— Tu m’écrirais une lettre ?

— Une lettre ? Quel genre de lettre ? a répondu maman.

— Imagine que pendant que j’étais dans ton ventre tu aies voulu me dire que tu m’aimais, comment tu aurais fait puisqu’on ne pouvait pas encore se parler ?


— Mais je n’ai pas cessé de te dire que je t’aimais pendant que je t’attendais.

— Oui, mais moi, je ne pouvais pas t’entendre.

— On dit que les bébés entendent tout dans le ventre de leur mère.

— Je ne sais pas qui t’a raconté ça, en tout cas, je ne me souviens de rien.

Maman me regarda bizarrement.

— Où veux-tu en venir ?

— Disons que pour me dire tout ce que tu ressentais, et que je puisse m’en souvenir, tu aurais pu avoir l’idée de m’écrire. Tu m’aurais rédigé une lettre à lire bien après ma naissance, par exemple, une lettre où tu me souhaiterais plein de choses, où tu me donnerais deux, trois conseils pour être heureux quand je serai grand.

— Et tu voudrais que je te l’écrive maintenant, cette lettre ?

— Oui, c’est exactement ça, mais en te remettant dans la peau de la maman qui était enceinte de moi. Tu connaissais déjà mon prénom quand j’étais dans ton ventre ?

— Non, nous ne savions pas si tu étais une fille ou un garçon.

Nous l’avons choisi le jour où tu es venu au monde.

— Alors écris la lettre sans mettre de prénom, ce sera encore plus authentique.

— Où est-ce que tu vas chercher des idées pareilles ? me demanda maman en m’embrassant.

— Dans mon imagination ! Alors, tu veux bien le faire ?

— Oui, je vais te l’écrire, cette lettre, je m’y mettrai dès ce soir.

Maintenant, il est grand temps que tu ailles te coucher.


Je filai au lit, avec l’espoir que mon plan fonctionnerait jusqu’au bout. Si ma mère tenait sa promesse, la première partie était déjà gagnée.

Au petit matin, lorsque j’ai ouvert les yeux, j’ai trouvé une lettre de ma mère sur ma table de nuit et la photo de mon père posée contre le pied de la lampe de chevet. Pour la première fois depuis six mois, nous étions tous les trois réunis dans ma chambre.

La lettre de ma mère était la plus belle lettre du monde. Elle m’appartenait et serait à moi pour toujours. Mais j’avais une mission importante à accomplir, et pour ça, je devais la partager. Maman aurait sûrement compris si je l’avais mise dans le secret.

J’ai rangé la lettre dans mon cartable et, sur le chemin de l’école, je me suis arrêté chez le libraire. J’ai dépensé mes économies de la semaine pour acheter une feuille d’un très beau papier. J’ai donné la lettre de ma mère au libraire et nous avons fait une photocopie sur sa toute nouvelle machine. L’original et son double se confondaient. Un faux presque parfait, comme si j’avais la lettre de ma mère et son ombre. J’ai tout de même gardé l’original pour moi.

À la récré de midi, je suis allé traîner du côté des grandes poubelles. J’ai fini par trouver ce dont j’avais besoin, un petit morceau de bois brûlé de la remise qui avait échappé à la décharge. Il y avait encore assez de suie dessus pour mettre la deuxième partie de mon plan à exécution.

Je l’ai enveloppé dans une serviette de table que j’avais chapardée à la cantine et je l’ai caché dans mon cartable.

Pendant le cours d’histoire de Mme Henry, alors que Cléopâtre en faisait baver des vertes et des pas mûres à Jules César, j’ai sorti discrètement mon bout de bois noirci et le double de la lettre. Je les ai posés sur mon bureau et j’ai commencé à salir le papier en étalant un peu de suie. Une traînée par-ci, une tache par-là. Mme Henry avait dû repérer mon petit manège, elle s’est arrêtée de parler, laissant Cléopâtre au milieu d’un discours, et s’est avancée vers moi. J’ai roulé ma feuille en boule et j’ai vite attrapé un crayon dans ma trousse.

— Je peux savoir ce que tu as sur les mains ? me demanda-telle.

— Mon stylo, madame, lui répondis-je sans hésitation.


— Il doit fuir d’une drôle de façon ton stylo bleu, pour que tu sois tout taché de noir. Dès que tu auras récupéré de quoi écrire normalement, tu me copieras cent fois « Le cours d’histoire n’est pas fait pour dessiner ». Maintenant, va te laver les mains et la figure, et reviens immédiatement.

Les copains de classe riaient aux éclats pendant que je me dirigeais vers la porte. Ah, elle est belle la camaraderie !

