La vie peut basculer à une vitesse incroyable. Tout va très mal et soudain un événement imprévu change le cours des choses.

J’avais envie d’une autre existence, je n’avais eu ni frère ni soeur, mais, comme Luc, je réfléchissais à mon avenir. L’été de ces vacances au bord de la mer avec maman, ma vie a chaviré.

Dès que j’ai rencontré Cléa, j’ai su que plus rien ne serait comme avant. Le jour de la rentrée, les copains seraient verts de jalousie en apprenant que j’avais une amie sourde-muette, je me réjouissais de voir la tête que ferait Élisabeth.

Cléa dessine des mots dans l’air, de la poésie atmosphérique.

Élisabeth ne lui arrive pas à la cheville. Mon père disait qu’il ne faut jamais comparer les gens, chaque personne est différente, l’important est de trouver la différence qui vous convient le mieux. Cléa était ma différence.


Par une fin de matinée ensoleillée, la première depuis le début de notre séjour, Cléa s’est approchée de moi alors que nous nous promenions sur le port. Jamais nous n’avions été si proches. Nos ombres se frôlaient sur la jetée, j’ai eu peur et j’ai fait un pas en arrière. Cléa n’a pas compris ma réaction. Elle m’a regardé longuement, j’ai vu du chagrin dans ses yeux, puis elle est partie en courant. J’ai eu beau l’appeler de toutes mes forces, elle ne s’est pas retournée. Quel crétin, elle pouvait pas m’entendre ! J’avais rêvé de lui prendre la main dès les premiers instants de notre rencontre. Face à la mer, nous aurions eu plus belle allure qu’Élisabeth et Marquès sous leur pauvre marronnier de cour d’école. Si j’avais reculé, c’est parce que je ne voulais surtout pas lui voler son ombre. Je ne voulais rien savoir d’elle qu’elle n’ait voulu me dire avec ses mains. Cléa ne pouvait pas deviner ça et mon mouvement de recul lui avait fait de la peine.

Le soir, je n’ai pas cessé de réfléchir à la façon de me faire pardonner et de nous réconcilier.

Après avoir pesé le pour et le contre, je me suis convaincu qu’il n’y avait qu’un seul moyen de réparer le mal que je lui avais fait : lui dire la vérité. Partager mon secret avec Cléa était à mes yeux la seule solution si je voulais vraiment qu’on apprenne à se connaître. À quoi ça sert de vouloir se lier à quelqu’un, si on ne prend pas le risque de lui faire confiance ?

Restait à trouver comment le lui révéler. Mon niveau en langage de sourd-muet était encore assez limité et je manquais de gestes pour lui raconter une telle histoire.

Le lendemain, le ciel était couvert. Agenouillée sur un rocher au bout de la jetée, Cléa jouait à faire des ricochets en lançant des galets dans l’eau. Sa mère, trop heureuse qu’elle ait un ami, m’avait confié que c’était son refuge, elle s’y rendait chaque matin. Je suis allé à sa rencontre et me suis assis près d’elle.

Nous avons regardé un long moment les vagues venir se fracasser contre la grève. Cléa faisait comme si je n’étais pas là, elle m’ignorait. J’ai réuni toutes mes forces et j’ai avancé ma main vers la sienne, espérant la frôler, mais Cléa s’est levée et elle s’est éloignée en sautillant de rocher en rocher. Je l’ai suivie, je me suis planté face à elle et j’ai pointé du doigt nos ombres, qui s’étiraient sur la jetée. Je lui ai demandé de ne pas bouger, j’ai fait un pas de côté et mon ombre a recouvert la sienne. Puis j’ai reculé et les yeux de Cléa sont devenus encore plus grands. Elle a tout de suite compris ce qui venait de se passer. Pour quelqu’un d’un tant soit peu observateur, ce n’était pas si difficile, l’ombre devant moi avait les cheveux longs, celle devant elle, les cheveux courts. Je me suis bouché les oreilles, en espérant que son ombre serait aussi muette qu’elle, mais j’ai tout de même eu le temps de l’entendre me dire « Au secours, aide-moi ». Je me suis agenouillé et j’ai crié « Tais-toi, je t’en supplie, tais-toi ! » et j’ai aussitôt fait en sorte que nos ombres se recouvrent à nouveau pour que tout rentre dans l’ordre.

Cléa a dessiné un grand point d’interrogation dans l’air. J’ai haussé les épaules et cette fois, c’est moi qui suis parti. Cléa courait derrière moi, j’ai eu peur qu’elle glisse sur les rochers, j’ai ralenti l’allure. Elle m’a pris par la main, elle aussi voulait partager un secret avec moi. Pour que nous soyons quittes.

