« Vous vous demandez si je n’ai pas inventé tout ça pour que vous m’offriez un paquet de cigarettes et un baba au rhum ?
Rassurez-vous, je n’en suis pas là, tout du moins pas encore.
Dans quelques années peut-être, mais si cela devait arriver j’aimerais mieux que Dieu m’ait ôté la vie avant. Je ne veux pas devenir comme le marchand du bazar. Oh lui, ce n’est pas sa faute, moi aussi j’aurais perdu la tête à sa place. Quand vous avez trimé toute votre vie pour élever vos enfants et qu’aucun d’eux ne vient jamais vous voir ou ne trouve le temps de vous appeler, il y a de quoi vous rendre fou, de quoi vouloir effacer tous les souvenirs de votre mémoire. Mais c’est la petite Cléa qui vous préoccupe, pas le marchand du bazar. Tout à l’heure, je vous parlais de l’ingratitude des clients, de ces gens qu’on a servis toute une vie et qui font semblant de ne pas vous reconnaître au marché, eh bien, je n’aurais pas dû généraliser.
Le jour où on a porté mon mari en terre, elle était là.
Parfaitement, comme je vous le dis, elle est venue toute seule.
Je ne l’avais pas reconnue, à ma décharge elle a beaucoup grandi, comme vous d’ailleurs. Je sais qui vous êtes vous aussi, le petit garçon au cerf-volant ! Je le sais parce que chaque année, dès que la petite Cléa arrivait dans la station, elle venait me voir et me tendait un papier pour me demander si le garçon au cerf-volant était revenu. C’est bien vous, non ? Le jour de l’enterrement de mon mari, elle se tenait à l’arrière du cortège, toute fine, toute discrète. Je me demandais qui elle était, alors imaginez ma surprise quand elle s’est penchée à mon oreille et m’a dit : « C’est moi, c’est Cléa, je suis désolée, madame Pouchard, je l’aimais beaucoup votre mari, il a été si gentil avec moi. » J’avais déjà les larmes aux yeux, eh bien ça les a fait monter d’un cran ; tiens, rien que de vous en reparler ça m’émeut encore.
Mme Pouchard s’essuya les yeux d’un revers de la main, je lui tendis un mouchoir.
— Elle m’a prise dans ses bras et puis elle est repartie. Trois cents kilomètres de route à l’aller, trois cents au retour, juste pour venir rendre hommage à mon époux. Elle est concertiste, votre Cléa. Ah, je raconte tout dans le désordre, je suis désolée.
Attendez, laissez-moi reprendre là où j’en étais. L’été où vous n’êtes plus revenu, la petite Cléa a demandé à ses parents quelque chose de terrible, elle voulait se mettre au violoncelle.
Imaginez la tête de sa mère ! Vous rendez-vous compte du chagrin que ça lui a fait ? Votre enfant sourde qui veut devenir musicienne, c’est comme si vous aviez mis au monde un cul-de-jatte qui voudrait être funambule. À la librairie, elle ne choisissait plus que des livres sur la musique, et chaque fois que ses parents venaient la chercher, ça les chamboulait un peu plus. C’est le papa de Cléa qui a trouvé le courage, il a dit à sa femme : « Si c’est ce qu’elle veut, on trouvera un moyen d’y arriver. » Ils l’ont inscrite dans une école spécialisée, avec un professeur qui fait écouter les vibrations de la musique aux enfants en leur mettant des écouteurs sur le cou. Ah, je vous demande bien où s’arrêtera le progrès. D’habitude, je suis plutôt contre, mais là, je dois reconnaître que c’était utile. Le professeur de Cléa a commencé à lui faire apprendre les notes sur les partitions, et c’est là que le miracle s’est produit. Cléa, qui n’avait jamais répété un mot correctement, a prononcé
« Do, ré, mi, fa, sol, la, si, do » tout à fait normalement. La gamme lui est sortie de la bouche comme un train d’un tunnel.
Et je peux vous dire que ce sont ses parents qui pour le coup en sont restés muets. Cléa apprenait la musique, elle se mettait à chanter et les paroles se sont greffées aux notes. C’est le violoncelle qui l’a sortie de sa prison, une évasion au violoncelle, c’est quand même pas donné à tout le monde !
Mme Pouchard a tourné sa cuillère dans son chocolat chaud, elle a trempé ses lèvres dans sa tasse et l’a reposée. Nous nous sommes tus quelques instants, tous deux perdus dans nos souvenirs.
— Elle est entrée au Conservatoire national, c’est là qu’elle étudie. Si vous voulez la retrouver, à votre place je commencerais par aller voir là-bas.
