Lorsque je me suis réveillé, elle était déjà partie. J’ai trouvé un petit mot dans la cuisine, posé contre un verre à côté d’un couvert de petit déjeuner.
Merci de m’avoir emmenée voir la mer, merci pour ces deux jours improvisés. Je voudrais savoir te mentir, te dire que je suis heureuse et que tu me croies, mais je n’y arrive pas. Ce qui me fait le plus mal c’est de te voir si seul quand tu es avec moi.
Je ne t’en veux pas, mais je n’ai rien fait pour mériter de rester derrière la porte. Je te trouvais plus séduisant quand nous étions amis. Je ne veux pas perdre mon meilleur ami, j’ai trop besoin de sa tendresse, de sa sincérité. Il faut que je te retrouve tel que tu étais.
Plus tard, à la cafétéria, tu me raconteras tes journées, je te raconterai les miennes et notre complicité renaîtra, là où nous l’avions abandonnée. Un peu plus tard... nous y arriverons, tu verras.
En partant, laisse la clé sur la table.
Je t’embrasse,
Sophie.
J’ai replié le mot et l’ai mis dans ma poche. J’ai récupéré dans sa commode les quelques affaires qui m’appartenaient, sauf l’une de mes chemises sur laquelle elle avait épinglé une petite note : « Pas celle-là, elle est à moi, maintenant. »
J’ai laissé la clé de son studio où elle me l’avait demandé et je suis parti, persuadé d’être le dernier des imbéciles ou peut-être le premier.
*
* *
Le soir, j’ai tenté de joindre ma mère au téléphone, j’avais besoin de lui parler, de me confier à elle, d’entendre sa voix. Le téléphone a sonné dans le vide. Elle m’avait pourtant dit qu’elle partait en voyage. J’avais oublié la date de son retour.
10.
Trois semaines s’étaient écoulées. Lorsque nous nous croisions à l’hôpital, Sophie et moi ressentions une certaine gêne, même si nous faisions comme si de rien n’était. Un fou rire idiot fit renaître notre amitié. Nous nous trouvions dans le jardin de l’hôpital, profitant tous deux d’un moment de répit, Sophie me racontait une mésaventure arrivée à Luc. Deux blessés avaient été amenés en même temps aux Urgences. Luc faisait la course avec son brancard pour conduire le sien en premier au bloc opératoire. Au détour d’un couloir, il avait dû faire un brusque écart pour éviter l’infirmière en chef, et le patient avait glissé de la civière. Luc s’était jeté à terre pour amortir sa chute, opération réussie, mais le brancard lui avait roulé sur la figure. Il avait hérité de trois points de suture au front.
— Ton meilleur ami a été très courageux. Bien plus que toi le jour où tu t’es ouvert le doigt avec un scalpel en salle de dissection, avait-elle ajouté.
J’avais oublié cet épisode de notre première année d’études.
Je compris enfin comment Luc s’était fait cette blessure que j’avais constatée la veille. Il avait voulu me faire croire à une histoire de portes battantes prises en pleine figure. Sophie me fit jurer de ne pas lui révéler qu’elle avait vendu la mèche. Après tout, puisque c’était elle qui l’avait recousu, il était de fait son patient et elle était tenue au secret médical.
Je promis de ne pas la trahir. Sophie se leva, elle devait reprendre son service, je la rappelai pour lui faire à mon tour une confidence au sujet de Luc.
— Tu ne lui es pas insensible, tu sais ?
— Je sais, me dit-elle en s’éloignant.
Le soleil diffusait une douce chaleur, le temps de ma pose n’était pas encore totalement passé, je décidai de m’attarder un peu.
La petite fille à la marelle entra dans le jardin. Derrière les vitres du couloir, ses parents s’entretenaient avec le chef du service d’hématologie. La gamine avança vers moi, à sa façon de faire un pas en avant, un pas de travers, je devinai qu’elle cherchait à attirer mon attention. Quelque chose lui brûlait les lèvres.
— Je suis guérie, me confia-t-elle fièrement.
Combien de fois avais-je vu cette petite fille jouer dans le jardin de l’hôpital sans jamais me soucier du mal dont elle souffrait ?
— Je vais pouvoir rentrer chez moi.
— J’en suis très heureux pour toi, même si tu vas un peu me manquer. J’avais pris l’habitude de te voir jouer dans ce jardin.
— Et toi, tu vas bientôt pouvoir rentrer chez toi aussi ?
Juste après m’avoir dit cela, la petite fille éclata de rire, un rire au timbre de violoncelle.
Il est des petites choses que l’on laisse derrière soi, des moments de vie ancrés dans la poussière du temps. On peut tenter de les ignorer, mais ces petits riens mis bout à bout forment une chaîne qui vous raccroche au passé.
