire d’une belle collection mais pas jeune hélas, et qui faisait appel à notre amitié déjà ancienne pour l’aider de mes conseils...

— Il ne pouvait pas le demander par téléphone ? À moins qu’il ne soit trop âgé pour savoir que ça existe, maugréa Plan-Crépin.

Sans lui répondre, Aldo tira de son portefeuille une lettre qu’il avait pris la précaution d’emporter et la tendit à Langlois.

Celui-ci se mit à lire mais, au fur et à mesure, ses sourcils se fronçaient.

— Donc vous y êtes allé ? Vous l’avez vu ?

— Non. Et c’est là que les choses s’embrouillent. Quand je suis arrivé à Levington, le majordome Sedwick m’a d’abord regardé comme si je tombais de la planète Mars et m’a appris que, non seulement son maître n’avait pas écrit cette invitation, mais qu’il était absent.

— Il aurait pu au moins t’offrir l’hospitalité puisque tu étais déjà aux prises avec tes bronches capricieuses, observa la marquise.

— Mais il ne l’a pas fait, et je me sentais de moins en moins bien. En plus, il faisait un froid de gueux dans ce foutu pays et j’ai été pris d’une irrésistible envie de rentrer chez moi. J’ai donc repris la voiture que j’avais louée à Londres et je suis allé à Heathrow où j’ai trouvé un avion pour Paris...

Une double exclamation des deux femmes lui coupa la parole :

— Toi, en avion ? Mais tu as horreur de ça !

— Peut-être, mais ça va nettement plus vite que n’importe quel train ou bateau ! Et j’ai même fait mieux. Au Bourget, il y avait un départ pour Milan : j’ai sauté dedans et là j’ai eu la chance d’avoir un train en partance pour Venise ! Voilà toute mon aventure !

— Et l’idée de venir vous faire soigner ici ne vous a pas traversé l’esprit en passant par Paris ? fit remarquer Plan-Crépin, acerbe.

— Si, mais je m’en serais voulu de partager mes microbes avec vous ! En plus, si vous voulez tout savoir, j’étais tellement mal en point que je cultivais une seule idée fixe : mon lit et les soins de Lisa ! Voilà ! Et je tiens mon passeport à votre disposition, mon cher Langlois.

— Un passeport, cela s’imite, soupira le policier. Je vais maintenant vous décrire la soirée du 8 mars, selon la police anglaise.

— Et elle dit quoi, la British Police ?

— Que vous êtes bien allé à Levington Manor où personne ne vous attendait, surtout pas lord Allerton absent, et que, là-dessus, l’idée vous est venue d’aller demander l’hospitalité d’Hever Castle peu éloigné, sachant que lord William Astor est depuis longtemps un ami de votre beau-père, où vous avez été reçu chaleureusement...

— Ils m’ont reçu, moi, et alors qu’ils ne me connaissent même pas ?

— Vous êtes célèbre, mon cher !

— Je croyais l’être ! Dans une petite partie d’un monde bien défini : celui des collectionneurs, joailliers, antiquaires, etc., mais de là à ce que ces châtelains qui ne m’ont jamais vu prennent un quidam pour moi, les bras m’en tombent.

— Le nom de Kledermann doit être une garantie suffisante. Sans compter qu’à plusieurs reprises vous avez eu les honneurs de la presse. Pourquoi ces gens se seraient-ils méfiés ?

Marie-Angéline qui écoutait, sourcils froncés mais en silence, se lança dans la bataille :

— Ça veut dire quoi ? Que n’importe qui peut se faire passer pour n’importe qui ?

— Dans certains cas, cela suppose une certaine dose d’audace parce qu’un homme de cette prestance et doté d’un tel physique ne doit pas être facile à imiter, même par un émule d’Arsène Lupin. Un usurpateur d’identité ne peut avoir le talent de maquiller une joue enflée, un coquart sur l’œil ou déverser une fontaine de larmes due à un coryza féroce. Il doit lui être difficile de donner le change.

Cette fois, Adalbert ne put s’empêcher de rire :

— Eh bien, mon vieux, si tu conservais des doutes sur ton charme, te voilà rassuré !

— Ça n’a rien à voir. Je veux dire qu’il est plus facile d’imiter M. Tout-le-Monde qu’un homme tel que lui. Ou alors les gens d’Hever ne sortent jamais de leur trou ?

Marie-Angéline haussa les épaules :

— Parce que cette demande d’hospitalité ne tenait pas debout. Ou alors ils ont voulu voir de près l’illustre Morosini !

— Plan-Crépin ! protesta la marquise. Un peu de tenue !

