Personne ne peut expliquer pourquoi certaines nuits, les Urgences débordent de monde en souffrance tandis que d’autres, rien ou presque ne se passe. Vu mon état de fatigue, je n’allais pas m’en plaindre.
Sophie me rejoignit à la cafétéria. Je m’étais assoupi, la tête posée sur mes bras, le nez contre la table. Elle me réveilla d’un coup de coude.
— Tu dors ?
— Plus maintenant, répondis-je.
— Mes fermiers ont trouvé la perle rare, un lapereau roux, exactement comme tu l’avais demandé.
— Où sont-ils ?
— Dans un hôtel du quartier, ils attendent mes instructions.
Je suis externe en pédiatrie, pas vétérinaire, si tu pouvais m’éclairer sur la suite de ton plan, ça m’aiderait beaucoup.
— Appelle-les, dis-leur de se présenter aux Urgences, j’irai les accueillir.
— À 3 heures du matin ?
— Tu as déjà vu le chef de clinique se promener dans les couloirs à 3 heures du matin ?
Sophie chercha le numéro de l’hôtel dans le petit carnet noir qu’elle gardait toujours dans la poche de sa blouse. Je filai vers le sas des Urgences.
Les parents de son jeune patient avaient l’air hagard. Qu’on leur demande de se réveiller au milieu de la nuit pour apporter un lapin à l’hôpital les étonnait autant que Sophie. Le petit mammifère était caché dans la poche du manteau de la mère, je les fis entrer et les présentai à l’intendante des admissions. Un oncle et une tante de province de passage en ville, venus me rendre visite. Elle ne s’étonna pas outre mesure de l’heure étrange de cette réunion familiale. Pour surprendre quelqu’un qui travaille aux Urgences d’un centre hospitalier, il en faut bien plus que cela.
Je conduisis les parents à travers les couloirs, veillant à éviter les infirmières de garde.
En chemin, j’expliquai à la mère du petit garçon ce que j’attendais d’elle. Nous arrivâmes au palier de l’aile de pédiatrie.
Sophie nous y attendait.
— J’ai envoyé l’infirmière de service me chercher un thé au distributeur de la cafétéria, je ne sais pas ce que tu as l’intention de faire, mais fais-le vite. Elle ne tardera pas à revenir. Je nous donne vingt minutes tout au plus, annonça Sophie.
La maman entra seule avec moi dans la chambre de son fils.
Elle s’assit sur le lit et lui caressa le front pour le réveiller. Le petit garçon ouvrit les yeux et vit sa mère, comme dans un rêve.
Je m’assis de l’autre côté.
— Je ne voulais pas te réveiller mais j’ai quelque chose à te montrer, lui dis-je.
Je lui promis qu’il n’avait pas mangé son lapin et que ce dernier n’était pas mort. Il avait eu un bébé, et ce salaud s’était aussitôt fait la belle pour aller convoler avec une autre lapine.
Certains pères font des choses comme ça.
— Le tien attend dans le couloir, tout seul derrière cette porte au beau milieu de la nuit, parce qu’il t’aime plus que tout au monde, comme il aime ta mère d’ailleurs. Maintenant, au cas où tu ne me croirais pas, regarde !
La mère sortit le lapereau de sa poche et le posa sur le lit de son fils, le retenant entre ses mains. L’enfant fixa l’animal. Il avança lentement la main et lui caressa la tête, la maman le lui confia, le contact était noué.
— Ce petit lapin n’a plus personne pour veiller sur lui, il a besoin de toi. Et si tu ne retrouves pas tes forces, il va dépérir. Il faut vraiment que tu recommences à t’alimenter, pour t’occuper de lui.
J’ai laissé l’enfant en compagnie de sa mère. Une fois dans le couloir, j’ai invité son père à les rejoindre, j’avais bon espoir que mon stratagème fonctionne. Cet homme, à l’apparence bourrue, me prit dans ses bras et me serra contre lui. Pendant un court instant, j’aurais voulu être ce petit garçon qui allait retrouver son père.
*
* *
En arrivant le surlendemain à l’hôpital, je découvris un message dans mon casier. Il émanait de la secrétaire de mon chef de service : j’étais prié de me présenter illico à son bureau.
Ce genre de convocation était une première pour moi, j’en touchai deux mots à Sophie. L’infirmière de garde avait trouvé des poils de lapin sur la literie du petit patient de la chambre 302, l’enfant avait vendu la mèche contre un jus de fruits et des céréales.