Luc avait préparé à dîner. Il m’attendait, affalé dans le fauteuil. En arrivant dans le studio, je me penchai sur sa blessure.
— Ça va, arrête de jouer au toubib, je sais que tu sais, dit-il en repoussant ma main. Alors vas-y, je te laisse cinq minutes pour te moquer de moi et après on passe à autre chose.
— La voiture qu’on a prise pour partir en week-end, tu m’aiderais à la louer ?
— Tu vas où ?
— Je voudrais retourner au bord de la mer.
— Tu as faim ?
— Oui.
— Tant mieux, parce que si tu veux que je te fasse quelque chose à manger, tu vas me dire pourquoi tu veux retourner là-
bas. Si tu préfères jouer les grands mystérieux, la station-service est encore ouverte. À cette heure-ci, avec un peu de chance, tu trouveras un sandwich.
— Qu’est-ce que tu veux que je te dise ?
— Ce qui t’est arrivé sur cette plage, parce que mon meilleur ami me manque. Tu as toujours été un peu ailleurs. J’en ai toujours pris mon parti, mais là, je t’assure, c’est plus supportable. Tu avais la fille la plus formidable qui soit et tu as été tellement crétin que, depuis ce fameux week-end, elle aussi est ailleurs.
— Tu te souviens de ces vacances où ma mère m’avait emmené au bord de la mer ?
— Oui.
— Tu te souviens de Cléa ?
— Je me souviens qu’à la rentrée tu me disais que désormais tu te moquais bien d’Élisabeth, que tu avais rencontré l’âme soeur, qu’elle serait un jour la femme de ta vie. Mais nous étions des gosses, tu t’en souviens aussi ? Tu crois qu’elle t’a attendu dans cette station balnéaire ? Reviens sur terre, mon vieux. Tu t’es conduit comme un imbécile avec Sophie.
— Ça doit t’arranger, non ?
— Cette pique est supposée vouloir dire quelque chose ?
— Je te demandais juste un tuyau pour louer une voiture.
— Tu la trouveras vendredi soir garée dans la rue, je te laisserai les clés sur le bureau. Il y a un gratin dans le frigo, tu n’as plus qu’à le réchauffer. Bonne nuit, je vais faire un tour.
La porte du studio se referma. Je m’approchai de la fenêtre pour appeler Luc et m’excuser. J’eus beau crier son nom, il ne se retourna pas et disparut au coin de la rue.
*
* *
Je m’étais arrangé pour prendre ma garde le vendredi afin d’être libéré dès les premières heures du samedi. Je rentrai chez moi au petit matin et trouvai les clés du break, comme Luc me l’avait promis.
Le temps de me glisser sous la douche et de me changer, je pris la route en fin de matinée. Je ne m’arrêtai que pour refaire le plein. La jauge avait bel et bien rendu l’âme et je devais faire des calculs de consommation moyenne afin d’estimer le moment où il faudrait ravitailler la voiture en essence. Au moins, cet exercice m’occupait. Depuis que j’étais parti, j’avais la désagréable sensation de sentir les ombres de Luc et de Sophie sur la banquette arrière.
J’arrivai devant la pension de famille en début d’après-midi.
La gérante fut étonnée de ma visite. Elle était désolée, la chambre que nous occupions avait trouvé un nouveau locataire et elle n’en avait aucune autre de libre. Je n’avais pas l’intention de passer la nuit ici. Je lui expliquai être revenu le temps de m’entretenir avec l’un de ses pensionnaires, un vieux monsieur qui se tenait très droit et à qui je voulais poser une question.
— Vous avez fait toute cette route pour lui poser une question ! Vous savez que nous avons le téléphone ? M. Morton est resté debout toute sa vie derrière le comptoir de son bazar, voilà pourquoi il se tient toujours si droit. Vous le trouverez dans le salon, il y passe la plupart de ses après-midi, il ne sort presque jamais.
Je remerciai la gérante, m’approchai de M. Morton et m’assis devant lui.
— Bonjour, jeune homme, que puis-je faire pour vous ?
— Vous ne vous souvenez pas de moi ? Je suis venu il y a quelque temps, en compagnie d’une jeune femme et de mon meilleur ami.
— Ça ne me dit rien, quand cela, dites-vous ?
— Il y a trois semaines, Luc vous avait cuisiné des galettes pour le petit déjeuner, vous en aviez raffolé.
— J’aime beaucoup les galettes, enfin, j’aime toutes les sucreries. Vous êtes qui, déjà ?
— Souvenez-vous, je faisais voler un cerf-volant sur la plage, vous m’avez dit que je me débrouillais plutôt bien.
— Des cerfs-volants, j’en vendais dans le temps, vous savez.