— Pardonnez-moi, mais il faut que ça sorte !

Adalbert continuait de s’amuser devant cette joute oratoire :

— N’oubliez pas tout de même sa réputation. Le grand expert en joyaux célèbres doit avoir ses entrées partout ! Je n’en obtiendrais pas autant.

— Oh, vous, c’est différent ! Mais vous devriez être aussi difficile à imiter.

Langlois avait suivi sans mot dire l’échange de balles. La conclusion s’imposa d’elle-même :

— Pourquoi n’aurait-il pas un sosie ? Il paraît que nous en avons tous, mais le temps nous manque pour les rechercher. Bon ! Assez plaisanté : la solution évidente, c’est M. Kledermann qui la détient : il emmène lui-même son gendre à Hever et tout rentrera dans l’ordre...

— L’ennui, c’est qu’il est en Amérique du Sud, mon beau-père, en train de traquer je ne sais quelle collection d’émeraudes... et que c’est vaste, l’Amérique du Sud !

— Mais il y a des moyens de communication ! Et d’abord dans quel État ? Brésil ? Argentine ? Colombie ? Et à moins qu’il ne s’enfonce dans la jungle amazonienne, un homme de ses dimensions ne se perd pas facilement ! Tôt ou tard, on va réussir à le joindre ! C’est ce à quoi je vais m’employer, rassura Langlois.

— Ce n’est pas le seul problème, coupa Aldo. Je vous rappelle qu’il y a aussi lady Ribblesdale. Elle s’est mis dans la tête non seulement que j’avais volé le Sancy de sa cousine mais que je l’avais volé pour elle, et quand vous m’avez envoyé Adalbert, elle était chez moi pour en prendre livraison !

— Quoi qu’il en soit, la seule vraie solution, c’est Kledermann !

Aldo avala d’un trait le verre d’armagnac qu’il avait réclamé, le reposa et soupira, amer :

— Cela ne changera rien au problème Ava, puisque maintenant c’est le Sancy qu’elle veut et pas un autre ! Il y a trop longtemps qu’elle l’envie à sa cousine !

— Et l’on s’en retourne au même point ! Où le chercher ?

L’œil du policier, simplement sérieux à son habitude, se chargea de lourds nuages :

— De toute façon, l’histoire d’Ava ne tient pas ! Elle est brouillée avec les gens d’Hever, d’après ce que j’en sais !

— Elle ne me l’a pas confié. Toujours est-il qu’elle venait récupérer le diamant... et le payer, d’ailleurs ! Détail qui m’a fort surpris. Ce qu’elle redoutait, c’est que la police le trouve quand elle viendrait perquisitionner chez moi.

— La police ? Quelle police ? La vénitienne ? Cela ne la regarde pas... tout au moins dans l’immédiat. Cependant, c’est pour vous mettre à l’abri que j’ai envoyé Vidal-Pellicorne. Il vaut mieux que vous ne restiez pas chez vous ! Pendant quelque temps !

— Je vais où, alors ? Ici ou chez Adalbert ?

Marie-Angéline brandit la hache de guerre :

— Vous êtes vraiment fatigué, Aldo ! C’est ici, la famille, il me semble ? On vous a appelé, vous êtes venu et, comme vous avez remis au commissaire principal les preuves de vos évolutions en Angleterre, il n’y a plus qu’à attendre et voir venir.

— Votre raisonnement est spécieux, ronchonna Adalbert. Je crois en faire partie de cette famille ?

— Mais vous n’êtes pas seul dans votre immeuble et on ne sait jamais qui peut s’y installer !

— N’importe comment, conclut Tante Amélie, cette affaire ne va pas durer des siècles ! Il va bien falloir que les Astor reconnaissent leur erreur et...

— Je crains que ce ne soit pas une erreur, mais bel et bien un coup monté, reprit Langlois. Pour moi, la question primordiale est de mettre la main sur le voleur. Qui a pu jouer avec tant de naturel le rôle de Morosini ? D’où sort-il, celui-là ? De votre famille ?

— Ma famille, vous la connaissez dans sa totalité ! Quant à mon père, si l’idée d’un enfant naturel vous effleure, c’est impensable ! Mon père n’a jamais aimé qu’une femme au monde : la sienne mais avec passion ! Avant qu’il ne disparaisse, assez tôt d’ailleurs, leur amour était presque devenu une légende et, en dépit du nombre de ceux qui l’ont aimée, la princesse Isabelle, ma mère, a repoussé toutes les demandes, souvent brillantes comme celle de lord Killrenan, afin de rester fidèle à son souvenir.

