— Je t’en supplie, Sophie, viens avec nous, ne fais pas ta bêcheuse, ne le culpabilise pas, je sais que tu aurais voulu passer ces deux jours avec lui, mais il était sur le point de me sauver la vie. À quoi sert de faire médecine si tu refuses de porter assistance à une personne en danger, surtout quand la personne en question, c’est moi ? Je vais mourir asphyxié sous les livres si vous ne me sortez pas d’ici. Viens avec nous, aie pitié, j’irai m’installer sur la plage et vous ne me verrez pas, je serai invisible. Je te promets de me tenir à distance, je ne dirai pas un mot, tu finiras par en oublier que je suis là. Deux jours à la mer, rien que vous deux et l’ombre de moi, dis oui, je t’en prie, je paie la location de la voiture, l’essence et l’hôtel. Tu te souviens des croissants que je n’avais faits que pour toi ? Je ne te connaissais pas, et je savais déjà qu’on allait bien s’entendre.
Si tu dis oui, je te ferai des chouquettes comme jamais tu n’en as mangé.
Sophie baissa les yeux, et demanda d’une voix très sérieuse.
— C’est quoi, d’abord, des chouquettes ?
— Raison de plus pour venir, reprit Luc, tu ne peux pas passer à côté de mes chouquettes ! Et si tu refuses, ce crétin ne viendra pas non plus, et si je ne vais pas prendre l’air, je ne pourrai pas reprendre mes révisions, je raterai mes examens, bref ma carrière de médecin est entre tes mains.
— Arrête de faire l’imbécile, dit tendrement Sophie en l’aidant à se relever.
Elle hocha la tête et conclut qu’il n’y en avait pas un pour racheter l’autre.
— Deux gamins ! dit-elle. Va pour la mer, et je veux mes chouquettes dès notre retour.
Nous avons laissé Luc à ses révisions, il passerait nous chercher le vendredi matin.
Alors que nous marchions vers chez elle, Sophie me prit par la main.
— Tu aurais vraiment renoncé à ce week-end si j’avais refusé de venir ? me demanda-t-elle.
— Tu aurais refusé ? lui répondis-je.
En entrant dans son studio, elle me confia que Luc était quand même un type unique en son genre.
9.
Luc avait sans nul doute réussi à dénicher la voiture de location la moins chère de la ville. Un vieux break aux ailes toutes de couleurs différentes. La calandre manquante, les deux phares séparés par un radiateur rouillé évoquaient une paire d’yeux au strabisme prononcé.
— Bon, elle louche un peu, dit Luc alors que Sophie hésitait à monter dans ce tas de ferraille, mais le moteur ronronne et les plaquettes de freins sont neuves. Même si l’embrayage craque un peu, elle nous mènera à bon port, et puis vous verrez, elle est spacieuse.
Sophie préféra s’installer à l’arrière.
— Je vous laisse devant, dit-elle en refermant sa portière dans un affreux grincement.
Luc fit tourner la clé de contact et se retourna vers nous, ravi.
Il avait raison, le moteur ronronnait gentiment.
Les amortisseurs étaient d’origine et le moindre virage nous faisait tanguer dans un balancement digne d’un manège. Après cinquante kilomètres, Sophie supplia pour que l’on s’arrête à la première station-service. Elle me délogea sans ménagement, elle préférait encore tenter sa chance à la place du mort que d’avoir à supporter le mal de coeur qu’elle ressentait sur la banquette arrière, glissant d’une fenêtre à l’autre à chaque coup de volant.
Nous en profitâmes pour faire le plein d’essence et avaler chacun un sandwich avant de reprendre la route.
Quant au reste du voyage, je ne m’en souviens plus. Allongé à mon aise et bercé par la route, je sombrai dans un profond sommeil. Il m’arrivait parfois d’entrouvrir les yeux, Sophie et Luc étaient en pleine conversation, leurs voix contribuaient à me bercer encore et je me rendormais.
Cinq heures après notre départ, Luc me secoua, nous étions arrivés.
Il gara la voiture devant la façade d’un vieil hôtel aussi décrépi qu’elle. À croire que cette épave avait retrouvé le chemin de sa maison.
— Je vous l’accorde, ce n’est pas un quatre étoiles, mais je me suis engagé à payer la note et c’est tout ce que je peux vous offrir, dit Luc en sortant nos sacs du coffre.