C’est moi qui tenais le bazar de la plage. Je vendais aussi des tas d’autres articles, des bouées, des cannes à pêche... y a rien à pêcher par ici mais j’en vendais quand même, des crèmes solaires aussi. J’en ai vu des baigneurs dans ma vie, de toutes sortes... Bonjour, jeune homme, qu’est-ce que je peux faire pour vous ?
— Lorsque j’étais enfant, je suis venu passer une dizaine de jours ici. Une petite fille jouait avec moi, je sais qu’elle venait tous les étés, ce n’était pas une petite fille comme les autres, elle était sourde et muette.
— Je vendais aussi des parasols et des cartes postales, on m’en chapardait beaucoup trop alors j’ai arrêté les cartes postales. Je m’en apercevais parce qu’à la fin de la semaine j’avais toujours des timbres en trop. Ce sont les gosses qui me les volaient...
Bonjour, jeune homme, que puis-je faire pour vous ?
Je désespérais d’arriver à mes fins, quand une dame d’un certain âge s’approcha.
— Vous n’en tirerez rien aujourd’hui, ce n’est pas un bon jour pour lui. Hier il était plus lucide, ça va ça vient, il n’a plus toute sa tête. La petite fille, je sais de qui il s’agit, j’ai toute ma mémoire, moi. C’est de la petite Cléa que vous parlez, je la connaissais bien, mais vous savez, elle n’était pas sourde.
Et, devant mon air ahuri, la dame continua.
— Je vous raconterais bien tout ça mais j’ai faim et je n’arrive pas à parler l’estomac vide. Si vous m’emmeniez prendre un thé à la pâtisserie, nous pourrions discuter. Voulez-vous que j’aille chercher ma gabardine ?
J’aidai la vieille dame à mettre son manteau et nous marchâmes à son pas jusqu’à la pâtisserie. Elle s’installa en terrasse et me demanda une cigarette. Je n’en avais pas. Elle croisa les bras et regarda fixement le bureau de tabac sur le trottoir d’en face.
— Des blondes feront l’affaire, me dit-elle.
Je revins avec un paquet et des allumettes.
— Je serai médecin à la fin de l’année, lui dis-je en les lui remettant. Si mes professeurs me voyaient vous donner ça, j’en prendrais pour mon grade.
— Si vos professeurs perdaient leur temps à surveiller ce que nous faisons dans ce trou perdu, je vous recommanderais vivement de changer d’école, répondit-elle en faisant craquer une allumette. Quant au temps, pour ce qui m’en reste, je me demande bien pourquoi on fait tout pour nous emmerder.
Interdit de boire, interdit de fumer, interdit de manger trop gras ou trop sucré, à force de vouloir nous faire vivre plus longtemps, c’est le goût de vivre qu’ils vont nous enlever, tous ces savants qui pensent à notre place. Qu’est-ce qu’on était libre quand j’avais votre âge, libre de se tuer plus vite certes, mais de vivre aussi. Alors je vais profiter de votre charmante compagnie pour défier la médecine, et si vous n’y voyez pas trop d’inconvénients je ne serais pas contre un bon baba au rhum.
Je commandai un baba au rhum, un éclair au café et deux chocolats chauds.
— Ah la petite Cléa, tu parles si je m’en souviens. Je tenais la librairie à l’époque. Vous voyez, les commerçants, c’est comme ça que ça finit. On sert les gens pendant des années et le jour de la retraite plus personne ne vient vous voir. J’en ai donné des bonjours, des mercis, des au revoir. Depuis deux ans que j’ai lâché mon comptoir, pas une seule visite. Dans un bled de cette taille... Vous croyez qu’ils pensent que je suis partie sur la lune ?
La petite Cléa, elle était bien gentille. J’en ai vu aussi des gosses mal élevés ; remarquez, les enfants mal élevés ne le sont jamais autant que leurs parents. Elle, j’aurais pu lui pardonner de ne pas dire merci, au moins elle avait une bonne excuse, eh bien figurez-vous qu’elle l’écrivait. Elle venait souvent à la librairie, elle regardait les livres, en choisissait un et s’asseyait dans un coin pour le lire. Mon mari l’aimait bien cette petite, il lui mettait des livres de côté, rien que pour elle. Quand elle repartait, elle sortait un petit papier de sa poche où elle avait griffonné un « Merci madame, merci monsieur ». Incroyable, d’imaginer qu’elle n’était ni vraiment sourde ni muette. Eh oui, la petite Cléa était atteinte d’une forme d’autisme, c’est dans sa tête que ça bloquait. Elle entendait tout, seulement les mots ne voulaient pas sortir, et savez-vous ce qui l’a libérée de sa prison ? La musique, figurez-vous. C’est une histoire belle et triste à la fois.
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