— Dans certains cas, nous nous y refusons ! protesta-t-elle en employant comme d’habitude le pluriel de majesté dont elle usait avec sa patronne et néanmoins cousine ! Il y a des moments où nous craindrions de dire des choses trop vraies ! ajouta-t-elle d’un ton dramatique.
— Si c’est cela, je vais me coucher et vous allez me faire la lecture ! Tenez, nous allons choisir À la recherche du temps perdu. C’est tout à fait dans le ton de votre philosophie de ce soir... et je ne connais rien de plus soporifique !
— Oh, non ! se rebella Aldo. Vous n’allez pas m’abandonner si vite ! Voyons, Angelina, vous qui débordez toujours d’idées brillantes, vous n’en trouvez pas pour me sortir de ce marécage ?
— Peut-être, mais la sagesse veut qu’avant de nous lancer dans on ne sait quelle aventure il faut encore un peu de patience. Au moins attendre ce que le cher Langlois pourrait avoir appris de nouveau. La dernière bêtise à faire serait, décidant n’importe quoi, de lui mettre des bâtons dans les roues !
— Cela coule de source ! ronchonna Aldo, mais j’ai tout de même un certain nombre d’amis en Angleterre et ils ne peuvent pas tous accepter cette idée insensée que je suis brusquement devenu un malfaiteur. À commencer par lord Allerton ! Vieil ami – je dirais presque vieux complice ! – avec qui j’ai partagé durant cinq ou six ans la même passion pour les bijoux Tudor. Il m’écrit... il m’invite même à passer deux ou trois jours chez lui. J’accepte en dépit de mes problèmes de santé et, le soir où j’arrive chez lui, non seulement il n’est pas là mais c’est tout juste si l’on n’entrebâille pas la porte pour m’apprendre qu’il s’est absenté subitement, appelé on ne sait par quel courrier mystérieux. Le tout sans même me laisser un mot d’excuses, alors que l’état de nos relations aurait voulu qu’au moins on m’offre le gîte et le couvert, ne serait-ce que pour cette nuit-là ! Vous savez la suite !
— Il est certain qu’avec Gordon Warren le mystère serait déjà élucidé, mais Warren est dans les choux...
— Jolie expression pour un ami gravement blessé ! remarqua Plan-Crépin, acerbe. Au fond, si l’on ajoute l’un à l’autre tous ces faits bizarres, cela ressemblerait assez à une conspiration !
— Contre moi ? Pour quelle raison ?
Adalbert se mit à rire :
— Doux innocent ! Quand on est un expert en joyaux célèbres sur deux ou trois continents, que l’on possède un palais, une fortune et une collection suffisamment importante pour éveiller les convoitises, j’en vois tout un tas, moi, des raisons, même si elles sont passablement tordues !
Elles allaient le devenir plus encore !
Quarante-huit heures plus tard, un bref coup de téléphone du Quai des Orfèvres relayant la presse britannique leur apprit que lord Allerton avait disparu le jour même du prétendu rendez-vous dont Sedwick, son majordome, jurait n’avoir jamais entendu parler :
— Ce qui est pour le moins étrange, d’après Langlois, puisque Aldo avait pu montrer l’échange de lettres qui en avait décidé. Toujours est-il que le vieux lord, parti dans la matinée pour une destination qu’il avait tenue secrète, n’était jamais reparu.
— Cela signifie que la chasse au Morosini est plus que jamais ouverte, conclut amèrement celui-ci, que si l’on met la main sur moi, je risque fort de me retrouver devant les juges d’Old Bailey... en grand danger d’être pendu !
— Et nous, pendant ce temps-là, on fera quoi ? On se tournera les pouces ? s’insurgea Plan-Crépin.
— Vous ferez des prières, ma chère Angelina, fit Aldo en lui caressant la joue. Des prières ! N’est-ce pas là votre spécialité ? Mais c’est surtout pour vous et cette chère maison que je me tourmente ! Je ne voudrais pas que l’on s’en prenne à vous !
— Je ne vois vraiment pas pourquoi ? protesta Tante Amélie. Ce Mitchell si hargneux ne va tout de même pas obliger le roi George à déclarer la guerre à la France !
— Et pourquoi donc ne pas recommencer la guerre de Cent Ans ! lança Adalbert qui survenait avec un paquet de journaux sous le bras. Pendant que j’y pense, comment te sens-tu ?
— Mieux que jamais ! Si je souffre de quelque chose, c’est de fureur et d’inaction !
— En ce cas, je crois que c’est le moment d’arranger ça !
— Ça veut dire quoi ?
— Reprendre le sentier de la guerre puisque guerre il y a ! J’ai deux à trois idées que l’on pourrait examiner.