En arrivant devant la glace des toilettes, j’ai compris tout de suite comment je m’étais fait prendre. Je n’aurais jamais dû passer ma main sur mon front, je ressemblais à un charbonnier.

De retour à mon pupitre, j’ai récupéré ma feuille de papier en piteux état, redoutant que tout mon travail soit anéanti. Bien au contraire, froissée comme ça, ma lettre avait exactement l’apparence que je voulais lui donner. La sonnerie de la fin des cours allait retentir, je pourrais bientôt mettre la troisième et dernière partie de mon projet à exécution.


*

* *


J’avais bon espoir que mon plan ait fonctionné. Le lendemain, la lettre n’était plus à l’endroit où je l’avais volontairement mal cachée, sous un morceau de bois des restes de l’ancienne remise.

Mais j’allais devoir patienter une semaine pour en avoir la confirmation.


*

* *


Le mardi d’après, j’étais en pleine conversation avec Luc, sur mon banc favori, quand Yves s’est approché de nous et a demandé à mon copain s’il pouvait nous laisser seuls. Yves a pris sa place, il a gardé le silence quelques instants.


— J’ai donné mon congé à Mme la directrice, je m’en vais à la fin de la semaine. Je voulais te l’annoncer moi-même.

— Alors vous aussi vous allez partir, pourquoi ?

— C’est une longue histoire. À mon âge, il est temps que je quitte l’école, non ? Disons que, pendant toutes ces années ici, je vivais dans le passé, prisonnier de mon enfance. Je me sens libre désormais. J’ai du temps à rattraper, il faut que je me construise une vraie vie, que je sois enfin heureux.

— Je comprends, ai-je marmonné, vous allez me manquer, j’aimais bien vous avoir pour copain.

— Toi aussi tu me manqueras, nous nous reverrons peut-être un jour.

— Peut-être. Vous allez faire quoi ?

— Tenter ma chance ailleurs, j’ai un vieux rêve à réaliser, et une promesse à tenir. Si je te dis ce que c’est, tu sauras te taire ?

Juré ?

J’ai craché par terre.

Yves m’a murmuré son secret à l’oreille, mais comme c’est un secret, motus et bouche cousue. Je suis quelqu’un de parole.

On s’est serré la main, on avait décidé que c’était mieux de se dire au revoir tout de suite. Vendredi, ce serait trop triste.

Comme ça, on avait quelques jours pour s’habituer à l’idée de ne plus se voir.

En rentrant, je suis monté dans le grenier et j’ai relu la lettre de maman. C’est peut-être cette phrase où elle m’écrit que son plus grand souhait serait que je sois épanoui plus tard ; qu’elle espère que je trouverai un métier qui me rendra heureux et que quels que soient les choix que je ferai dans ma vie, tant que j’aimerai et que je serai aimé, j’aurai réalisé tous les espoirs qu’elle fonde en moi.

Oui, ce sont peut-être ces lignes-là qui ont libéré Yves des chaînes qui le retenaient à son enfance.

Pendant un temps, j’ai regretté d’avoir partagé la lettre de ma mère avec lui. Ça m’a coûté un copain.


Mme la directrice et les professeurs ont organisé une petite fête d’adieu. La cérémonie s’est tenue à la cantine. Yves était beaucoup plus populaire qu’il ne l’imaginait, tous les parents d’élèves sont venus et je crois que ça l’a beaucoup ému. J’ai demandé à maman qu’on s’en aille. Le départ d’Yves, je n’avais envie de le vivre avec personne.


C’était un soir sans lune, inutile de traîner au grenier. Mais dans les plis des rideaux de ma chambre, alors que je m’endormais, j’ai entendu la voix de l’ombre d’Yves me dire merci.


*

* *


Depuis qu’Yves est parti, je ne vais plus me promener autour de l’ancienne remise. Je me suis rendu compte que les lieux aussi avaient des ombres. Les souvenirs rôdent et vous rendent nostalgique dès que vous vous en approchez trop près. C’est pas facile de perdre un copain. Pourtant, après avoir changé d’école j’aurais dû être habitué, mais non, rien n’y fait, c’est chaque fois la même chose, une part de soi reste avec celui qui s’en est allé, c’est comme un chagrin d’amour mais en amitié. Faut pas s’attacher aux autres, c’est trop risqué.

Luc sentait que j’avais le cafard. Chaque soir, en rentrant de l’école, il m’invitait à passer chez lui. Nous faisions nos devoirs ensemble avec un éclair au café en prime entre les exercices de maths et les répétitions du cours d’histoire.


