— Et tu t’en rends compte seulement maintenant ?

— C’était il y a quatorze ans et je ne suis jamais revenu depuis.

Sophie tourna les talons. Tandis qu’elle s’éloignait au bras de Luc, j’avançai vers la digue.


Le panneau rouillé pendait toujours au bout de sa chaîne.

D’ Accès interdit, on ne pouvait plus lire que les c et les i. Je l’ai enjambé, j’ai poussé la porte en fer dont la serrure rongée par le sel avait disparu depuis longtemps et j’ai monté l’escalier jusqu’au balcon de veille. Les marches semblaient avoir rapetissé, je les croyais plus hautes. J’ai grimpé à l’échelle menant à la coupole, les vitres étaient intactes mais noires de crasse. Je les ai essuyées avec mes poings et j’ai posé mes yeux sur les deux cercles que j’avais fait apparaître, deux cercles comme des jumelles pointées vers mon passé.

Mon pied buta sur quelque chose. Au sol, sous un manteau de poussière, je découvris une caisse en bois. Je me suis agenouillé et l’ai ouverte.

À l’intérieur gisait un très vieux cerf-volant. L’armature était intacte mais la voilure de l’aigle en très mauvais état. J’ai pris l’oiseau dans mes bras et lui ai caressé les ailes avec mille précautions, il semblait si fragile. Puis j’ai regardé au fond de la caisse, et j’en ai eu le souffle coupé. Un long filet de sable formait encore la trace d’un demi-coeur. À côté, se trouvait une feuille de papier roulée en cône. Je l’ai dépliée et j’ai lu : Je t’ai attendu quatre étés, tu n’as pas tenu ta promesse, tu n’es jamais revenu. Le cerf-volant est mort, je l’ai enterré ici, qui sait si un jour tu le trouveras.

Le mot était signé Cléa.


Quarante mètres. Le dévidoir avait été enroulé avec une parfaite minutie. Je redescendis vers la plage, étendis mon aigle sur le sable et en assemblai les bâtonnets de bois. Je vérifiai le noeud qui retenait l’ensemble, déroulai cinq mètres de ligne et me mis à courir contre le vent.

Les ailes de l’aigle se gonflèrent, il partit sur la gauche, vira à droite et se dressa dans le ciel. J’essayais de lui faire faire des

« S » et des « 8 » parfaits mais sa voilure trouée répondait mal à mes commandes. Je lâchai un peu de mou et il s’éleva d’autant. Son ombre zigzaguait sur le sable et, dans sa danse, elle m’enivrait. J’ai entendu ce rire incontrôlable me gagner, un rire qui remontait du plus profond de mon enfance, un rire sans pareil, au timbre de violoncelle.


Qu’était devenue ma confidente d’un été, la petite fille à qui j’avais avoué sans peur tous mes secrets, puisqu’elle ne pouvait pas les entendre ?

J’ai fermé les yeux, nous courions à perdre haleine, entraînés par notre aigle qui nous ouvrait la marche. Tu le faisais voler mieux que personne et, souvent, des promeneurs s’arrêtaient pour admirer ta dextérité. Combien de fois t’ai-je prise par la main à cet endroit même ? Qu’es-tu devenue ? Où vis-tu désormais ? Sur quelle plage vas-tu passer tes étés ?

— À quoi tu joues ?

Je n’avais pas entendu arriver Luc.

— Il joue au cerf-volant, répondit Sophie. Je peux essayer ?

demanda-t-elle en approchant sa main de la poignée.

Elle me la confisqua sans me laisser le temps de réagir. Le cerf-volant fit une pirouette et piqua vers la plage. En heurtant le sable, il se brisa.

— Ah ! désolée, s’excusa Sophie, je ne suis pas très douée.

Je me précipitai vers l’endroit où mon cerf-volant était tombé.

Ses deux suspentes étaient cassées, les ailes brisées, repliées sur le torse. Il avait piètre allure. Je m’agenouillai et le pris entre mes mains.

— Ne fais pas cette tête-là, on dirait que tu vas te mettre à pleurer, me dit Sophie. Ce n’est qu’un vieux cerf-volant, si tu veux on peut aller t’en acheter un tout neuf.

Je n’ai rien répondu. Peut-être parce que lui raconter l’histoire de Cléa aurait été la trahir. C’est sacré, un amour d’enfance, rien ne peut vous l’enlever. Ça reste là, ancré au fond de vous. Qu’un souvenir le libère et il remonte à la surface, même avec les ailes brisées. J’ai replié la voilure et rembobiné le fil. Puis j’ai demandé à Luc et à Sophie de m’attendre et je suis allé le replacer dans son phare. Une fois dans la tourelle, je l’ai déposé dans sa caisse et je lui ai demandé pardon ; je sais, c’est idiot de parler à un vieux cerf-volant, mais c’est comme ça.

