Cela, Lisa le savait parfaitement, puisque Aldo y avait sa chambre en permanence, mais Mary l’ignorait, trop prise par son art pour prêter la moindre attention à ce qui se passait dans son quartier. D’ailleurs, depuis la malencontreuse affaire de la Chimère des Borgia, qui avait pratiquement réduit à l’esclavage le pauvre Adalbert devenu passionnément amoureux de Lucrezia Torelli2 dont le charme et la voix égalaient la beauté, la duplicité et la méchanceté, l’avait brouillé avec Aldo et mené à deux doigts du suicide, le pauvre amoureux revenu à la réalité avait fermé sa maison londonienne après y avoir fait effectuer un récurage destiné à en effacer jusqu’à la moindre trace de ce qu’il considérait comme le drame de sa vie. Tout ce que Lisa en savait – via Aldo ! –, c’était qu’il ne l’avait ni louée ni revendue et, quand il arrivait à Aldo de se rendre à Londres pour une affaire quelconque, il avait repris ses habitudes au Ritz comme auparavant.

Pour en revenir à Mary, sa maison à elle se composait d’un vaste atelier, éclairé au nord où un divan confortable, deux fauteuils anciens dont l’un occupait l’estrade destinée aux modèles, quelques jolis objets et une gerbe de roses rouges dans une potiche chinoise posée à même le sol signaient la féminité de l’artiste. Quatre chambres, un salon, une salle à manger et une bibliothèque bourrée de livres d’art complétaient le territoire de Mary, sur lequel veillait Timothy, la cinquantaine, l’allure majestueuse s’entendant aussi bien à accueillir une altesse selon les lois du protocole qu’à expédier un importun avec toute l’efficacité nécessaire – et Dieu sait si la notoriété du « grand peintre » avait tendance à les attirer.

Deuxième personnage, Gertrude, dispensatrice de tasses de thé à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit, dont le talent de pâtissière faisait la joie des – rares ! – invités et de Mary elle-même. Enfin Mabel, la femme de chambre, trop fière d’être au service d’une artiste célèbre pour ne pas lui être entièrement dévouée. Une femme de ménage à la journée complétait le personnel.

La tasse de thé remplacée par un verre de whisky nettement plus roboratif, Lisa était plongée dans la lecture des dernières « critiques » parues, quand Mary revint, réclama un autre verre et se laissa tomber dans le fauteuil en face de Lisa :

— Je me demande si j’ai eu raison de te faire rentrer, soupira-t-elle après avoir vidé la moitié de son verre. L’Académie vient d’être le théâtre d’un événement inattendu.

— Pas difficile à deviner : l’insupportable Ava a encore fait des siennes ?

— Bien entendu ! Mais là, elle a trouvé à qui parler.

Toujours suprêmement élégante – il fallait lui reconnaître qu’elle savait s’habiller et mettre en valeur une beauté apparemment inusable ! –, Ava, après avoir jeté un coup d’œil à l’ensemble de l’exposition, s’était plantée devant le portrait de sa cousine qu’elle avait contemplé un instant avant de proclamer :

— Comment peut-on arborer l’un des plus beaux diamants de la terre avec une mine d’enterrement ? Le grand, le magnifique Sancy mérite autre chose que cette longue figure mélancolique. Il devrait briller au front d’une des plus belles femmes du monde !

— Le vôtre, par exemple ?..., lança dans la foule quelqu’un qui apparemment la connaissait.

Mais qui ne la connaissait pas ?

— Parfaitement ! Le mien ! Admettez que je saurais porter le beau Sancy avec infiniment plus de panache ! En dehors des têtes couronnées, les pierres illustres doivent être portées par les plus belles, et le beau Sancy...

— Ce n’est pas le beau Sancy ! Celui-là c’est le grand !

— Quoi ? Mais d’où sort-il, celui-là ?

Fendant la foule qui, amusée, s’ouvrait d’elle-même, un long jeune homme blond habillé visiblement par un tailleur réputé et portant monocle rejoignait Ava devant le portrait incriminé. En homme bien élevé, il la salua en inclinant la tête :

— Peter Wolsey !

Mary ajouta pour Lisa :

— L’Honorable Peter Wolsey, l’un des fils du duc de Cartland, passionné d’art et d’histoire, et l’un de mes plus chauds admirateurs ! Charmant garçon, sous son air empaillé ! J’avoue que je l’aime bien ! Il devrait te plaire ou tout au moins t’amuser !

— Je ne suis guère portée à l’amusement ces temps derniers, soupira Lisa, mais continue ! Tu en étais à : d’où sort-il celui-là ?