— Je me disais bien qu’un jour ou l’autre nous allions en arriver là, mais je vous mets en garde : pas sans en avoir touché un mot à Langlois ! Son amitié m’est trop précieuse ! avertit la marquise.
— On n’a jamais dit le contraire.
— Vous, non, mais regardez donc Plan-Crépin ! Quand on a évoqué la guerre de Cent Ans, son nez s’est mis à frétiller. D’ici qu’elle se prenne pour Jeanne d’Arc, il n’y a qu’un pas...
3
Les portraits
Comme tous les ans, à Londres, le vernissage de l’Académie royale de peinture attirait les foules où se mêlaient véritables amateurs critiques et snobs de tout poil. C’était l’un des grands événements de la vie mondaine, inauguré trois heures plus tôt par la reine Mary et la princesse héritière Elizabeth. Cela ressemblait aussi à un parterre de fleurs, les approches du printemps ayant fait éclore sur la tête des femmes – par chapeaux interposés ! – une véritable floraison multicolore où le dédoublement des saisons n’avait pas grand-chose à voir : les giroflées de velours côtoyant les roses les plus épanouies et les chrysanthèmes plus ou moins dorés, les pensées et les cyclamens, les mimosas et les délicates fleurs de pommier. Seuls les glaïeuls et les roses trémières par trop encombrants échappaient à la floraison. Quelques douairières restaient fidèles aux plumes d’autruche en accord avec les hauts-de-forme des couvre-chefs masculins.
Non loin de chaque toile exposée, l’artiste, tout en bavardant avec l’un ou l’autre, tendait l’oreille pour saisir les commentaires, mais il était incontestable qu’un portrait semblait rallier tous les suffrages. Signé Mary Windfield, il était en effet magnifique.
Debout dans une sobre robe du soir en velours noir qui rendait pleine justice à son teint clair, à ses cheveux blonds qui s’argentaient et à ses beaux yeux bleus, un éventail de plumes blanches légèrement bleutées à la main, elle posait sur cette foule qui la regardait un regard sérieux – voire un peu triste ! – qui n’enlevait rien à son charme. C’était en outre une femme célèbre, lady Nancy Astor, première femme de l’Histoire ayant été élue à la Chambre des communes, ce que sa belle-sœur, l’insupportable Ava, jugeait hautement ridicule et qui de plus la haïssait.
La raison profonde n’avait rien à voir avec la politique, mais tenait tout entière dans le gros diamant dans la chevelure du modèle. Seul ornement d’une toilette qui, sans lui, eût été franchement austère : le Sancy !
C’était lui, surtout, qui attirait l’attention des invités. À lui seul, il concentrait la lumière de la grande salle et faisait l’objet des bavardages. Ce que l’on allait appeler « l’affaire du Sancy » venait en effet d’éclater et défrayait la majeure partie des conversations :
— Il paraît que son mari le lui a offert pour la naissance de son premier fils ! disait une dame en s’éventant avec le programme de l’exposition.
— Pour un cadeau, c’est un cadeau ! Moi, j’ai eu droit à une perle minuscule quand Walter est venu au monde ! D’après mon mari, je n’en méritais pas davantage pour avoir accouché d’un garçon qui ressemblait à mon père !
— Chacun fait selon ses moyens, fit l’autre, consolante.
L’auteur du portrait, occupée à signer l’un des programmes pour une admiratrice de quinze ans, retint un éclat de rire. Les quelques années qui avaient fait de Mary Windfield la plus célèbre portraitiste d’Angleterre ne l’avaient guère changée : sous une forêt de boucles blondes toujours plus ou moins en désordre, elle gardait le même visage rond et frais, les mêmes yeux noisette, le sourire moqueur et la spontanéité que par le passé, recevant les hommages et félicitations avec le même naturel et la même simplicité que lorsqu’elle était étudiante au Slade... Tout à l’heure, quand elle avait plié le genou devant la reine qui la félicitait, elle n’avait rien perdu de sa décontraction, et c’est tout juste si elle avait rougi quand la souveraine lui avait dit qu’elle aimerait qu’elle exécute le double portrait de ses filles Elizabeth et Margaret-Rose, en répondant que ses pinceaux et elle étaient aux ordres de Sa Majesté et qu’elle se rendrait à Buckingham Palace aux jours et heures qui lui seraient indiqués.
— Comment vas-tu faire ? murmura Lisa qui assistait avec un vrai plaisir au triomphe de son amie. Les demandes de portraits te tombent dessus de tous côtés ?
— Oh, c’était déjà comme ça avant, répondit Mary sans se démonter, mais la commande royale passe avant tout et, en outre, j’ai bien l’intention de trier !