J’ai fait une provision de sablés et de chocolats pour Mme Pouchard, nous avons traversé la rue pour lui acheter une cartouche de cigarettes et je l’ai raccompagnée à sa pension de famille. Je lui ai promis de revenir la voir aux beaux jours et de l’emmener se promener sur la plage. Elle m’a conseillé d’être prudent sur la route et de mettre ma ceinture. À mon âge, a-telle ajouté, ça valait quand même la peine de faire un peu attention à soi.
Je suis reparti à la tombée du jour et j’ai roulé une bonne partie de la nuit, je suis arrivé juste à temps pour rendre la voiture et prendre mon tour de garde.
*
* *
De retour en ville, j’ai troqué ma blouse blanche contre l’habit de détective. Le conservatoire ne se situait pas tout près de l’hôpital mais je pouvais y aller en métro, il n’y avait que deux changements pour arriver place de l’Opéra. Le conservatoire se trouvait juste derrière. Le problème, c’était mes horaires. Les examens de fin de semestre approchaient : entre les révisions et mes gardes, les seuls moments de liberté dont je disposais étaient bien trop tard. Je dus attendre dix jours pour pouvoir m’y rendre avant l’heure de la fermeture, et les portes fermaient quand j’y arrivai, essoufflé d’avoir couru à perdre haleine dans les couloirs du métro. Le gardien me pria de revenir le lendemain, je le suppliai de me laisser entrer, je devais absolument rejoindre le secrétariat.
— Il n’y a plus personne à cette heure-là, si c’est pour déposer un dossier d’admission, il faudra revenir avant 17 heures.
Je lui avouai que je n’étais pas venu pour cela. J’étais étudiant en médecine et ma présence ici n’avait d’autre raison que l’espoir de retrouver une jeune femme pour qui la musique comptait beaucoup. Le conservatoire était la seule piste dont je disposais, mais il fallait que quelqu’un veuille bien me renseigner.
— Vous êtes en quelle année de médecine ? me demanda le gardien.
— À quelques mois de mon internat.
— À quelques mois de son internat, on est assez qualifié pour jeter un coup d’oeil à une gorge ? Depuis deux jours, la mienne me brûle quand j’avale et je n’ai pas le temps ni les moyens d’aller voir un médecin.
J’acceptai bien volontiers de l’ausculter. Il me laissa entrer et la consultation se fit dans son bureau. En moins d’une minute je diagnostiquai une angine. Je lui proposai de passer me voir le lendemain aux Urgences, je lui remettrais une ordonnance et il pourrait aller retirer des antibiotiques à la pharmacie de l’hôpital. Ce service rendu, le gardien me demanda le nom de celle que je cherchais.
— Cléa, lui dis-je.
— Cléa comment ?
— Je ne connais que son prénom.
— Vous plaisantez, j’espère.
L’expression de mon visage indiquait le contraire.
— Écoutez, docteur, j’aimerais beaucoup vous aider à mon tour mais comprenez que cet établissement accueille deux cents élèves à chaque rentrée, certains ne restent que quelques mois, d’autres y poursuivent leurs études plusieurs années, et quelques-uns entrent même dans les différentes formations musicales qui dépendent du conservatoire. Ne serait-ce que sur les cinq dernières années, près de mille personnes ont été recensées dans nos registres, et le classement ne se fait pas par les prénoms mais par les noms de famille. Ce serait un travail de fourmi que de retrouver votre... comment s’appelle-t-elle déjà ?
— Cléa.
— Oui, mais hélas, Cléa sans nom... je ne peux rien faire pour vous, j’en suis désolé.
Je repartais aussi dépité que j’avais pu être heureux quand le gardien avait consenti à m’ouvrir sa porte.
Cléa sans nom. Voilà ce que tu étais dans ma vie, une petite fille de mon enfance, devenue femme aujourd’hui, un souvenir complice, un voeu que le temps n’avait pas exaucé. En marchant dans les couloirs du métro je te revoyais courir devant moi sur la digue, tirant ce cerf-volant qui tournoyait dans les airs ; Cléa sans nom, mais qui faisait des « 8 » et des
« S » parfaits dans le ciel. La petite fille au rire de violoncelle, dont l’ombre m’avait appelé à l’aide sans trahir son secret ; Cléa sans nom mais qui m’avait écrit : Je t’ai attendu quatre étés, tu n’as pas tenu ta promesse, tu n’es jamais revenu.
De retour chez moi, je retrouvai Luc qui faisait toujours la tête. Il me demanda pourquoi j’avais une mine aussi blafarde.