— Donc après s’être présenté, Peter expliqua qu’il tirait sa science des meilleurs auteurs de livres consacrés aux joyaux célèbres, ce qui lui permit de réitérer :

— Avec votre permission, je confirme, lady Ribblesdale. Ce diamant illustre est le grand Sancy mais pas le beau !

— Pas le beau ? Qu’est-ce que cela veut dire ?

— Simplement qu’il y a deux Sancy : celui-là, 55 carats et des poussières, et un autre, nettement plus petit mais légèrement rosé et plus séduisant donc, le « beau Sancy ».

Cette logique évidente ne vint pas à bout de l’entêtement d’Ava :

— Et on le trouve où, celui-là ?

— En Allemagne, je pense, mais honnêtement, je n’en sais rien !

— Et il s’appelle Sancy, lui aussi ?

— Naturellement, puisqu’il appartenait à la collection Harlay de Sancy vers la fin du XVIe siècle. En dehors de cela, ils ont au moins un point commun : ils ont appartenu tous les deux aux Joyaux de la Couronne de France !

Ava, pas convaincue, repartit de plus belle :

— Si c’était vrai, il a dû être reproduit en peinture et il devrait y avoir quelque part un portrait d’une princesse ou d’une reine ?

— Il y a ! affirma-t-il, imperturbable. La femme d’Henri IV, Marie de Médicis, qui était folle de joyaux, l’a acheté en 1604 pour 20 000 écus d’or – alors qu’il en valait plus du double – et, en vue de son couronnement en 1610, l’a fait monter sur le haut de sa couronne ainsi que l’atteste le portrait de Pourbus. Il lui a porté bonheur : dès le lendemain, son époux était assassiné par Ravaillac et elle se retrouvait régente pendant la minorité de son fils, le petit Louis XIII... sous la férule de l’affreux Concini.

— C’est un puits de science, ton Peter ! remarqua Lisa, et comme il n’a pas l’air de porter Ava dans son cœur, j’aurais aimé qu’Aldo le connaisse ! Comment cela s’est-il terminé devant le portrait ?

— Comme cela se termine selon les critères personnels d’Ava : elle a tourné le dos à Peter en haussant les épaules et elle a quitté l’exposition. Quant à Peter... je crois bien que le voilà et que tu vas pouvoir faire sa connaissance...

— Pour aujourd’hui, j’aime mieux pas. J’ai besoin de réfléchir et je ferai sa connaissance une autre fois... En attendant, tâche d’en savoir un peu plus sur cet autre Sancy !

Mary ouvrit de grands yeux :

— Tu es la femme d’Aldo Morosini, dont tu as été la secrétaire pendant plus de deux ans, la fille de Moritz Kledermann et tu demandes ça ? Mais tu devrais en savoir plus long que Peter et moi réunis ?

— Eh bien, non, tu vois ! Je n’ai jamais partagé – ni même compris ! – leur passion pour ces scintillants cailloux qui les font galoper d’un bout à l’autre de la planète sans que l’on sache jamais comment cela va finir ! Je leur ai toujours préféré les beaux objets anciens...

— Tu ne me feras pas croire que tu n’aimes pas les bijoux ! Tu en as de magnifiques !

— Oui, mais ce sont les miens, faits pour moi ! Aldo sait très bien que je déteste l’idée de porter des pierres séculaires dont la plupart ont trempé plus ou moins dans le sang ! D’ailleurs, lui non plus n’aimerait pas !

Elle eut juste le temps de se retirer. Un instant plus tard, Timothy introduisait Wolsey qui, après avoir salué son amie et jeté à la pièce un regard circulaire, recoinça son monocle qui venait de tomber :

— On dirait que j’ai mis en fuite votre charmante amie ? fit-il en s’installant dans un fauteuil après avoir pris grand soin du pli de son pantalon.

— Quelle charmante amie ?

— Celle qui vous accompagnait tout à l’heure à l’Académie royale ! J’aurais beaucoup aimé lui être présenté !

— Pourquoi ?

— Je ne sais pas ! Elle me rappelle quelqu’un...

— Si c’est cela il fallait nous rejoindre avant de vous lancer dans votre joute oratoire avec l’inoubliable Ava ! Mais puisque Mina...

— Elle s’appelle Mina ?

— Mina van Zelden. Elle est...

— Hollandaise ?

— Non. Suissesse ! Et avant que vous ne posiez d’autres questions que je sens venir, je vous confierai que, si elle s’est autant dire réfugiée chez moi, c’est parce qu’elle vient de subir une épreuve pénible...