— De trier ?
— Voyons, Lisa, tu dois bien te douter qu’il entre une bonne part de curiosité malsaine dans ce flot de commandes.
— Tu en as toujours beaucoup depuis le portrait de la vice-reine des Indes qui t’a propulsée au pinacle !
— Justement ! Priorité au rang, et mes visites au palais vont me permettre de repousser aux calendes grecques ceux qui comptent bien sur la longueur des séances de pose pour essayer de me tirer les vers du nez ! Je n’ai pas beaucoup d’illusions, tu sais ! Je suis peut-être la vedette de cette exposition, mais ce qui attire le plus d’intérêt de ces gens, c’est lui ! fit-elle avec un coup d’œil au diamant qui brillait comme une étoile dans la chevelure de lady Astor.
C’est à ce moment même qu’une nouvelle visiteuse pénétra dans la grande salle et rejoignit le groupe déjà agglutiné devant le portrait.
— Doux Jésus ! gémit Lisa en reculant derrière Mary comme pour s’en faire un paravent. L’insupportable Ava ! Que vient-elle faire ici ? Je l’ai eue sur le dos à Venise une journée entière et cela me suffit jusqu’à la fin de mes jours ! Quelle idée aussi Aldo a-t-il eue de promettre de lui dénicher l’un de ces joyaux historiques dont elle rêve !
— Il ne pouvait tout de même pas imaginer qu’un quidam s’aviserait de voler le Sancy et qu’elle en conclurait qu’il s’était mué en cambrioleur mondain pour lui donner satisfaction ! Il faut avoir l’esprit aussi dérangé qu’elle pour concevoir une idée pareille ! Quant à toi, tu aurais tort de te tourmenter ! Même si elle t’a contemplée une journée entière, cela m’étonnerait qu’elle te reconnaisse !
En effet, en faisant usage de sa double nationalité suisse, Lisa avait aussi changé d’aspect. Sans aller jusqu’à récupérer le « harnachement » délirant de Mina van Zelten, ses corsages de piqué blanc à cols montants et ses longs tailleurs évoquant irrésistiblement des cornets de frites, elle avait opté pour des tenues sobres, impeccablement taillées et non dépourvues d’élégance, mais sa somptueuse chevelure « vénitienne » qu’adorait son mari était resserrée en chignon porté le plus souvent sur la nuque, sous des toques ou des turbans étroits assortis à ses vêtements, les talons aiguilles de ses chaussures remplacés par les talons presque plats des escarpins que lui permettait sa mince silhouette, élancée et harmonieuse. Enfin, elle portait des lunettes d’écaille foncées à verres légèrement teintés. Quant au maquillage, il avait autant dire disparu. C’était au point que Mary, sa meilleure amie depuis l’enfance, avait hésité à la reconnaître quand elle était allée, la veille, l’accueillir à la gare Victoria.
— Néanmoins, ajouta-t-elle en voyant approcher l’indésirable Ava, si tu préfères rentrer, va m’attendre à la maison. J’en ai encore pour un bon bout de temps, mais au moins tu sauras ce que cette mégère a derrière le crâne en venant ici, sans risquer de te compromettre. Gertrude te fera une vivifiante tasse de thé !
Lisa retint une grimace. Elle avait pour la « tisane britannique » la même aversion qu’Aldo, lui préférant de beaucoup le merveilleux café italien chaleureux et velouté.
Au sortir de l’Académie royale de peinture, Lisa prit un taxi et se fit reconduire chez Mary Windfield. Bien que très officiellement mariée à Donald Mac Intyre, partageant quand il était en Angleterre l’appartement réservé à l’héritier, dans le vaste hôtel particulier de Portland Place de son père, le général Mac Intyre – sans oublier le château écossais ! –, elle avait choisi d’installer son atelier à Chelsea, le quartier artistique et déjà ancien de Londres correspondant à peu près pour des Français à un mélange de Montparnasse et de Saint-Germain-des-Prés. Mary y avait acheté l’une des charmantes maisons de briques roses jalonnant Cheyne Walk, promenade longeant la Tamise... Sans imaginer un seul instant que l’une d’entre elles, la plus ancienne, celle qui, construite par Catherine de Bragance, avait abrité le peintre Dante Gabriel Rossetti, était devenue la propriété d’Adalbert Vidal-Pellicorne. Au moment de la découverte de la tombe de Toutankhamon, qui le mettait hors de lui, et las d’augmenter régulièrement la clientèle du Savoy, il y avait transporté ses pénates quand il voulait séjourner à Londres pour suivre les événements de plus près.
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