Je lui racontai ma visite au conservatoire et pourquoi j’avais fait chou blanc.
— Tu vas rater tes examens si tu continues. Tu ne penses plus qu’à cela, qu’à elle. Tu perds la boule, à poursuivre un fantôme, mon vieux.
Je l’accusai d’exagérer.
— J’ai fait un peu de ménage pendant que tu allais perdre ton temps. Tu sais combien de feuilles j’ai trouvées dans la corbeille à papier ? Des dizaines, et ce ne sont ni des résumés de cours, ni des formules de chimie mais des visages dessinés, toujours le même. Tu as un joli coup de crayon, tu ferais mieux d’utiliser tes talents pour faire des croquis d’anatomie. As-tu au moins pensé à dire à ce gardien que ta Cléa étudiait le violoncelle ?
— Non, je n’y ai pas pensé.
— Et abruti en plus ! grommela Luc en se laissant choir dans le fauteuil.
— Comment as-tu appris que Cléa jouait du violoncelle, je ne te l’ai jamais dit ?
— Dix jours que je suis réveillé par Rostropovitch, que je dîne avec Rostropovitch et me couche en entendant du Rostropovitch. On ne se parle plus, le violoncelle a remplacé nos conversations, et tu me demandes comment j’ai deviné ! Et quand bien même tu retrouverais cette Cléa, qui te dit qu’elle te reconnaîtrait ?
— Si elle ne me reconnaissait pas, je me résignerais.
Luc me regarda un instant et, soudain, tapa du poing sur le bureau.
— Jure-le-moi ! Jure-le sur ma tête, non, mieux encore, jure-moi sur notre amitié que si vous vous croisiez et qu’elle ne te reconnaissait pas tu tirerais un trait sur cette fille une fois pour toutes et que tu redeviendrais immédiatement celui que j’ai connu.
J’acquiesçai d’un mouvement de tête.
— Je ne travaille pas demain, je passerai à l’hôpital chercher les antibiotiques et j’irai les porter de ta part au gardien du conservatoire, j’en profiterai pour essayer d’en savoir plus, promit Luc.
Je le remerciai et lui proposai de l’emmener dîner. Nos moyens étaient restreints, mais au restaurant, aussi modeste soit-il, nous n’entendrions plus le violoncelle.
Nous avons échoué dans un bistrot de quartier. Nous sommes rentrés un peu plus qu’éméchés et, alors que Luc s’asseyait sur un banc parce que la tête lui tournait, il me confia son embarras. Il avait fait une gaffe, me dit-il, jurant aussitôt qu’il ne l’avait pas fait exprès.
— Quel genre de gaffe ?
— J’ai déjeuné avant-hier à la cafétéria, Sophie s’y trouvait et je me suis assis à sa table.
— Et ?
— Et elle m’a demandé comment tu allais.
— Qu’as-tu répondu ?
— Que tu allais aussi mal que possible. Et, comme elle s’inquiétait, j’ai voulu la rassurer. Je crois avoir laissé échapper un mot ou deux sur tes préoccupations.
— Tu ne lui as tout de même pas parlé de Cléa ?
— Je n’ai pas donné son nom, mais je me suis très vite rendu compte que j’en avais trop dit. J’ai pu laisser entendre que tu t’étais mis en tête de retrouver ton âme soeur. J’ai tout de suite ajouté, en rigolant, que tu avais douze ans quand tu l’avais rencontrée.
— Comment Sophie a-t-elle réagi ?
— Comme Sophie réagit à tout, tu es censé la connaître mieux que moi. Elle a dit qu’elle espérait que tu serais heureux, que tu le méritais, que tu étais un type formidable. Je suis désolé, je n’aurais pas dû. Mais ne va pas t’imaginer que j’ai fait cette bourde avec une idée derrière la tête. Je n’ai pas cette intelligence-là. J’étais juste en colère contre toi et j’ai baissé ma garde.
— Pourquoi étais-tu en colère contre moi ?
— Parce que Sophie était sincère en me disant cela.
J’ai pris Luc sous mon épaule pour l’aider à remonter l’escalier. Je l’ai couché dans mon lit, il était ivre mort, et je me suis allongé sur sa couette sous la fenêtre de notre studio.
*
* *
Luc tint sa promesse. Le lendemain de notre beuverie, en dépit d’une gueule de bois persistante, il vint me voir à l’hôpital, récupéra les antibiotiques à la pharmacie et se rendit au conservatoire. Le don qu’a Luc pour s’attirer la sympathie de ceux dont il espère quelque chose reste un mystère pour moi.
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