— Comme toutes les épreuves ! Vous en connaissez, vous, qui ne soient pas pénibles ?

Le joli visage de Mary rougit brusquement :

— Peter, mon ami, si vous avez l’intention de poursuivre votre interrogatoire, je vous sers le verre de l’amitié et je vous mets à la porte !

Il prit une mine navrée :

— Vous n’allez pas faire ça ?

— Si... Non ! s’écria-t-elle aussitôt. Autant que mon whisky serve à quelque chose, et puisque vous voilà, parlez-moi donc de ce « beau Sancy » que vous venez de nous sortir et qui sera demain dans tous les journaux. D’où le tirez-vous ?

— Mais de l’Histoire, ma chère Mary ! Vous savez combien elle me passionne, et l’effarante affaire de ce pauvre Morosini – l’expert par excellence ! changé soudain en voleur de grands chemins – a tout de même de quoi faire réfléchir !

— Vous y croyez ? émit Mary avec l’ombre d’une menace dans la voix.

— Alors que vous êtes la marraine de sa fille et que, moi, je suis votre ami et admirateur inconditionnel ? Je ne suis pas fou ! Mais revenons-en aux Sancy grands, beaux, ou quel que soit le nom qu’on leur donne...

— Il y en aurait d’autres ?

— Ayant appartenu à Nicolas de Harlay et portant son nom, ce sont les seuls, même s’ils ont fait partie d’une collection de dix-huit diamants presque aussi admirables appelés les Mazarins pour une raison évidente. Mais revenons-en à celui qui a si fort perturbé votre vernissage. Ce dont je vous demande bien pardon.

— Vous dites qu’il a appartenu à Marie de Médicis, donc aux Joyaux de la Couronne de France...

— Oh mais non ! À cette affreuse bonne femme seulement ! Chassée par son fils Louis XIII après avoir pratiquement réduit la France à la ruine ou peu s’en faut, elle est allée mourir à Cologne en 1642, quasi dans la misère en dépit du véritable trésor qu’elle avait emporté. Ce Sancy-là a été vendu à Frédéric-Henri d’Orange-Nassau, Stathouder de Hollande, et il est resté dans sa descendance pendant une soixantaine d’années. En 1702, Frédéric III de Hohenzollern en a hérité. Celui-ci est devenu le premier roi de Prusse sous le nom de Frédéric Ier – en 1701 et jusqu’à l’abdication de l’empereur Guillaume II à la fin de la dernière guerre –, et le diamant a fait partie des Joyaux de la Couronne de Prusse.

— Et maintenant, où est-il ?

— Ça, j’avoue que je n’en sais rien... et que cela m’agace, mais je suppose qu’il doit être en Allemagne quelque part au fond d’un des anciens châteaux ou palais impériaux. La famille n’est pas éteinte, vous savez !

Il y eut un petit silence que Wolsey employa à vider son verre et à absorber la moitié de celui que Mary lui versa aussitôt pour le remercier de sa demi-conférence, tout en remarquant :

— Votre intervention va faire couler beaucoup d’encre et vous devez en être conscient.

— Mais je l’espère bien ! Je déteste lady Ava. Sa suffisance, sa sottise – et même sa méchanceté parce qu’elle n’en manque pas ! – m’insupportent. En revanche, j’aime bien lady Nancy ! Une vraie grande dame, et elle porte son magnifique diamant avec toute la grâce et la noblesse convenant à une pierre de cette importance. À ce propos, d’ailleurs, votre portrait est une merveille !

— Pour en revenir une dernière fois à ce que j’appellerai le Sancy II, comment se fait-il que vous ne sachiez pas où il se trouve ? C’est vaste l’Allemagne, mais existe-t-il quelque chose de trop grand pour votre curiosité ?

— Trop grand non, mais peut-être trop dangereux ! Vous avez déjà entendu parler d’un certain Hitler ?

— Entendu parler ? Mais la terre entière doit entendre ses braillements.

— De toute façon, ce n’est pas cela qui m’intéresse, mais ce qu’a bien pu devenir le diamant de Nancy. L’affaire Morosini ne tient pas la route... Et, à ce propos, vous n’avez pas pu réaliser ce superbe portrait sans connaître lady Nancy à fond ?

— Je crois, oui... et alors ?

— Comment a-t-elle pu se laisser abuser par un quidam se faisant passer pour le bel Aldo ? Il est assez connu pourtant, celui-là, et il ne doit pas exister énormément de copies conformes ?