Au bout de la jetée se dresse un petit phare de rien du tout. À

le regarder planté là tout seul, on dirait que ses parents l’ont abandonné et qu’il a cessé de grandir. Sa lanterne est éteinte, il n’éclaire plus la mer depuis longtemps.

Ce vieux phare abandonné au bout de la jetée, c’est le vrai lieu secret de Cléa. Depuis qu’elle me l’a fait découvrir, elle m’y emmène dès que nous nous retrouvons. Nous passons sous la chaîne à laquelle se balance un vieux panneau rouillé sur lequel est écrit Accès interdit, nous poussons la porte en fer dont la serrure rongée par le sel a rendu l’âme et grimpons l’escalier jusqu’au balcon de veille. Cléa monte la première à l’échelle qui mène à la coupole et nous restons là des heures entières à guetter les bateaux et scruter l’horizon. Cléa dessine les vagues d’un délicat mouvement du poignet gauche et sa main droite ondule pour figurer les grands voiliers qui croisent au large.

Quand le soleil décline, elle fait un cercle en joignant ses pouces et ses index, elle fait glisser derrière mon dos le soleil inventé par ses mains, puis son rire de violoncelle envahit tout l’espace.

Le soir, lorsque maman me demande où j’ai passé ma journée, je lui parle d’un endroit sur la plage, à l’opposé d’un phare qui n’appartient qu’à Cléa et à moi, un petit phare de rien du tout, un phare abandonné que nous avons adopté.


Le troisième jour des vacances, Cléa n’a pas voulu monter à la coupole, elle est restée assise au pied du phare et j’ai deviné à son air renfrogné qu’elle attendait quelque chose de moi. Elle a sorti un petit bloc-notes de sa poche et a griffonné sur une feuille de papier qu’elle m’a tendue : « Comment fais-tu ça ? »

À mon tour j’ai pris son bloc-notes pour lui répondre.

— Fais quoi ?

— Ton truc avec les ombres, a écrit Cléa.

— Je n’en ai pas la moindre idée, c’est venu comme ça et je m’en serais bien passé.

Grattement de crayon sur la feuille de papier, Cléa a raturé sa ligne, elle avait changé d’idée en cours d’écriture. Sous le trait j’avais pu quand même lire « Tu es fou ! » mais elle avait finalement préféré me dire « Tu as de la chance, est-ce que les ombres te parlent ? »

Comment elle avait pu deviner ? J’étais incapable de lui mentir.

— Oui !

— Est-ce que la mienne est muette ?

— Non, je ne crois pas.

— Tu ne crois pas ou tu en es sûr ?

— Elle n’est pas muette.

— C’est normal, moi non plus je ne suis pas muette dans ma tête. Tu veux bien parler avec mon ombre ?

— Non, j’aime mieux parler avec toi.

— Qu’est-ce qu’elle t’a dit ?

— Rien d’important, c’était trop court.

— Elle a une jolie voix, mon ombre ?

Je n’avais pas saisi toute l’importance, pour Cléa, de la question qu’elle venait de me poser. C’était comme si une personne aveugle me demandait à quoi ressemblait son reflet dans un miroir. La différence de Cléa se trouvait dans son silence, ça la rendait unique à mes yeux, mais Cléa rêvait de ressembler à n’importe quelle autre fille de son âge, une fille qui pourrait s’exprimer autrement que par signes. Si elle avait su combien sa différence était belle.

J’ai pris le crayon.

— Oui, Cléa, la voix de ton ombre est claire, ravissante et mélodieuse. Elle te correspond parfaitement.

J’ai rougi en écrivant ces lignes et Cléa aussi en les lisant.

— Pourquoi es-tu triste ? m’a demandé Cléa.

— Parce que les vacances vont forcément finir et que tu vas me manquer.

— Nous avons encore une semaine devant nous, et puis si tu reviens l’an prochain, tu sauras où me trouver.

— Oui, au pied du phare.

— Je t’y attendrai dès le premier jour des vacances.

— Tu promets ?

Cléa a dessiné une promesse avec ses mains. C’est bien plus beau qu’avec des mots.

Une éclaircie perçait le ciel, Cléa leva la tête et écrivit sur le bloc-notes :

— Je voudrais que tu marches encore sur mon ombre, que tu me dises ce qu’elle te raconte.

J’ai hésité, mais j’ai voulu lui faire plaisir, alors je me suis avancé vers elle. Cléa a posé ses mains sur mes épaules et s’est approchée tout près de moi. J’avais le coeur qui battait à cent à l’heure, je ne prêtais aucune attention à nos ombres, seulement aux yeux immenses de Cléa qui se rapprochaient de mon visage, à m’en faire loucher. Nos nez se sont frôlés, Cléa a jeté son chewing-gum, mes jambes étaient toutes molles, j’avais l’impression que j’allais m’évanouir.