Le trimestre a fini par passer, j’ai fait extrêmement attention où je mettais les pieds, j’avais besoin de reprendre des forces avant d’utiliser à nouveau mon pouvoir. Je voulais apprendre à bien savoir m’en servir.

Juin tirait à sa fin, les vacances approchaient et j’avais réussi à garder mon ombre tout ce temps-là.


Maman n’a pas assisté à la remise des prix, elle était de garde et aucune de ses collègues n’a pu la remplacer. Ça l’a rendue très malheureuse, je lui ai dit que ce n’était pas grave. Il y aurait une autre cérémonie l’année prochaine et on s’arrangerait pour que cette fois-là elle puisse se libérer.

Alors que je montais sur l’estrade, je jetai des coups d’oeil vers la tribune où les parents d’élèves avaient pris place en espérant y voir mon père, peut-être qu’il s’était faufilé au milieu des autres pères pour me faire une surprise. Lui aussi devait être de garde, mes parents n’ont pas de chance, je ne peux pas leur en vouloir, ce n’est pas leur faute.

Le bonheur de la remise des prix de fin d’année, c’est justement la fin de l’année. Deux mois sans voir Marquès et Élisabeth roucouler comme deux crétins sous le marronnier de la cour, on appelle ça l’été et c’est la plus belle des saisons.


3.

L’avantage de vivre dans ma petite ville, c’est qu’on n’a pas vraiment besoin d’aller très loin pour partir en vacances. Entre l’étang pour aller se baigner et la forêt pour pique-niquer, on a tout ce qu’il faut sur place. Luc aussi restait, ses parents ne pouvaient pas fermer la boulangerie. Les gens auraient été obligés d’acheter leur pain au supermarché et la maman de Luc dit que quand on prend des mauvaises habitudes c’est très dur de s’en défaire.

Fin juillet, il s’est passé un truc épatant. Luc a hérité d’une petite soeur. C’était assez rigolo de la voir gigoter dans son berceau. Luc n’était plus tout à fait le même depuis la naissance de sa soeur, moins insouciant, il pensait à son rôle de grand frère et me parlait souvent de ce qu’il ferait plus tard. Moi aussi, j’aurais aimé avoir une petite soeur ou un petit frère.


Au mois d’août maman eut droit à dix jours de congés. Nous avons emprunté la voiture d’une de ses amies et nous avons roulé jusqu’à la mer. C’était la deuxième fois de ma vie que je m’y rendais.

Ça vieillit pas la mer, la plage était pareille la dernière fois.

C’est dans ce petit village au bord de l’eau que j’ai rencontré Cléa. Une fille bien plus jolie qu’Élisabeth. Cléa était sourde et muette de naissance, une amie faite pour moi, nous nous sommes tout de suite très bien entendus.

Pour compenser sa surdité, Dieu a donné de grands yeux à Cléa, ils sont immenses, c’est ce qui fait toute la beauté de son visage. À défaut d’entendre elle voit tout, aucun détail ne lui échappe. En fait, Cléa n’est pas vraiment muette, ses cordes vocales sont intactes, mais comme elle n’a jamais pu entendre les mots, elle ne sait pas les prononcer. Ça semble assez logique.

Quand elle essaie de parler, les sons rauques qui sortent de sa gorge font un peu peur au début, mais dès qu’elle rit, alors sa voix ressemble à la musique d’un violoncelle et j’adore le violoncelle. Ce n’est pas parce que Cléa ne dit rien qu’elle est moins intelligente que les autres filles de son âge. Bien au contraire, elle connaît des poésies par coeur qu’elle récite avec les mains. Cléa se fait comprendre par des gestes. Ma première amie sourde et muette a un caractère bien trempé. Pour dire qu’elle a envie d’un Coca-Cola, par exemple, elle fait des trucs incroyables avec ses doigts, et ses parents devinent aussitôt ce qu’elle veut. J’ai tout de suite appris comment on dit « non » en langage des signes quand elle a demandé si on pouvait avoir une deuxième glace.

J’avais acheté une carte postale au bazar de la plage pour écrire à mon père. J’ai rempli la partie gauche en m’appliquant à écrire tout petit, vu le manque de place, mais au moment de remplir les lignes à droite, mon crayon est resté suspendu dans le vide, et moi avec. Je ne savais pas où l’adresser. Me rendre compte que j’ignorais où vivait mon père m’a fichu un de ces coups... J’ai repensé à la petite phrase d’Yves sur le banc de la cour, quand il me disait que l’avenir était devant moi. Assis sur le sable, je ne voyais devant moi que les mouettes plonger dans l’eau pour attraper des poissons, et ça me ramenait aux parties de pêche avec papa.