— Cela pourrait venir de plus loin ? hasarda Adalbert. Un cousin plus ou moins éloigné peut-être ? Les lois du genre...

Il aurait mieux été inspiré de se taire. Plan-Crépin lui sautait littéralement à la figure :

— Et quoi encore ? Sachez, monsieur l’insolent, qu’il n’y a jamais eu de bâtards dans la famille ! Notre sang est pur depuis...

— ... depuis les Croisades ? susurra Mme de Sommières. Cela fait quand même un bout de chemin ! Cela dit, assez déraillé ! La route a été longue pour les garçons et ils ont besoin de repos ! Vous nous restez à dîner, cher Langlois ?

— Ce serait avec joie et vous n’en doutez pas ! fit-il en se levant pour s’incliner sur sa main. Pour l’instant, essayez de vous détendre ! Tout le monde en a besoin ici ! Je vous tiendrai au courant !

En écoutant le bruit de ses pas décroître à travers les salons pour rejoindre le vestibule, Tante Amélie soupira :

— Heureusement qu’on l’a, celui-là ! C’est un vrai cadeau du Ciel !

En se retrouvant le lendemain matin en face de Guy Buteau, le vieux et charmant fondé de pouvoir d’Aldo, à la table du petit déjeuner, Lisa donna libre cours à la colère qui l’avait tenue éveillée toute la nuit, après avoir vu se fondre dans la lagune le sillage argenté du Riva emportant son époux et l’inusable Adalbert vers une aventure dont elle n’augurait rien de bon. En vérité, il ne manquait plus que les délires de cette Ava ! Aldo, parti visiter un client en Angleterre – client qui ne l’avait pas appelé ! – et, pris de court, au lieu de se trouver un hôtel ou une auberge confortable s’en allant demander l’hospitalité du château d’un ami de son père qui ne l’avait jamais vu, puis disparaissant dans les brumes du petit matin avec un joyau fabuleux qui ne devait tout de même pas être exposé, dans une quelconque vitrine, à la convoitise générale... Qui avait jamais entendu pareille ânerie ? Le plus incroyable étant qu’on l’ait « reconnu » et accueilli, alors qu’on ne l’avait jamais vu ailleurs que dans les colonnes de quelques journaux ! Il est vrai que, chez les Kledermann, chacun avait l’habitude de vivre largement indépendant des autres. Quant à l’invraisemblable Ava, débarquant toutes affaires cessantes et presque au lendemain du vol pour s’en faire remettre le produit, celle-là relevait de l’asile psychiatrique... ou alors ?

Guy, qui l’observait par-dessus le bord de sa tasse, regardait enfler la tempête. Il avait trop l’habitude des réactions d’un couple où il jouait les grands-pères suppléants avec talent et une entière affection pour supposer la reprise d’une vie quotidienne normale après un typhon de cette envergure.

Il sourit au beau visage soucieux dont, comme Aldo lui-même, il ne cessait d’admirer le teint parfait, les grands yeux d’un violet velouté, la somptueuse chevelure qui, alors qu’elle était née en Suisse, était une parfaite illustration du plus pur « blond vénitien » :

— Je suppose, dit-il, que vous n’avez pas beaucoup dormi ?

— Pas beaucoup, en effet ! J’ai surtout réfléchi !

— Et quelles sont vos intentions ? Conduire les enfants à Vienne chez votre grand-mère comme d’habitude ?

— Pas cette fois ! répondit Lisa. Grand-Mère envoie Josef, son majordome, pour les chercher...

— La bête noire d’Aldo ? sourit Buteau.

— Il n’en est pas moins dévoué et il leur inspire un « respect » salutaire.

— Quant à vous, vous comptez rejoindre Aldo ?

— Pas du tout ! Je pars pour l’Angleterre...

La surprise arrondit les yeux bleus du vieux monsieur :

— L’Angleterre ? Mais... pour quoi faire ?

Tout aussitôt il ajouta :

— Vous voulez voir les gens d’Hever Castle ?

— Non. Je veux à mon tour mener ma petite enquête. Aussi je vais demander l’aide de mon amie Mary Windfield et son hospitalité dans sa maison de Chelsea...

— Vous voulez aller chez lady Mac Intyre ?

— Non, Guy ! Et j’ai bien précisé Mary Windfield, ma meilleure amie et la marraine d’Amalia : le grand peintre ! Comme vous le savez, après le succès des portraits effectués aux Indes – celui de la vice-reine – et de deux ou trois autres personnalités, Mary est devenue célèbre et ne saurait donc aller s’enterrer à Peshawar où Douglas son époux est resté en poste...