J’ai entendu dire dans un film que les baisers avaient un goût de miel, avec Cléa ils avaient le goût du chewing-gum à la fraise qu’elle avait jeté avant de m’embrasser. À écouter mon coeur tambouriner dans ma poitrine, je me suis dit qu’on pouvait peut-être mourir d’un baiser. J’avais quand même envie qu’elle recommence, mais elle a reculé. Elle me dévisageait. Elle a souri et a écrit sur la feuille de papier, avant de partir en courant :

— Tu es mon voleur d’ombre, où que tu sois, je penserai toujours à toi.

Voilà comment la vie peut chavirer, un mois d’août. Il suffit de rencontrer une Cléa pour que plus aucun matin ne soit le même, pour que plus rien ne soit comme avant, pour que la solitude s’efface.

Le soir qui a suivi mon premier baiser, j’ai eu envie d’écrire à Luc ce qui m’était arrivé. Peut-être pour prolonger cet instant.

Parler de Cléa, c’était la garder encore un peu avec moi. Et puis j’ai déchiré la lettre en mille morceaux.


Le lendemain, Cléa n’était pas au pied du phare. J’ai fait dix allers-retours sur la jetée en l’attendant. J’ai eu peur qu’elle soit tombée à l’eau. C’est drôlement dangereux de s’attacher à quelqu’un. C’est incroyable ce que ça peut faire mal. Rien que la peur de perdre l’autre est douloureuse. Jamais je n’aurais imaginé cela avant. Pour papa, je n’avais pas eu le choix, on ne choisit pas son père et encore moins le fait qu’il décide un jour de vous quitter, mais Cléa, c’était différent. Avec elle, tout était différent. Je broyais du noir quand soudain j’ai entendu au loin la mélodie du violoncelle. Cléa était sur le port en compagnie de ses parents devant la baraque du marchand de glaces. Son père avait renversé son cornet sur sa chemise et Cléa riait aux éclats.

Je ne savais pas quoi faire, rester là ou courir la rejoindre ? La maman de Cléa m’a adressé un signe de la main. Je lui ai retourné son bonjour et je suis parti dans la direction opposée.

Je passai une sale journée à attendre Cléa sans comprendre pourquoi ça me rendait si cafardeux. La digue où nous nous promenions encore la veille était battue par les vagues. D’être là, tout seul, me rendait triste à crever. Je devais avoir croisé la pire des ombres, celle de l’absence, et sa compagnie était détestable. Je n’aurais pas dû faire confiance à Cléa, et lui révéler mon secret. Je n’aurais pas dû la rencontrer. Quelques jours plus tôt, je n’avais pas besoin d’elle, ma vie était ce qu’elle était mais au moins elle tenait debout. Maintenant, sans nouvelles de Cléa, tout s’écroulait autour de moi. C’est moche d’avoir à guetter un signe de quelqu’un pour se sentir heureux.

J’ai quitté la jetée et je suis allé me promener près du bazar de la plage. J’avais envie d’écrire à mon père, alors j’ai chapardé une grande carte postale sur le tourniquet et je me suis installé à une table de la buvette. À cette heure-là, il n’y avait pas grand monde, le serveur n’a rien dit.


Papa,

Je t’écris du bord de la mer où maman et moi passons quelques jours de vacances. J’aurais aimé que tu sois avec nous, mais les choses sont ce qu’elles sont. J’aimerais avoir de tes nouvelles, savoir que tu es heureux. Côté bonheur, pour moi, ça va ça vient. Si tu avais été là, je t’aurais raconté ce qui m’arrive et j’imagine que ça m’aurait fait du bien. Tu m’aurais donné des conseils. Luc dit qu’il n’en peut plus des conseils de son père, moi je suis en manque.

Maman prétend que l’impatience tue l’enfance, je voudrais tellement grandir, papa, être libre de voyager, fuir les endroits où je ne me sens pas bien. Adulte, je partirai à ta rencontre, je te retrouverai, où que tu sois.

Si d’ici là nous ne nous sommes pas revus, nous aurons tant de choses à nous raconter qu’il nous faudra cent déjeuners pour tout se dire, ou au moins une semaine de vacances rien qu’à nous deux. Ce serait formidable de pouvoir passer autant de temps ensemble. Je devine que ça doit être trop compliqué et je me demande pourquoi. Chaque fois que j’y pense, je me demande aussi pourquoi tu n’écris pas. Toi, tu sais où j’habite.