Sophie avait tout expliqué à l’infirmière et, au vu du résultat obtenu, l’avait suppliée de garder le silence sur la nature du remède. Hélas, certaines personnes sont plus attachées au respect des règlements qu’à l’intelligence de s’y dérober parfois.
C’est fou comme les réglementations rassurent ceux qui manquent d’imagination.
Après tout, j’avais survécu aux colles à répétition de Mme Schaeffer, soixante-deux en six années de scolarité, soit un samedi sur quatre, je travaillais dans cet hôpital quatre-vingt-seize heures par semaine, que pouvait-il m’arriver de plus ?
Je n’eus pas besoin de me rendre dans le bureau du professeur Fernstein, le grand patron assurait lui-même la visite matinale accompagné de ses deux adjoints. Je me joignis au groupe d’étudiants qui les suivait. Sophie n’en menait pas large lorsque nous entrâmes dans la chambre 302.
Fernstein consulta la feuille accrochée au pied du lit, silence de plomb pendant qu’il en faisait la lecture.
— Voilà donc un garçon qui a recouvré l’appétit ce matin, heureuse nouvelle, n’est-ce pas ? lança-t-il à l’assemblée.
Le psychiatre s’empressa de vanter les bienfaits de la thérapie qu’il avait choisi d’appliquer depuis plusieurs jours.
— Et vous, dit Fernstein, en se tournant vers moi, vous n’avez aucune autre explication pour justifier ce rétablissement soudain ?
— Pas la moindre, professeur, répondis-je en baissant la tête.
— Vous en êtes certain ? insista-t-il.
— Je n’ai pas eu le temps d’étudier le dossier de ce patient, je passe la moitié de mon temps aux Urgences...
— Alors nous devons tous en conclure que l’équipe de psys en charge a excellé dans son travail et lui attribuer tout le mérite de ce succès ? me demanda-t-il en m’interrompant.
— Je ne vois pas ce qui nous permettrait de penser autrement.
Fernstein reposa la feuille au pied du lit et s’approcha du petit garçon. Sophie et moi échangeâmes un regard, elle enrageait.
Le vieux professeur caressa les cheveux de l’enfant.
— Je suis ravi que tu ailles mieux, mon garçon, nous allons progressivement te réalimenter et, si tout va bien, d’ici quelques jours nous pourrons enlever ces aiguilles de ton bras et te rendre à ta famille.
La visite se poursuivit de chambre en chambre. Lorsqu’elle s’acheva au bout du palier, le groupe d’étudiants se dispersa, chacun retournant à ses occupations.
Fernstein me rappela alors que je m’éclipsais.
— Deux mots, jeune homme ! me dit-il.
Sophie vint vers nous et s’interposa.
— Je partage l’entière responsabilité de ce qui s’est passé, monsieur, c’est ma faute, dit-elle.
— J’ignore de quelle faute vous me parlez, mademoiselle, aussi, je ne saurais trop vous conseiller de vous taire. Vous devez avoir du travail, fichez-moi le camp !
Sophie ne se le fit pas répéter et me laissa seul en compagnie du professeur.
— Les règlements, jeune homme, me dit-il, sont faits pour vous permettre d’acquérir de l’expérience sans tuer trop de patients, et l’expérience acquise vous permet d’y déroger.
J’ignore comment vous avez accompli ce petit miracle, ou ce qui vous a mis sur la piste, et je serais ravi qu’un jour vous ayez l’extrême bonté de m’en toucher un mot, je n’ai eu droit qu’aux grandes lignes. Mais pas aujourd’hui, sans quoi je serais dans l’obligation de vous sanctionner et je suis de ceux qui pensent que dans nos métiers, seul le résultat compte. En attendant, vous devriez considérer la pédiatrie pour votre internat.
Lorsque l’on a un don, il est dommage de le gâcher, vraiment dommage.
Sur ces mots, le vieux professeur se retourna sans me saluer.
Ma garde achevée, je rentrai chez moi, préoccupé. Toute la journée et toute la nuit, j’avais ressenti une impression d’inachevé qui me pesait, sans que je réussisse à en identifier la cause.
*
* *
La semaine fut infernale, les Urgences ne désemplissaient pas et mes gardes se prolongeaient bien au-delà des vingt-quatre heures usuelles.
Je retrouvai Sophie le samedi matin, les yeux plus cernés que jamais.
Nous nous étions donné rendez-vous dans un parc, devant le grand bassin où des enfants jouaient à faire naviguer des modèles réduits.
En arrivant, elle me tendit un panier rempli d’oeufs, de salaisons et d’un pâté.