J’ai refermé le couvercle de la boîte et je me suis bêtement mis à pleurer, sans pouvoir m’en empêcher.


J’ai rejoint Sophie, incapable de lui parler.

— Tu as les yeux tout rouges, a-t-elle murmuré en me prenant dans ses bras. C’était un accident, je ne voulais pas l’abîmer...

— Je sais, répliquai-je. C’est un souvenir, il dormait là-haut paisiblement, je n’aurais pas dû le réveiller.

— J’ignore de quoi tu me parles, mais cela semble te causer tellement de peine. Si tu voulais te confier, nous pourrions aller marcher un peu plus loin, ce serait bien de passer un moment ensemble, rien que toi et moi. Depuis que nous sommes sur cette plage, j’ai l’impression de t’avoir perdu, tu es ailleurs.

J’ai embrassé Sophie et me suis excusé. Nous avons marché le long de la mer, seuls, côte à côte, jusqu’à ce que Luc nous rejoigne.

Nous l’avons vu arriver de loin, il criait de toutes ses forces pour que nous l’attendions.

Luc est mon meilleur ami ; ce matin-là, j’en ai eu la preuve, une fois de plus.

— Tu te souviens de la fois où tu t’étais cassé la figure à vélo ?

me dit-il en s’approchant, mains dans le dos. Bon, je vais te rafraîchir la mémoire, ingrat que tu es. Ta mère t’avait acheté une bicyclette jaune. J’avais pris mon vieux vélo et nous nous étions attaqués à la côte derrière le cimetière. Quand nous sommes passés devant les grilles, je n’ai jamais su si tu voulais vérifier qu’un fantôme ne nous suivait pas mais tu as tourné la tête et tu t’es payé un nid-de-poule. Tu as fait un magnifique soleil et tu t’es étalé de tout ton long.

— Où veux-tu en venir ?

— Tais-toi et tu verras. Ta roue avant était voilée et ça te mettait dans un état encore pire que celui de tes genoux sanguinolents. Tu n’arrêtais pas de répéter que ta mère allait te tuer. Ton vélo n’avait pas trois jours et si tu le rapportais comme ça chez toi, elle ne te le pardonnerait pas. Elle avait dû faire des heures supplémentaires pour te le payer, c’était une catastrophe.


Le souvenir de cet après-midi me revint en mémoire. Luc avait sorti une clé de la petite trousse à outils accrochée à sa selle et avait échangé nos roues. Celle de son vélo s’ajustait à ma bicyclette. Quand il avait eu fini de la remonter, il me dit que ma mère n’y verrait que du feu. Luc avait fait réparer ma roue par son père et le surlendemain nous avions procédé à l’échange. Ma mère n’y avait vu que du feu.

— Enfin, ça te revient ! Bon, mais je te préviens, c’est la dernière fois, faut que tu te décides à grandir quand même.

Luc fit apparaître ce qu’il tenait caché derrière son dos depuis un moment, il me tendit un cerf-volant tout neuf.

— C’est tout ce que j’ai trouvé au bazar de la plage, et tu as de la chance, le type m’a dit que c’était son dernier, ils ont arrêté d’en vendre depuis longtemps. C’est une chouette, pas un aigle, mais ne fais pas ton difficile, c’est aussi un genre d’oiseau et en plus, ça vole de nuit. Tu es content maintenant ?

Sophie l’a assemblé sur le sable, elle m’a tendu la ficelle et m’a fait signe de le faire décoller. Je me sentais un peu ridicule, mais quand Luc a croisé les bras en tapant du pied, j’ai compris que j’étais mis à l’épreuve, alors je me suis élancé et le cerf-volant s’est élevé dans le ciel.

Celui-là volait parfaitement. Le maniement du cerf-volant, c’est comme le vélo, ça ne s’oublie pas, même si on n’a pas pratiqué depuis des années.

Chaque fois que la chouette faisait des « S » et des « 8 »

parfaits, Sophie applaudissait et chaque fois, j’avais l’impression de lui mentir un peu.


Luc avait sifflé entre ses dents, il me fit signe de regarder vers la jetée. Nos quinze pensionnaires avaient pris place sur le muret en pierre et admiraient les pirouettes aériennes de la chouette.