Nous le suivîmes jusqu’à la réception sans commentaire. La propriétaire de l’établissement balnéaire avait dû en prendre la gérance l’année de ses vingt ans, elle en avait cinquante de plus et son allure se confondait parfaitement avec la décoration du lieu. J’aurais imaginé que, hors saison, nous serions les seuls clients, mais une quinzaine de personnes âgées se penchèrent à la balustrade, curieuses de voir la tête des nouveaux visiteurs.
— Ce sont des réguliers, dit la patronne en haussant les épaules. La maison de retraite du coin a perdu sa licence, j’ai bien été obligée de récupérer tout ce joli petit monde, on n’allait pas les laisser à la rue. Vous avez de la chance, un des mes locataires est mort la semaine dernière, sa chambre est libre, je vais vous y conduire.
— Là, je dois dire que nous avons vraiment de la chance !
souffla Sophie en empruntant l’escalier.
La patronne demanda à ses pensionnaires de bien vouloir nous faire un peu de place dans le couloir afin de nous laisser passer.
Sophie distribua sourire sur sourire à chacun d’eux. Si l’hôpital venait à nous manquer, balança-t-elle à Luc, au moins nous ne serions pas trop dépaysés.
— Comment crois-tu que j’ai eu le tuyau ? rétorqua-t-il. Une copine de première année m’a filé l’adresse, pendant les vacances elle vient donner un coup de main pour se faire un peu d’argent.
La porte de la chambre 11 s’ouvrit sur une pièce à deux lits.
Sophie et moi nous retournâmes vers Luc.
— Je vous promets de me faire discret, s’excusa-t-il. Les hôtels sont faits pour dormir, non ? Et puis si vous voulez avoir la paix, j’irai coucher à l’arrière du break, voilà tout.
Sophie posa sa main sur l’épaule de Luc et lui dit que nous étions venus ici pour voir la mer et que c’était tout ce qui comptait. Rassuré, Luc nous proposa de choisir le lit que nous préférions.
— Aucun, marmonnai-je en lui donnant un coup de coude.
Sophie opta pour celui qui se trouvait le plus éloigné de la fenêtre et le plus proche de la salle d’eau.
Nos sacs posés, elle suggéra de ne pas nous attarder plus longtemps. Elle avait faim et envie de voir le grand large. Luc ne se le fit pas répéter deux fois.
La plage se trouvait à six cents mètres à pied, nous expliqua la patronne en nous griffonnant un plan sur une feuille de papier.
En chemin, nous trouverions une brasserie qui servait toute la journée.
— C’est moi qui vous invite, proposa Sophie, déjà enivrée par les embruns qui venaient jusqu’à nous.
C’est alors que nous nous engagions dans la rue du marché que je ressentis une impression de déjà-vu, j’aurais juré être venu ici auparavant. Je haussai les épaules, toutes les petites stations balnéaires se ressemblent, mon imagination devait encore me jouer des tours.
Luc et Sophie étaient affamés, le menu du jour ne les avait pas rassasiés et Sophie commanda une tournée de crèmes caramel.
Lorsque nous sortîmes de la brasserie, la nuit était tombée. La mer n’était pas bien loin, même si nous ne pourrions pas voir grand-chose dans l’obscurité, nous décidâmes d’aller faire un tour sur la plage.
La digue était à peine éclairée, trois vieux réverbères scintillaient à bonne distance les uns des autres, puis le reste de la jetée plongeait dans le noir.
— Vous sentez ça ? s’exclama Luc en écartant les bras. Vous sentez ce parfum d’iode ? Je viens enfin de me débarrasser de la puanteur du désinfectant de l’hôpital qui ne m’a pas quitté depuis que je travaille comme brancardier. Je suis allé jusqu’à me frotter l’intérieur des narines avec une brosse à dents pour m’en débarrasser, rien n’y fait, mais là, quelle merveille ! Et ce bruit, vous entendez le bruit des vagues ?
Luc n’attendit pas notre réponse, il ôta chaussures et chaussettes et se mit à courir sur le sable, fonçant vers la ligne d’écume. Sophie le regarda s’éloigner, elle me fit un petit clin d’oeil, se déchaussa et fila rejoindre Luc qui pourchassait la marée descendante en criant à tue-tête. J’avançai à mon tour, la lune était presque pleine et je vis s’étirer mon ombre devant moi. Au détour d’une flaque, j’aurais juré voir, dans les reflets d’eau salée, la silhouette d’une petite fille qui me regardait.
Je retrouvai Luc et Sophie, aussi essoufflés l’un que l’autre.