— Tiens me dit-elle, c’est de la part des fermiers, ils l’ont déposé pour toi hier à l’hôpital, tu étais déjà parti, ils m’ont chargée de te le remettre.
— Promets-moi que ce n’est pas de la terrine de lièvre !
— Non, c’est du cochon. Les oeufs sont tout frais. Si tu viens chez moi ce soir, je te ferai une omelette.
— Comment va ton malade ?
— Il reprend des couleurs un peu plus chaque jour, il sortira bientôt.
Je me penchai en arrière sur ma chaise, mains derrière la nuque, et profitai de la chaleur des rayons du soleil.
— Comment as-tu fait ? me demanda Sophie. Trois psys ont tout tenté pour le faire parler, et toi en quelques minutes passées avec lui dans le jardin tu as réussi...
J’étais trop fatigué pour lui donner l’explication logique qu’elle voulait entendre. Sophie avait besoin de rationnel et c’était ce dont je manquais le plus à l’instant où elle me parlait.
Les mots sortirent de ma bouche sans que j’y réfléchisse, comme si une force me poussait à dire tout haut ce que je n’avais encore jamais osé avouer, pas même à moi.
— Ce petit garçon ne m’a rien dit, c’est son ombre qui m’a confié de quoi il souffrait.
J’ai reconnu soudain dans les yeux de Sophie le regard désolé que ma mère m’avait adressé un jour dans le grenier.
Elle resta silencieuse quelques instants, puis se leva.
— Ce ne sont pas nos études qui nous empêchent de vivre une vraie relation, dit-elle, la lèvre tremblante. Nos horaires ne sont qu’un prétexte. La véritable raison, c’est que tu ne me fais pas assez confiance.
— C’est peut-être en effet une question de confiance, sinon, tu m’aurais cru, répondis-je.
Sophie s’en est allée. J’ai attendu quelques secondes et une petite voix au fond de moi m’a traité d’imbécile. Alors j’ai couru derrière elle pour la rattraper.
— J’ai eu de la chance, voilà tout, je lui ai posé les bonnes questions. Je suis allé puiser dans ma propre enfance, je lui ai demandé s’il avait perdu un ami, je l’ai fait parler de ses parents et de fil en aiguille j’ai soulevé le lièvre, enfin, façon de parler...
C’était juste un coup de bol, et je n’en tire aucune gloire.
Pourquoi accordes-tu tant d’importance à cela, il est en voie de guérison. C’est ce qui compte, non ?
— J’ai passé des heures au chevet de ce môme sans jamais entendre le son de sa voix, et toi tu veux me faire croire qu’en quelques minutes tu as réussi à lui faire te raconter sa vie ?
Je n’avais encore jamais vu Sophie dans un tel état de colère.
Je la pris dans mes bras et, ce faisant, sans que j’y prête attention, mon ombre chevaucha la sienne.
« Je n’ai aucun talent, je n’excelle dans aucun domaine, mes professeurs ne cessaient de me le répéter. Je n’ai pas été la petite fille dont mon père rêvait ; de toute façon, c’est un fils qu’il voulait. Pas assez jolie, trop maigre ou trop grosse selon les âges, bonne élève mais loin d’être la meilleure... Je n’ai pas le souvenir d’avoir entendu le moindre compliment venant de lui.
Rien en moi ne trouvait grâce à ses yeux. »
Dans l’ombre de Sophie, j’ai entendu le murmure de cette confidence et cela m’a rapproché d’elle. Je l’ai prise par la main.
— Suis-moi, j’ai un secret à te confier.
Sophie s’est laissé entraîner vers un peuplier, nous nous sommes allongés sur l’herbe, à l’ombre des branches où il faisait un peu plus frais.
— Mon père est parti un samedi matin où je rentrais d’une colle, héritée la première semaine de la rentrée. Il m’attendait dans la cuisine pour m’annoncer son départ. Toute mon enfance, je me suis reproché de ne pas avoir été quelqu’un d’assez bien pour lui avoir donné envie de rester à la maison.
J’ai passé des nuits entières à chercher la faute que j’avais pu commettre, en quoi j’avais pu le décevoir. Je ne cessais de me répéter que si j’avais été un enfant brillant, capable de le rendre fier, il ne m’aurait pas quitté. Je savais qu’il aimait une autre femme que ma mère, mais il fallait que je me rende responsable de son absence. Parce que la douleur était le seul moyen de résister à la peur d’oublier son visage, de me rappeler qu’il existait, que j’étais comme les copains de ma classe, et que moi aussi j’avais un père.
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