Nous sommes rentrés à l’hôtel avec eux, l’heure du retour approchait. Je profitai de ce que Luc et Sophie étaient montés faire leurs sacs pour régler la note et le petit supplément pour le ravitaillement de la cuisine dévalisée le matin même.


La patronne encaissa son dû sans broncher et me demanda à voix basse si je pouvais lui obtenir la recette des galettes. Elle l’avait réclamée à Luc, sans succès. Je promis d’essayer de lui arracher son secret et de la lui poster.

Le vieux monsieur qui se tenait droit comme un piquet dans la salle à manger pendant notre petit déjeuner, celui en qui Luc avait vu l’incarnation de Marquès quand il aurait atteint cet âge, vint vers moi.

— Tu t’es bien débrouillé sur la plage, mon garçon, me dit-il.

Je le remerciai de son compliment.

— Je sais de quoi je parle, des cerfs-volants, j’en ai vendu toute ma vie. Dans le temps, je tenais le bazar de la plage.

Qu’est-ce que tu as à me regarder comme ça, on dirait que tu as vu un fantôme ?

— Si je vous disais qu’il y a longtemps vous m’en avez offert un, vous le croiriez ?

— Je crois que ta demoiselle a besoin d’aide, me dit le vieux monsieur en me désignant l’escalier.

Sophie descendait les marches, portant son sac et le mien. Je les lui ôtai des mains et allai les déposer dans le coffre de la voiture. Luc s’installa au volant, Sophie à ses côtés.

— On y va ? me dit-elle.

— Attendez-moi une minute, je reviens tout de suite.

Je me précipitai vers l’hôtel, le vieux monsieur avait regagné son fauteuil dans le salon et regardait la télévision.

— La petite fille muette, vous vous souvenez d’elle ?

Le klaxon de la voiture se fit entendre à trois reprises.

— J’ai l’impression que tes amis sont pressés. Revenez nous voir un jour, nous serons tous heureux de vous accueillir, surtout ton copain, ses galettes ce matin étaient exceptionnelles.

Le bruit du klaxon se fit continu et je m’en allai à contrecoeur, me faisant la promesse, pour la deuxième fois, de revenir un jour dans cette petite station balnéaire.


*

* *


Sophie fredonnait des mélodies sur lesquelles Luc plaquait des paroles en chantant à tue-tête. Vingt fois il me reprocha de ne pas me joindre à eux, vingt fois Sophie lui dit de me laisser tranquille. Après quatre heures de route, Luc s’inquiéta du brusque plongeon de la jauge d’essence, l’aiguille avait piqué d’un coup sur la gauche.

— De deux choses l’une, annonça-t-il d’un ton grave, soit le témoin du réservoir est mort, soit nous allons bientôt devoir pousser.

Vingt kilomètres plus tard, le moteur toussota avant de s’étouffer à quelques mètres de la pompe à essence. En sortant de la voiture, Luc tapota sur le capot et félicita le break de sa prouesse.

Je remplissais le réservoir, Luc était allé acheter de l’eau et des biscuits, Sophie s’approcha et me prit par la taille.

— Tu es plutôt sexy en pompiste, me dit-elle.

Elle m’embrassa dans la nuque avant de rejoindre Luc dans la boutique.

— Tu veux un café ? me demanda-t-elle en se retournant.

Et, avant que j’aie eu le temps de lui répondre, elle me sourit et ajouta :

— Quand tu voudras me dire ce qui ne va pas, je serai là, tout près de toi, même si tu ne t’en rends plus compte.

Nous rencontrâmes la pluie peu de temps après être repartis.

Les essuie-glaces peinaient à la chasser et leur chuintement sur le pare-brise avait quelque chose de lancinant. Nous arrivâmes en ville bien après la nuit tombée. Sophie dormait profondément et Luc hésitait à la réveiller.

— Qu’est-ce qu’on fait ? chuchota-t-il.

— Je ne sais pas ; on se gare et on attend qu’elle se réveille.


— Ramenez-moi chez moi, au lieu de dire des bêtises, murmura Sophie les yeux fermés.

Mais Luc ne l’entendait pas ainsi, il prit le chemin de notre studio. Pas question, décréta-t-il, de céder à la sinistrose des dimanches soir, et par temps de pluie il fallait redoubler de vigilance. Nous allions tous les trois nous attaquer une fois pour toutes à la morosité des fins de week-end. Il nous promettait de préparer des pâtes comme nous n’en avions jamais mangé.

Sophie se redressa et se frotta le visage.

— Va pour les pâtes et après, vous me raccompagnez.

Nous avons dîné assis en tailleur sur le tapis. Luc s’est endormi sur mon lit et Sophie et moi avons fini la nuit chez elle.