Nous avions les pieds glacés, Sophie commençait à grelotter. Je la pris dans mes bras pour lui frotter le dos, il était temps de rentrer. Nous retraversâmes la station, nos chaussures à la main. Tous les occupants de l’hôtel dormaient déjà, nous grimpâmes l’escalier à pas de loup.
Une fois douchée, Sophie se glissa dans les draps et s’endormit aussitôt. Luc la regarda dans son sommeil, il me fit un petit signe et éteignit la lumière.
*
* *
Au matin, l’idée de prendre notre petit déjeuner dans la salle à manger ne nous enchantait guère. L’ambiance n’y était pas d’une gaieté folle et les bruits de mastication étaient peu ragoûtants.
— C’est inclus dans le prix, insista Luc.
Mais, devant la mine déconfite de Sophie qui rechignait à tartiner ses biscottes, Luc repoussa sa chaise, nous ordonna de l’attendre et disparut dans la cuisine. Quinze longues minutes plus tard, les pensionnaires attablés relevèrent la tête de leurs assiettes, le nez alerté par une odeur inhabituelle. Plus un bruit ne se fit entendre, tous les petits vieux avaient reposé leurs couverts et chacun fixait la porte de la salle à manger, l’oeil vif.
Luc arriva enfin, la tête enfarinée, portant un panier rempli de galettes. Il fit le tour des tables, en offrit deux à chacun, puis il nous rejoignit, en posa trois dans l’assiette de Sophie, et s’installa.
— Je me suis débrouillé avec ce que j’ai trouvé, dit-il en s’asseyant. Il faudra que nous pensions à aller acheter trois paquets de farine, et autant de beurre et de sucre, je crois que j’ai dévalisé les réserves de notre taulière.
Ses galettes étaient savoureuses, tièdes et fondantes.
— Ça me manque, tu sais, dit Luc en faisant un tour d’horizon.
J’aimais ça, voir les premiers clients du matin arriver de bon appétit à la boulangerie. Regarde autour de nous comme ils semblent heureux, ce n’est pas de la médecine à proprement parler, mais ça a l’air de leur avoir fait du bien.
Je relevai la tête, les pensionnaires se régalaient. Au silence du matin, lorsque nous étions entrés, avaient succédé des conversations animées.
— Tu as des mains en or, dit Sophie la bouche pleine, après tout c’est peut-être une forme de médecine.
— Celui-là, dit Luc en désignant un vieillard qui se tenait droit comme un piquet, ça pourrait être Marquès dans quelques années.
Chacun de nos voisins avait au moins trois fois nos âges. Au milieu de ces visages badins – on entendait même par-ci par-là fuser quelques éclats de rire – j’eus l’étrange impression d’être de retour dans la cantine d’une école où mes copains de classe auraient pris un léger coup de vieux.
— On va voir à quoi ressemble la mer au grand jour ? proposa Sophie.
Le temps de remonter dans notre chambre, d’enfiler un pull et un manteau, nous quittions la pension.
En arrivant sur la plage, je compris enfin ce que j’avais ressenti la veille. Cette petite station balnéaire ne m’était pas inconnue. Au bout de la jetée, la lanterne d’un phare émergea de la brume du matin, un petit phare abandonné, fidèle au souvenir que j’en avais gardé.
— Tu viens ? me demanda Luc.
— Pardon ?
— Il y a un troquet ouvert au bout de la plage. Sophie et moi rêvons d’un vrai café ; celui de l’hôtel, c’était de la lavasse.
— Allez-y, je vous rejoindrai, j’ai besoin d’aller vérifier quelque chose.
— Tu as besoin d’aller vérifier quelque chose sur la plage ? Si tu es inquiet que la mer soit partie, je te promets qu’elle reviendra ce soir.
— Tu peux me rendre ce petit service sans me prendre pour un imbécile ?
— Et de mauvais poil en plus ! Votre serviteur accompagnera donc Madame, pendant que Monsieur ira compter les coquillages. Dois-je transmettre un message ?
N’écoutant plus les âneries de Luc, je rejoignis Sophie, m’excusai de lui fausser compagnie et promis de les retrouver très vite.
— Où vas-tu ?
— Un souvenir qui m’est revenu, je vous rejoins dans un quart d’heure tout au plus.
— Quel genre de souvenir ?
— Je crois être déjà venu ici, avec ma mère, pour quelques jours qui ont beaucoup compté dans ma vie.
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